Benjamin Péret (Mexico, 1945)
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Il suffit de tenir entre ses mains les sept tomes de l’édition de ses œuvres complètes (parues aux éditions José Corti), de considérer la richesse foisonnante de leur contenu (des recueils de poèmes, des volumes de contes, de nombreux essais, deux anthologies : l’une sur l’amour sublime, l’autre sur les mythes, légendes et contes populaires d’Amérique) pour réaliser ce que fut sa vie, périlleuse, passionnée, mais aussi nomade et sans le sou. On ne peut, alors, que lui tirer son chapeau : comment s’y est-il pris, le bougre ?
La compromission, voilà l’ennemi. Benjamin Péret n’en fait pas. Jamais. Quitte à se fâcher avec les siens. D’où une vie marquée par les mises au ban et les ruptures. Proche du trotskisme depuis la fin des années 1920, Benjamin Péret n’en devient pas pour autant militant docile, le doigt sur la couture du pantalon. Quand en février 1932, la direction de la Ligue communiste conditionne son adhésion à une rupture avec le mouvement surréaliste, il l’envoie paître. Il n’adhère pas, voilà tout. Même chose quand il rejoint les forces du POUM, parti marxiste anti-stalinien, dans l’Espagne révolutionnaire de 1936 : pas question de perdre son précieux regard critique. Il rompt d’ailleurs avec ce parti quelques mois plus tard, écrivant : « Il s’est avéré que toute collaboration avec le POUM était impossible. Ils voulaient bien accepter des gens à leur droite, mais pas à leur gauche… Bureaucratisation ultrarapide de tous les organismes et fonctionnarisme scandaleux. » Et d’intégrer pour une brève période le bataillon Nestor-Makhno de la colonne Durruti, avant de quitter l’Espagne en avril 1937.
Les uniformes, il les conchie pareillement. Un rejet qui remonte à sa prime jeunesse. Quand la Première Guerre mondiale éclate, sa mère l’oblige à s’engager comme simple soldat. Péret déteste. Et résume cet épisode militaire de quelques mots lapidaires : « Un véritable bagne, exactement comme la prison [sauf que] l’état militaire, bien qu’exécrable, reste préférable à celui de prisonnier. » Quelques années plus tard, en mai 1921, il participe au procès Barrès, organisé par Breton. Il y incarne le Soldat inconnu. Énorme scandale chez les patriotards de tout poil.
Plus tard, de 1929 à 1931, Péret part au Brésil avec sa compagne, Élisa Houston, une jeune cantatrice brésilienne. Il y milite, inscrit dans les luttes et les mouvements. Et met en place avec ses amis locaux ce qui va devenir la section brésilienne de l’Opposition internationale de gauche (trotskyste). Il vit alors du métier de correcteur tout en donnant des conférences sur le surréalisme. Il a désormais un enfant à charge, la survie est rude. Et devient franchement compliquée quand il décide de se lancer dans l’écriture d’un livre, Amiral noir, qui se veut une étude sur la mutinerie en 1910 de marins (noirs) dans la baie de Guanabara. Accusé de violer des secrets défense et repéré pour ses activités politiques, Péret est expulsé du Brésil en décembre 1931.
Retour en Europe. Où le militarisme se rappelle bientôt à son mauvais souvenir – il arrive que l’armée vous rattrape par le petit bout de l’uniforme. Quand le continent plonge dans la Seconde Guerre mondiale, Péret se retrouve ainsi mobilisé. Le voilà affecté à Nantes, au service chargé « du recensement des suspects ». Il s’en donne à cœur joie en faisant disparaître du fichier des subversifs les noms de tous les camarades, qu’il remplace par des patronymes de curés. En mai 1940, il est incarcéré quelques mois à la prison de Rennes, pour reconstitution de ligue dissoute. Il en est libéré en payant une rançon aux nazis, puis prend la tangente pour le Mexique, via Marseille.
Au Mexique, où il passe six ans, Péret mène une existence proche du dénuement, seulement aidé par ses amis mexicains peintres et poètes. Ce qui ne l’empêche pas de mettre la dernière main en 1945 à son Déshonneur des poètes, réponse cinglante à une brochure parue à Paris pendant l’occupation, intitulée L’honneur des poètes. Y figuraient en bonne place les noms de ses anciens amis surréalistes, Aragon et Éluard : « Pas un de ces poèmes ne dépasse le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique », écrit-il.
Du même élan, il s’en prend violemment au nationalisme, au patriotisme et au lyrisme chrétien qui émanent de la brochure : « Pour nous surréalistes, le poète authentique est, de nos jours plus que jamais, révolutionnaire de tempérament ou perd sa qualité de poète (par exemple, Éluard, devenu camelot du stalinisme). Son domaine est la poésie. Est-ce à dire qu’il doit se désintéresser du monde dont il est un élément essentiellement subversif ? Je suis pour ma part persuadé du contraire. » L’establishment intellectuel, dominé par les intellectuels staliniens, « auréolés » de leur action dans la Résistance, ne lui pardonnera jamais ce violent brûlot, et contribuera largement à maintenir une chape de silence sur l’œuvre de Péret. La publication du texte « Les Syndicats contre la révolution », paru dans Le Libertaire en 1952, n’arrange pas les choses : véritable charge contre la corruption naturelle du syndicalisme, qui reproduit les hiérarchies, fige la lutte dans le bureaucratisme et autorise toutes les médiocres ambitions – le texte ne laisse pas grand monde indemne.
Dernier jalon du parcours de Péret : le rapport aux mythes. Chaque fois qu’il se rend au Mexique ou au Brésil, c’est aussi en tant que surréaliste. C’est-à-dire en tant que poète, fort de sa conviction poétique. C’est aussi cela qui le rend irréductible. Son séjour au Mexique est ainsi pour lui un véritable voyage d’initiation. Dès 1942, il se lance dans la rédaction de l’Anthologie des mythes et légendes et contes populaires d’Amérique, qu’il ne finit que treize ans plus tard, peu de temps avant sa mort. C’est dans la préface à cet ouvrage, connue séparément, sous le nom de « La parole est à Péret », qu’il formule le plus clairement le rapport qu’il établit entre le mythe et la poésie : « Le merveilleux, je le répète, est partout de tous les instants. C’est, ce devrait être la vie elle-même, à condition cependant de ne pas rendre cette vie délibérément sordide comme s’y ingénie cette société avec son école, sa religion, ses tribunaux, ses guerres, ses occupations et libérations, ses camps de concentration et son horrible misère matérielle et intellectuelle. »
Benjamin Péret s’éteint le 18 septembre 1959. Sur sa tombe, à côté de celle de son ami André Breton, on peut lire : « Je ne mange pas de ce pain-là. »