Justice d’abattage

Gilets jaunes : au tribunal de Valence, apaisement rime avec châtiment

Mercredi 26 décembre 2018. Dylan, Maria, Stéphane et Tom sont jugés par le tribunal correctionnel pour « violences en réunion sur personnes dépositaires de l’autorité publique ». Répression reste à la loi.
Par Etienne Savoye

Retour sur les faits. Le 8 décembre à 12 h 24 dans la zone commerciale du plateau des Couleures, à Valence (Drôme) les forces de l’ordre tentent de disperser un rassemblement de Gilets jaunes. Un peu à l’écart, un manifestant se débat avec deux policiers en civil venus l’interpeller pour avoir jeté des projectiles sur les forces de l’ordre. Une quinzaine de personnes se précipitent pour lui venir en aide : quelques coups de pied et de poing sont échangés, les flics dégainent leur arme, les gendarmes arrivent à la rescousse et pourchassent les Gilets jaunes.

La scène aura duré une vingtaine de secondes. Quelques heures plus tard, durant la marche pour le climat, quatre personnes reconnues comme ayant participé à l’algarade sont arrêtées violemment dans les rues de Valence. Les deux policiers, parmi lesquels figure le directeur départemental de la sécurité publique de la Drôme, se verront accorder deux et trois jours d’ITT1.

Les quatre prévenus, qui comparaissent libres ce mercredi, ont passé dix jours en détention provisoire. Dylan et Tom sont deux jeunes prolétaires d’une vingtaine d’années qui suivent un stage de chauffagiste pour l’un, une formation de cordiste pour l’autre. Maria est une boulangère de la vallée de la Drôme, militante communiste venue manifester pour le climat. Stéphane, jeune papa quadra, est un vidéaste militant bien connu à Saillans (Drôme), qui a filmé la Zad de Notre-Dame-des-Landes et le carnaval de La Plaine. Ses proches le décrivent comme « doux » et « pacifiste ». Les quatre prévenus gagnent moins que le Smic. Ils ont un casier judiciaire vierge et ne se connaissaient pas avant les faits.

Preuve vidéo

Au cœur du procès, il y a les images prises par vidéo-surveillance sur le parking du centre commercial. Le tribunal va décortiquer la scène plan par plan pour tenter d’établir la responsabilité de chacun. Ce sont donc à peine 25 secondes zoomées en contre-plongée qui vont décider du sort des prévenus. Venus pour séparer leur camarade « Gilet jaune » de ses agresseurs, Tom, Maria et Stéphane affirment ne pas avoir identifié immédiatement les civils comme étant des policiers.

Le matin même, il y avait eu une altercation verbale entre des Gilets jaunes et des vigiles du centre commercial très agressifs. Dans l’empoignade, les brassards orange de police avaient glissé dans le pli du vêtement pour l’un, et au poignet pour l’autre, et étaient peu visibles. À aucun moment, le mot « Police !  » n’a été prononcé ni par les deux civils, ni par un autre agent en civil du Renseignement territorial (ex-RG) également présent sur les lieux. C’est lorsque les flics ont sorti leur arme que les manifestants ont réalisé à qui ils avaient affaire. Dylan, lui, dit avoir vite pris conscience du statut des deux individus, mais pensait s’interposer pacifiquement pour éviter que cela ne dégénère. Or, dans la confusion, il prend un coup de poing du policier et le lui rend instinctivement.

Les trois garçons reconnaissent avoir donné des coups furtifs, mais réaffirment avoir agi par solidarité vis-à-vis d’un Gilet jaune en mauvaise posture. Maria n’a porté aucun coup, mais en voulant faire diversion, elle s’est emparée du bonnet d’un des condés à terre, avant de le jeter un peu plus loin. « C’était pas le geste le plus intelligent à faire », confie-t-elle.

Foutre en l’air du flic

Peu de chances que l’élan de solidarité qui a motivé leur geste soit de nature à convaincre le tribunal. « Quelle déferlante ! Quelle vague de haine ! C’est de la violence à l’égard de deux fonctionnaires ! Point barre ! », s’exclame l’avocate de la partie civile. Pour le ministère public, il s’agit de redire tout l’amour que l’institution porte à la police. Le procureur commence par déplorer avoir croisé des regards hostiles à son égard dans le public, comme pour se poser en victime. Puis il se déchaîne et son registre de langage en fait les frais. Selon lui, les inculpés sont venus avec la « volonté de foutre le bordel et de bouffer du flic ». «  J’ai pas envie de vivre dans ce monde-là, s’étrangle-t-il avec une émotion feinte, assez peu contagieuse, un monde où chacun peut s’arroger le droit de faire justice lui-même. » On en vient à se demander dans quel monde vit effectivement le procureur Binet...

Ostensiblement, il cible les prévenus au profil le plus politique, « des gens qui sont là avec un discours, avec un positionnement et qui sont bien décidés à le défendre ». À Maria, il reproche d’avoir voulu « choper un trophée  » pour s’en vanter auprès des copains : « Le fait de prendre un bonnet à un policier au sol constitue déjà des violences (sic.) » On se prend à revivre des souvenirs de chahuts de récréation en grande section de maternelle qui mériteraient sûrement la correctionnelle… C’est sur Stéphane que se concentre le courroux très politique du proc’ : « Monsieur Trouille, c’est le plus violent avec un vrai projet : foutre en l’air du flic.  » ; « Il vient pour en découdre...  » ; « Il tabasse...  »

Au terme du délibéré, le tribunal suit le tarif réclamé par le procureur. Stéphane est condamné à dix-huit mois de prison, dont six avec sursis. Pas de mandat de dépôt : les prévenus doivent repasser devant un juge d’application des peines. Les quatre condamnés écopent aussi d’une interdiction de manifester de trois ans — en vertu d’une circulaire du ministère de la Justice datée du 22 novembre 2018, qui recommande au parquet cette « peine complémentaire » dans le cadre des « infractions commises en lien avec le mouvement de contestation dit “ des Gilets jaunes ” ». « Ce délibéré est sévère et disproportionné », a commenté Raphaël Kempf, l’avocat de Stéphane, qui a décidé de faire appel.

Mathieu Léonard


À lire aussi

* Le communiqué de Stéphane Trouille, un des quatre condamnés : il y donne sa version des faits, radicalement différente de celle du procureur.


À l’agenda de la lutte

Le week-end des 11, 12 et 13 janvier, se tiendra à Saillans (Drôme) un festival de soutien aux 4 condamnés de Valence. Par cet événement dénommé « À part ça tout va bien » est organisé à Saillans (Drôme), il s’agira de revendiquer haut et fort exiger la liberté d’expression et la liberté de manifestation. Il y aura des concerts, des spectacles, des projections et des débats. CQFD y tiendra une table de presse.


Cet article est issu de notre dossier « Les pages jaunes de la révolte », 15 pages consacrées aux Gilets jaunes dans le n°172 de CQFD, paru en janvier 2019 (et dont il nous reste quelques exemplaires à la rédaction).

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Articles publiés en ligne :

  • Et soudain, la Macronie trembla – De quel peuple est ce gilet ? > Depuis plus d’un mois les qualificatifs se bousculent pour tenter de comprendre la vague jaune qui a foutu un sacré coup dans les gencives de la start-up nation : inédit, hétéroclite, factieux, nouveaux sans-culottes, jacquerie en réseaux, mouvement sans tête, populisme... Une certitude : cette révolte a chamboulé beaucoup de repères.
  • Récupérations politiques à l’extrême droite – Du brun dans le jaune > Aux abois, Macron aimerait choisir ses adversaires. Et à tout prendre, ceux avec qui il débattrait d’identité nationale et d’immigration lui conviennent mieux que ceux qui crient justice sociale. Pour cela, ministres et médias lui apportent sur un plateau des porte-parole autoproclamés qui flirtent avec la fachosphère. Passage en revue des gilets bruns surfant sur la vague fluo.
  • Saint-Nazaire – « Pas possible de rentrer chez soi après ça » > À Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), l’assemblée générale des Gilets jaunes a su d’emblée se préserver de possibles manipulations d’extrême droite en se déclarant constituée « sur des bases clairement antiracistes ». Retour sur une expérience de démocratie directe à la pointe de la révolte jaune fluo.

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1 Incapacité totale de travail.

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