Esclavage patrimonial

Le 31 décembre 2012, un rassemblement était prévu à Perpignan (Pyrénées-Orientales) pour soutenir Badia placée sous le coup d’une OQTF1 . Puis tout fut annulé. Épuisée, elle venait d’être hospitalisée.

Quelques jours auparavant, elles étaient cinq clandestines à sortir au grand jour pour raconter leur histoire : Badia, Nadia, Kenza, Jamila et Fatima. Cinq femmes sans-papiers ayant en commun, outre leur origine marocaine, de s’être échappées d’un enfer conjugal. Fatima : « Je suis rentrée en France le 30 avril 2011. Je n’avais jamais eu l’idée de vivre ici. J’étais la seule fille de mes parents, j’étais inscrite à la fac de droit. Mon mari était français et m’avait promis que je pourrais poursuivre mes études en France, qu’on allait faire notre maison mais on est restés dans sa famille. On est huit à la maison, je suis la dernière à manger. Il m’a interdit la fac, de regarder la télé ou de parler à mes parents au Maroc. C’est mon beau-père qui est méchant : si je casse quelque chose dans la cuisine, il le dit à son fils et il me tape et m’insulte. » Á bout de forces, Fatima a appelé un cousin à l’aide qui a fait intervenir une association : « Ils ont constaté les bleus sur mon corps. Mais les gendarmes du village ont dit que j’étais une menteuse. Qu’est-ce qu’on peut faire ? On ne sait rien de la loi française. » Fatima s’est enfuie.

À quelques nuances près, la même histoire sera déclinée par les autres femmes. Jamila : « En arrivant en France, j’ai compris que mon mari m’avait menti. Il m’avait dit qu’il avait une seule fille alors qu’il avait neuf enfants ! Personne ne m’a acceptée dans la belle-famille : ni les enfants, ni la belle-mère. On m’a traitée de sale étrangère, de sale Marocaine. Quand j’appelais ma mère au bled, on m’obligeait à parler en français. Mon mari a commencé à m’insulter, à me taper, à me cracher au visage. Un jour, il a appelé l’assistante sociale : il a dit que je l’avais épousé uniquement pour les papiers, que j’avais traumatisé ses enfants. Alors que moi, tous les jours, de 6 heures du matin à 11 heures du soir, je m’occupe d’eux et du ménage. » La suite ? La fuite là aussi, l’hébergement dans un

par Lindingre

foyer, l’errance dans une ville qu’elle ne connaît pas. « Depuis le 20 août je suis sans papiers. Mon mari est parti à Calais et je dois aller là-bas si je veux divorcer. »

Pour comprendre la nasse dans laquelle sont piégées ces femmes, il faut se référer au Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, notamment à son article L314-9, alinéa 3, qui accorde une carte de résident de dix ans au conjoint étranger d’un ressortissant français à condition que le mariage ait plus de trois ans et surtout que la communauté de vie entre les époux n’ait pas cessé. En quittant le domicile conjugal avant le délai requis, ces femmes ont rompu avec cette disposition et ne peuvent plus prétendre à un quelconque droit de séjour. Cette réglementation, adoptée en 2003, vise à lutter contre ces mariages dits « gris » : sorte d’escroquerie sentimentale où le ressortissant français se fait duper par son conjoint étranger uniquement mû par le dessein de se procurer des papiers. On se souvient qu’Éric Besson, alors ministre de l’Immigration sous Sarkozy, en avait fait sa marotte. En 2009, il avait nommé l’UMP Claude Greff à la tête d’un groupe de travail sur la question. Coïncidence, la même Greff fait partie de l’Anvi2, association connue pour son lobbying sur le mariage gris et soutenue par des pointures radicales de l’UMP tels Étienne Mourrut (un temps partisan du rétablissement de la peine de mort) et Jean-Marc Roubaud (favorable au délit de blasphème). Leur credo : punir celles et ceux qui détournent le mariage à des fins migratoires. Et tant pis si le dispositif finit de piétiner les prétendues coupables.

Badia se souvient de son arrestation alors qu’elle avait fui le domicile conjugal : « Un jour, j’étais dans le bus, ma belle-sœur m’a reconnue. Elle a fait un scandale et passé des coups de fil. Trois voitures de police ont déboulé. Plus de vingt policiers, comme si j’avais tué quelqu’un ! La police a gardé mon permis de conduire. Heureusement que je ne leur ai pas donné mon passeport, sinon je ne serais déjà plus là. »

Le retour au bled alors comme unique solution ? Fatima : « On ne peut pas retourner au Maroc. Chez nous, c’est la honte, les femmes qui divorcent. » Et Badia de conclure : « Au Maroc on avait fait des études, on était protégées par la famille, on pouvait sortir. On imaginait qu’en France, la femme avait des droits mais c’est que des paroles. Les hommes qui partent chercher des femmes au Maghreb, ils savent qu’ils vont trouver une esclave. Personne n’accepterait cette souffrance. Il y avait ma mort contre les papiers. Il faut qu’on supprime cette loi qui nous attache aux hommes. »


1 Obligation de quitter le territoire français – Depuis Badia est sortie de l’hôpital et l’OQTF a été momentanément suspendue par le préfet.

2 Association nationale des victimes de l’insécurité.

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Paru dans CQFD n°107 (janvier 2013)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières

Par Sébastien Navarro
Illustré par Lindingre

Mis en ligne le 08.03.2013