« Enfin libres ! »

Après la Tunisie

Bar de l’Est, au cœur de Marseille : à l’heure du premier café, la télé est braquée sur la place Tahrir, au cœur du Caire. Mais le patron et son client le plus bavard préfèrent maudire l’assassin de Laetitia, qu’« on devrait attacher là, sur la place, avec un couteau bien affilé posé à côté pour que les passants puissent le découper en petits morceaux. » Bon, si on changeait de conversation ?
par Plonk & Replonk

Face au JT de BFM-TV, un pochard ricane, les yeux embués par le rosé matinal : « Laissez-lui un peu de temps, à ce pauvre Moubarak. Ben Ali a bien mis un mois à transférer ses milliards sur des comptes en Suisse ! » Tout en s’affairant derrière le comptoir, Momo écarte le danger : « En Algérie, c’est pas pareil, on a le pétrole. D’ailleurs, les prix sont en train de flamber à cause de la crise égyptienne. Chez nous, il y a tellement d’argent qu’on pourrait presque ne pas travailler ! » Celui qui parle s’est couché à minuit – « Le plombier m’a posé un lapin, j’ai dû réparer l’arrivée d’eau chaude moi-même » – et il est sur le pont depuis six heures pour servir leur café verre aux gens du marché… « Pays riche, peuple pauvre », rectifie sobrement un chibani attablé devant La Provence.

« Un chien tunisien et un chien algérien se croisent à la frontière. Le clebs tunisien, la queue entre les pattes, demande à l’Algérien tout efflanqué : “Que viens-tu faire dans mon pays ?” “Manger !”, lui répond l’autre qui, surpris, interroge à son tour : “Et toi, que vas-tu faire chez nous ?” Le Tunisien répond : “Aboyer !” » Mais le cliché du Tunisien soumis s’écaille. Le 17 janvier, le consulat de Marseille est occupé par une petite foule libérée1. Beaucoup avouent qu’auparavant, ils préféraient changer de trottoir, « de peur de croiser les mouchards du consul ». Entouré de ses secrétaires, celui-ci pleurniche et se pose en victime. Les manifestants le traitent de menteur, de « coiffeuse » de Leïla Trabelsi. Certains sortent en brandissant victorieusement un passeport délivré avec une célérité exemplaire, alors que son obtention pouvait tarder des mois, voire des années, du fait d’obscures chicaneries bureaucratiques. Sur le trottoir, on distribue des gifles à d’ex-sbires benalistes tout penauds.

En ville, les langues se délient. « Une fois par an, les services consulaires passaient pour collecter le “26-26”, une aumône destinée aux nécessiteux du pays », raconte le gérant du restaurant Nour, à Noailles. « Tu n’étais pas obligé de donner, mais personne n’osait refuser. On vient d’apprendre que l’argent était détourné, les gens sont furieux. » La révolte qui a fait tomber Ben Ali est venue de l’arrière-pays, de régions oubliées par le « développement » touristique, ses hôtels de luxe et ses hypermarchés Carrefour : de la banlieue, en quelque sorte. L’Internationale socialiste a exclu le RCD trois jours après la fuite de son chef en Arabie Saoudite. Le Figaro, hier chantre de la stabilité tunisienne, se réjouit : à présent, les entrepreneurs investiront sans craindre de se faire racketter par le clan de cet horrible dictateur. « La démocratie est bonne pour l’investissement », promet le nouveau directeur de la banque centrale tunisienne, invité à Davos. « Les affaires doivent reprendre vite », supplie Bernard Guetta sur France Inter. Visiblement, les autocrates arabes et Ben Alliot-Marie ne sont pas les seuls à trembler. Les porte-voix d’Orange et Lafargue également. « On est mieux maintenant, on respire, on parle. » Le sourire du gérant du Nour navigue entre tendresse et ironie. « Ça se propage en Afrique, alors pourquoi pas en Europe ? On aurait de bonnes raisons : ici aussi, le président veut léguer le pouvoir à son fils ! »

En Tunisie, l’immolation d’un vendeur ambulant mis à l’amende par la police a servi de détonateur. Des scènes comparables ont lieu ici, même si personne ne joue encore au bonze tibétain : samedi 5 février, le contenu de cinq ou six cars de CRS se déverse autour du marché du Soleil, dans le quartier de la porte d’Aix, verbalisant et confisquant la marchandise des vendeurs de rue. Ils asphyxient ainsi le bazar qui, avec la culture ouvrière, est un des piliers de l’identité locale. Ici comme là-bas, c’est le petit vendeur à la sauvette qu’on traque pour que les gros poissons fraient et se multiplient en toute tranquillité, puisque de leurs glorieux appétits dépend la brillance des indicateurs économiques. Ici comme là-bas, on condamne les marchés de quartier pour mieux canaliser la clientèle vers la grande distribution. Ici comme là-bas, la sagesse populaire répond du tac au tac. Au maire de secteur – socialiste – qui le traite de délinquant parce que son stand déborde sur la chaussée, Kader rétorque : « Si moi qui me lève à trois heures du matin pour aller me fournir aux MIN des Arnavaux, je suis un délinquant, comment appelez-vous les élégants avec qui vous déjeunez tous les midis, monsieur Menucci ? »

Comme en Tunisie, on refoule le bas peuple derrière le décor pour qu’il ne dérange pas l’insipide défilé des touristes et des gens bien – qui se comportent partout en éternels chalands. La différence, c’est qu’à Marseille le rêve azuré d’une ville couchée sous l’affluence des croisiéristes relève encore du fantasme, alors qu’à Tunis, le futur est déjà là.

Aujourd’hui, pendant que les Belges manifestent pour « de la bière, des frites et un gouvernement », l’esprit de peuples plus frondeurs souffle en provenance du Sud, comme le sirocco qui vient parfois jusqu’ici rougir le toit des voitures. « Enfin libres ! », a écrit une main optimiste sur le palais de la Kasbah, siège du Premier ministre tunisien. Ces Arabes qu’on disait condamnés à [ne pas] choisir entre fanatisme religieux et cleptocratie policière ne se montrent-ils pas plus dignes que nombre de sujets de la technocratie bruxelloise ? La gouaille d’un collégien anonyme ne disait pas autre chose dans le livre d’or d’une expo Euroméditerranée : « Si on déplaçait Paris à Marseille, ça serait la plus belle ville du monde après la Tunisie. » Inch Allah !


1 Merci à Dominique Idir pour ses images de l’occupation du consulat.

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