Cap sur l’utopie

Au pays des guerrillères musiciennes

« Mieux vaut voyager avec espoir qu’arriver à destination », clamait volontiers R. L. Stevenson. Dans cet état d’esprit badinement risque-tout, l’envoûtant écrivain argentin Alberto Manguel, co-auteur il y a trente ans d’un fort bandatoire Dictionnaire des lieux imaginaires (Actes Sud), a sélectionné pour la collection Bouquins de Laffont sous le titre Voyages imaginaires, cinq utopies littéraires insolites tout à fait méconnues qu’il a amarrées à un classique du genre autant troué aux mythes qu’aux mites, Voyage en Icarie (1839).

On se rappelle que la cité idéale parfaitement égalitaire sans flics ni douaniers où les lois sont établies par les citoyens eux-mêmes qu’y propose Étienne Cabet n’est que le revers d’un nouveau style de patriarcat dogmatique et prêchi-prêcheur qui sera envoyé aux balançoires en 1855 par les Icariens européens, expérimentant sous sa houlette aux States cette formule de communisme rigoriste.

En guise de socialisme asphyxiant back to the future, on trouve d’ailleurs bien pire dans le recueil de Manguel avec L’Histoire des Sévarambes, peuples qui habitent une partie du troisième continent, communément appelé la Terre australe (1677) du linguiste Denis Veiras. une terre où les jouvencelles dépucelées avant le mariage sont condamnées à trois ans de prison, où les maris adultères sont mis au ballon dix ans, où les épouses infidèles sont claquemurées aussi longtemps que leurs maris le décident. Et si l’on y pratique l’euthanasie, c’est pour des raisons hitlériennes, pour la pureté de la race : chaque poupon « déficient » est aussitôt supprimé.

Et dans L’Étrange Manuscrit trouvé dans un cylindre de cuivre (1888) du Canadien James De Mille, on n’est pas tellement plus gâtés avec les Kosékins vivant sous la glace dans l’Antarctique, qui préfèrent l’obscurité à la lumière, basent leur système éducatif sur l’obéissance aveugle, préconisent comme contrat social le dénuement généralisé et « aspirent à la mort au lieu de chérir la vie ». Toute la culture kosékine est d’ailleurs au diapason. Les héros positifs à qui on voue un culte sont les soupirants suicidaires et les « fouilleurs de poubelles » (sic).

Heureusement, les autres récits exhumés par Albert Manguel sont foutrement plus youpitants et ont tous trois une dimension résolument féministe. Dans Le Nouveau Gulliver (1730) de l’abbé Pierre-François Guyot Desfontaines, l’île de Babilary où atterrit d’abord le fils du Gulliver de Swift est entièrement prise en mains par d’enchanteresses pétroleuses qui sont à la fois guerrières, peintres, musiciennes, pirates, mathématiciennes et poètes. Dans Herland (1915) de l’Américaine Charlotte Perkins Gilman, ce sont également de délicieuses amazones qui gouvernent à l’aide de quelques « rares lois et règlements  ». Et ça marche.

Pas d’autoritarisme. Pas de répression. une éducation non-directive axée sur des jeux structurés. Du respect pour toutes les espèces, même celle des hommes car « les hommes sont des personnes ». Objectif n°1 : le développement des fonctions critiques de chacun. Manguel précise que Herland a beaucoup influencé le formidable roman de l’agitatrice Monique Wittig Les Guerrillères (1963). Enfin dans la satire hédoniste Capillaria ou le Pays des femmes (1921) de la Hongroise Frigyes Karinthy, un reflet quasi lubitschien des relations hommes/femmes, on nous fait rêver à des boudoirs dont le mobilier serait comestible, « fait de chocolat et de sucre ». Miam ! Miam !

Noël Godin
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