Dossier : Parmi les Kurdes

La marche Kurde

Alors que Kobané, ville symbole de la résistance kurde contre Daesh est enfin libérée, la justice française vient de condamner des militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) chargés de collecter des fonds pour la lutte contre ces mêmes ennemis de la France. Une contradiction majeure qui fait écho à celle assumée par le Congrès américain qui, fin 2014, rayait de la liste des organisations terroristes deux partis kurdes irakiens, le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani et celui de l’Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani, tout en maintenant sur cette même liste le PKK dont la zone d’influence est turque et le Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie. Cet imbroglio diplomatique est tout entier lié à la pression colossale exercée par la Turquie, pilier de l’Otan, contre l’équipement militaire des résistants kurdes au Rojava. Dans le numéro de novembre (CQFD n°126), nous nous entretenions avec Aydin, un militant kurde de Marseille, sur la situation au Rojava ; nous proposons ici un nouvel éclairage sur le PKK, à travers un entretien avec le chercheur Olivier Grojean, spécialiste des mobilisations et du transnational à l’université d’Aix-Marseille, et des extraits des reportages exceptionnels du photographe Yann Renoult parmi les combattants et combattantes kurdes.
Photographies de Yann Renoult.

CQFD : Dans un article intitulé « La production de l’Homme nouveau au sein du PKK1 », vous mettiez en relief les structures de discipline et d’endoctrinement ainsi que le culte de la personnalité autour d’Öcalan dans l’organisation kurde des années 1980-1990 ? Qu’est-ce qui a changé depuis son arrestation par les Turcs en 1999 ?

Olivier Grojean : En ce qui concerne la figure d’Öcalan, elle est sans doute encore plus centrale qu’auparavant. Non pas que d’autres revendications n’aient pas été émises concernant l’enseignement en kurde, la répression du mouvement kurde, ou plus récemment la bataille de Kobane, mais la figure d’Öcalan est réellement le point de convergence de toutes les luttes actuelles. Au début des années 2000, de nombreux cadres du BDP (Parti de la paix et de la démocratie, parti légal pro-kurde de Turquie) auraient sans doute aimé pouvoir tourner la page Öcalan ; de fait, celui-ci sert aujourd’hui de point de ralliement, permettant de distinguer ceux qui sont pour la cause du PKK de ceux qui sont contre elle. Le critiquer reste donc totalement impossible au sein du parti et de sa mouvance.

Cela signifie-t-il que le parti est toujours aussi coercitif vis-à-vis de ses militants et sympathisants ? En fait, le PKK et Öcalan ont gagné une légitimité telle qu’ils ont aujourd’hui moins besoin de recourir à la discipline afin d’imposer leurs revendications, leurs normes de comportements, ou leurs règles de vie. Il est nécessaire de bien comprendre que le PKK est aujourd’hui davantage une mouvance qu’une organisation clandestine très fermée. Si la branche politique et les multiples associations qui la soutiennent sont aujourd’hui beaucoup moins encadrées, les branches militaires, masculine ou féminine, sont toujours des organisations armées, en guerre contre l’état turc et l’état islamique, et donc soumises, comme toute organisation militaire, à une discipline de fer.

Au milieu des années 2000, la pensée d’Öcalan semble prendre un virage, abandonnant le marxisme-léninisme pour adopter le concept de « confédéralisme démocratique ». Comment comprendre cette évolution ?

C’est vrai que la plupart des observateurs tendent à situer une rupture idéologique au début ou au milieu des années 2000. Je serais quant à moi plus nuancé, tant sur l’idée de rupture que sur l’année où elle interviendrait. Je crois tout d’abord que le marxisme-léninisme du PKK a subi de profondes transformations à partir du milieu des années 1980, avec de nombreuses références à la « production de soi », à l’« émancipation individuelle », à l’« humanisation ». Il s’agit alors pour un militant de se désaliéner de sa mentalité turque afin de devenir un « vrai Kurde », un homme nouveau. Puis, au début des années 1990, suite à la chute de l’Union soviétique mais aussi à l’élargissement des mobilisations à de nouvelles franges de la population, on observe à nouveau une mutation des discours, avec une atténuation des référents léninistes, une certaine « apoisation » (d’Apo, « oncle », surnom d’Öcalan) de l’idéologie et des références de plus en plus marquées à la « femme libre », en harmonie avec le peuple et la nature. Suite à son arrestation, Öcalan lit beaucoup en prison (Bookchin, Hardt et Negri, ou encore Wallerstein2) et ce qui apparaissait au début comme une vague tentative de démocratiser son discours a gagné en cohérence pour enfin se fixer sur le concept de « confédéralisme démocratique ». Par ailleurs, les nombreux réaménagements organisationnels que subit la mouvance PKK rendent davantage visibles ces transformations idéologiques, à un moment où le PKK se cherche et tente de gagner une nouvelle virginité « démocratique ». Enfin, on l’oublie un peu, l’élection de nombreux maires pro-kurdes dans les grandes villes à majorité kurde de Turquie va permettre de bien davantage s’intéresser aux politiques locales  : les maires vont ainsi adopter une stratégie du fait accompli, sans attendre les autorisations de l’état, quitte à être poursuivis pour avoir renommé telle place ou avoir instauré un bilinguisme municipal. Du coup, ces nombreux facteurs ont fait converger le mouvement vers l’idée qu’il pouvait se passer des états afin de construire un Kurdistan, petit ou « grand », fondé sur des communes devenues plus autonomes.

Quel est la place du nationalisme dans l’idéologie actuelle du PKK ? Et celle de la religion ?

Aujourd’hui, le PKK considère le nationalisme comme une idéologie rétrograde et réactionnaire. Mais cela l’était déjà à la fin des années 1970, quand il souhaitait se démarquer des mouvements nationalistes et « chauvinistes ». En fait, si le parti s’est d’abord considéré comme un mouvement de libération nationale (« le Kurdistan est une colonie qu’il faut libérer »), en même temps, ses théories de l’« Homme nouveau » ou de la « Femme libre » se focalisent clairement sur l’ethnicité et le sentiment national. Les discriminations vécues par les Kurdes en Turquie ont inévitablement contribué à construire le PKK en un mouvement nationaliste, avec notamment une historiographie construite sur le modèle de l’historiographie nationaliste turque.

En ce qui concerne la religion, elle n’a jamais joué un rôle dans l’idéologie du PKK, qui a toujours été athée mais laïc, car respectueux des différentes confessions. En revanche, pour des raisons liées à la sociologie géographique de la Turquie, le PKK a dès ses débuts été bien davantage soutenu par les populations kurdes sunnites, ce qui l’a conduit dans les années 1990 à tenter de se rallier les Kurdes alévis (minorité hétérodoxe de l’islam), avec un succès un peu mitigé. Et le combat du PKK et du PYD contre l’état islamique a conduit ces derniers mois à des heurts meurtriers entre des supporters d’Öcalan et des membres de l’Huda Par, un parti islamiste issu du Hizbullah turc ayant assisté les stratégies de contre-insurrection de l’état turc dans les années 1990…

Comment ont été intégrés le féminisme et l’écologie dans les pratiques politiques du PKK et du PYD ?

Les discours sur « la » femme3 et sur la nature remontent aux débuts des années 1990. L’enrôlement massif des femmes impose alors des aménagements organisationnels importants. Des unités mixtes sont d’abord créées, puis des unités strictement féminines, et aujourd’hui le Parti de la femme libre (PJA) se veut en principe indépendant du PKK. D’un point de vue quantitatif, les femmes comptaient pour environ 10 % des membres en 1993 et seraient aujourd’hui plus de 40 %, avec une parité de plus en plus stricte en ce qui concerne les postes de direction (il en va de même pour le PYD en Syrie). Pour autant, les rapports de genre au sein de la guérilla ne se transforment que très lentement. De fait, il ne faut pas forcément penser la place des femmes au sein du PKK en termes de « féminisme », mais plutôt s’interroger sur les modalités de gestion de l’« économie libidinale » dans les groupes armés à forte promiscuité.

Enfin, en ce qui concerne l’écologie, outre des politiques des mairies kurdes effectivement plutôt pro-environnementales, on sait que des expériences sont menées en Turquie dans la commune de Gever, avec des mesures concernant l’eau, les pâturages et les coopératives agricoles, et dans la commune de Ax û Av (« Terre et Eau » en kurde) dans le district de Viransehir. Ce dernier projet, mené par un activiste turc nommé Metin Yegin, et qui s’inspire d’expériences en Amérique latine, vise notamment à créer des coopératives agricoles à production biologique. Mais ces deux expériences sont pour le moment très circonscrites. Au Kurdistan de Syrie, il est très difficile de savoir aujourd’hui ce qui est réellement mis en place dans les zones contrôlées par le PYD.

Photographies de Yann Renoult.

L’anthropologue anarchiste David Graeber invite à s’intéresser à l’expérience démocratique qui se joue au Rojava, y voyant une pratique de l’autonomie politique de bas en haut. A quelles réalités cela correspond-il selon vous ?

De multiples conseils locaux mixtes et respectueux des minorités ethniques et religieuses ont été mis en place, et le discours du PYD sur ces pratiques vante effectivement les vertus de l’autonomie démocratique ou du confédéralisme démocratique chers à Öcalan. Pourtant, on sait aussi que les organisations politiques opposées au PYD sont souvent menacées, que les partis proches du PDK (Parti démocratique du Kurdistan) irakien de Barzani sont marginalisés. On perçoit alors une certaine différence entre le pluralisme ethnique et religieux, réel, et le pluralisme politique affiché  : le PYD, qui est une organisation armée en guerre, cherche avant tout à conserver son hégémonie sur les zones qu’il contrôle. Reste donc à savoir s’il s’invente effectivement dans ces mêmes zones de nouvelles formes de démocraties libertaires…

« Une véritable révolution »

« Qu’est-ce qui t’a le plus impressionné dans le Rojava à propos de cette pratique de l’autonomie démocratique ?

– Il y a eu tant de choses impressionnantes. Je ne crois pas avoir entendu parler jusque-là d’une situation où les mêmes forces politiques aient mis en place deux niveaux distincts de pouvoir. D’un côté, il y a "l’auto-administration démocratique”, qui dispose de tous les attributs d’un État – Parlement, ministères, etc. – mais qui est soigneusement séparée des moyens coercitifs. De l’autre, vous avez la TEV-DEM (le Mouvement de la société démocratique), pilotant de bas en haut des institutions de démocratie directe. En fin de compte – et ceci est fondamental – les forces de sécurité sont d’abord responsables devant les structures dirigées de bas en haut et non devant celles commandés de haut en bas. Un des premiers endroits que nous avons visités était une académie de police (Asayis). Tous ont dû suivre des cours de résolution non violente des conflits et de théorie féministe avant d’être autorisés à toucher une arme à feu. Les directeurs nous ont expliqué que leur but ultime était de donner à chaque personne dans le pays six semaines de formation de policier, de telle sorte qu’au final, ils pourraient se passer de police. »

David Graeber, extrait de « No this is a genuine revolution », 26 décembre 2014.

Photographies de Yann Renoult.


1 Olivier Grojean, « La production de l’Homme nouveau au sein du PKK », European Journal of Turkish Studies, n°8, 2008.

2 Murray Bookchin est un théoricien américain du communalisme libertaire. Tony Negri et Michael Hardt sont les auteurs de l’essai Empire, bestseller altermondialiste. Immanuel Wallerstein est un sociologue américain, signataire du Manifeste de Porto Alegre.

3 Voir l’interview de David Graeber, « De retour du Rojava : impressions et réflexions ». Et l’extrait dans l’encadré ci-contre.

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