L’esprit du flamenco

« Quand je chante bien, j’ai un goût de sang dans la bouche. »
Tía Anica la Piriñaca

« Se prohibe el cante », annonçait un écriteau derrière le comptoir de la tasca la plus flamenca du quartier Alameda de Hércules, à Séville. Cette interdiction n’empêchait en rien le client inspiré de se lancer dans une soleá, le verre de mosto à la main et les lèvres à proximité de l’oreille attentive des copains, tous accoudés au zinc. « La pancarte, c’est pour décourager ceux qui chantent mal », m’avouera un jour le patron. Voilà qui résume assez bien l’esprit de cette musique de parias devenue universelle.

« Je chante la liberté qui n’a jamais été mienne », grince El Sordera. Ce faisant, il rappelle la Pragmatique des rois catholiques de l’an 1499, qui somma « les Égyptiens et les chaudronniers étrangers de s’asseoir en ces lieux et servir le Seigneur », sous peine de « cent coups de fouet ». Mais « face à l’aigre catholicisme ascétique de la Castille », « cette particule jetée aux quatre vents de l’Orient », « avec ses fines lignes sensuelles, ses aspects de peuple artiste, mystique et rebelle », adhère, « par obscur instinct d’affinité raciale, au peuple andalou ». Ainsi l’interprètent les frères Carlos et Pedro Caba dans Andalucía – Su comunismo libertario y su cante jondo, publié en 1933. Le flamenco est né loin des feux de la rampe, dans les masures gitanes, les ateliers, les mines, les champs ou les prisons. Comme le blues. Il a ensuite suivi des chemins de traverse, entre auberges de grand chemin et fêtes de fils à papa encanaillés – le cantaor Fosforito le rappelle avec amertume : « Mon ulcère, je ne me le suis pas fait par goût immodéré pour la bringue, je me suis esquinté la santé à chanter dans des fêtes de señoritos » –, avant de percer dans les tablaos d’aficionados madrilènes, puis briller dans les festivals internationaux.

« Je n’aime gouverner personne / ni que personne ne me gouverne / j’aime vivre errant / aujourd’hui ici, demain ailleurs », chante El Camarón de la Isla, qui fit la jonction entre tradition et modernité. « Le sens anarchique du cante jondo [chant profond] plonge ses racines dans la révolte sociale andalouse, teintée de fatalisme musulman et de messianisme hébreu, mais également tissée de désespoir gitan. » (Carlos et Pedro Caba).

Transmis par de véritables lignées d’artistes en haillons, l’art flamenco puise sa vitalité et son infinie richesse dans les bas-fonds d’une société encore aujourd’hui imprégnée d’une mentalité préindustrielle. Il y a une insolence d’aristo dans ce chant de mendiants. Carmen Amaya, Terremoto de Jerez, el niño Miguel, Rancapino, El Torta… Une énergie primitive irrigue la virtuosité de femmes et d’hommes qui ont baigné dans ce jus depuis tout petits et considèrent le flamenco non comme un métier, mais comme un art de vivre. « Celui qui sait lire et écrire ne peut pas bien chanter », affirme El Agujetas [le Crampes] dans un sourire carnassier plein de dents en or.

Folklorisé par le ministère de l’Information et du Tourisme sous Franco, le flamenco a ensuite été stigmatisé par beaucoup de progressistes du nord de la péninsule, qui y voyaient une sorte de « barbarie résiduelle », au même titre que la corrida, appartenant au passé rance d’une Espagne de « tambourin et de goupillon »… Pourtant, nombre de flamencos ayant chanté les injustices sociales ont subi les représailles de la Phalange, comme Antonio Mairena, que des señoritos forcèrent à chanter leur hymne, Cara al sol, sous la menace d’un flingue avant de le soumettre à un simulacre d’exécution.

La querelle des puristes et de la fusion avec d’autres influences musicales, ou entre tradition et flamenquito commercial, n’est pas une vaine polémique. Certains se demandent ce que fait le piano ou la basse électrique dans une musique basée sur le dialogue charnel entre une voix et une guitare ? Manuel Soto, El Sordera, regrettait que « ce [soit] ceux qui ont dénaturé le flamenco qui ont fait le plus d’argent ». Son fils Vicente, El Sorderita, enfonce le clou : « De nos jours, la mode est au marketing, pas au flamenco. » Pourtant, avec Camarón, Enrique Morente sut allier respect des styles anciens et expérimentations funambulesques, prouvant que l’inventivité peut cohabiter avec l’âpreté du cri des origines. Entre autres morceaux de bravoure, il monta un spectacle, Omega, avec des poèmes de Lorca, des chansons de Leonard Cohen, un cuadro flamenco et un groupe de punk-rock, Lagartija Nick, d’une grande puissance lyrique.

Mais c’est toujours non loin de la rue et dans les fêtes improvisées que l’on capte les plus belles étincelles du duende. Dans l’atelier du menuisier Manolo, entre fumet de sardines braisées et de pipe de kif, j’ai eu la chance de connaître le regretté Juan el Camas, payo agitanao et poète urbain à la verve surréaliste. Il était fier d’avoir sevré Camarón de ses addictions en lui cuisinant des bons plats dans une cahute de berger de la sierra de Cadix. Lui même n’enregistra jamais de disque. Seule une bulerías sur l’album Inspiración y locura, du groupe de flamenco-blues banlieusard Pata Negra, témoigne aujourd’hui de son génie si particulier. Il y prédit avec ironie les effets de l’Expo’92 sur les quartiers populaires de Séville livrés au tourisme : « Extraterrestre, viens avec nousenivre-toi de vin jeune / les choses modernes qu’ils nous sortent tous les jours / ne nous intéressent pas / tout est de plus en plus cher / et il devient dur de vivre ici / où vais-je aller me faire voir ? / je ne supporte plus toutes ces conneries. » Bien plus que dans les chorégraphies millimétrées des spectacles de festivals, le duende surgit ainsi, par surprise, comme un plaisir tantrique, au hasard d’un éphémère mais flamboyant arranque de fin de fiestas.

* La plupart des citations sont tirées de l’excellent livre Flamenco  : une histoire sociale d’Alfredo Grimaldos, (pas très bien) traduit et publié par Les Fondeurs de briques, 2014.

En bonus : Antonio Nunez, dit El Chocolate.

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1 commentaire
  • 23 janvier 2017, 07:42, par lediazec

    Le bonjour et merci pour cet excellent papier, comme très souvent par ici. D’origine andalouse, j’ai autrefois écrit un poème sur mes racines. Le voici :

    Flamenco

    Dans l’aigu Ou dans le rauque Le flamenco est une plainte Qui se libère comme un roc Blessé Par de vieilles craintes

    Frontière sans frontières Il est la neige en feu Sur les remparts Ou à la lisière Libre Il se met aux aveux

    Lorsque son cœur est à l’ubac Son âme Repose à l’adret Un instant Le fouet claque Une lame se met à briller

    Nuit et jour La pierre des remords Efface ses larmes Nuit et jour La pierre des remords Allume son charme

    Entre deux soupirs Bien cambrés Au bout d’une plaine Desséchée Une voix anonyme timbre Un message d’éternité

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