Entourloupe écologique et sociale
Usine squattée à Montreuil : des pêches et du benzène
Vendredi 18 mai. Sur le parvis de la mairie de Montreuil (Seine-Saint-Denis), tandis qu’une piste de tango s’improvise, fleurissent dans les arbres et sur le mobilier urbain banderoles et affiches colorées défendant l’occupation de l’ancienne usine textile EIF par un collectif aujourd’hui composé d’une quarantaine d’habitant·es. L’heure est à la mobilisation : après une plainte déposée par la mairie de Montreuil1 (dirigée par le communiste Patrick Bessac), le tribunal de Bobigny a ordonné l’ » expulsion sans délai ni solution de relogement » des occupant·es – décision confirmée le 20 mai dernier par la cour d’appel de Paris. « La mairie nous traite comme des activistes, et nous attaque en tant que tels devant les tribunaux2 », s’insurge une membre du collectif qui squatte l’usine, venue remettre au maire un dossier détaillant sur 130 pages les bienfaits de leur présence. « Ils espèrent balayer d’un revers de main nos droits, c’est pour ça que nous sommes là aujourd’hui, pour protester. »
Depuis septembre 2020, l’usine est occupée afin d’entraver la démolition de cette bâtisse de 5 000 m² située dans le quartier emblématique des Murs-à-Pêches. Enjeu numéro 1 : empêcher que ce fleuron du patrimoine ouvrier montreuillois ne tombe entre les mains d’un promoteur immobilier. Enjeu numéro 2 : éviter la catastrophe écologique et sanitaire annoncée. Le sol de l’usine renferme en effet un cocktail particulièrement concentré d’hydrocarbures et de deux composants volatiles cancérigènes, le trichloréthylène et le benzène. Or, le projet de dépollution pour lequel ont opté la mairie et l’Établissement public foncier d’Île-de-France (Epfif), propriétaire du bâtiment, ne convainc pas les habitant·es.
Rembobinons. Depuis quatre ans, le site d’EIF est devenue l’enjeu central d’ une mobilisation plus large pour la préservation des murs à pêches – d’anciennes parcelles maraîchères qui ont donné leur nom au quartier, et dont les fameux murs permettaient la culture de fruits a priori exotiques pour la région parisienne. Ce site, désormais classé, fait l’objet depuis une trentaine d’années d’une lutte active pour sa préservation, l’endroit représentant aujourd’hui une oasis de nature au cœur d’un espace urbain saturé. Or, en 2013, dans la dynamique du Grand Paris3, l’Établissement public foncier d’Île-de-France rachète l’usine, et deux hectares de mûrs à pêches adjacents. Une première étude sur la pollution des sols fait état d’une situation grave. Ce qui n’empêche pas l’Epfif et la mairie de louer une partie du site à des entrepreneurs, et même de l’inscrire en 2016 sur l’appel à projet « Inventons la métropole du Grand Paris ». En 2017, UrbanEra, une filiale de Bouygues immobilier, est retenue pour la reconversion. Son intention ? Construire en lieu et place de l’ancienne usine 80 logements et un hôtel « écologique ». Face à ce potentiel cheval de Troie pour l’urbanisation de la zone, une grande mobilisation populaire a lieu autour de la Fédération des Murs-à-Pêches, qui regroupe l’ensemble des acteurs du site. Le 20 mai 2018, environ 2 000 personnes marchent vers la mairie pour contester le projet de Bouygues... qui disparaît des radars peu de temps après. Visiblement mal à l’aise, la mairie ne donne aucune précision sur ce qui s’est joué.
Il faudra attendre le printemps 2020 pour qu’elle finisse par communiquer, non pas sur l’enterrement du projet de Bouygues, mais sur sa volonté de rassembler les acteurs des Murs-à-Pêches et de reprendre la main, via l’Epfif, sur la dépollution. À l’été, les entrepreneurs auxquels la mairie louait des bouts d’usine sont priés de quitter le site. La municipalité planifie dans la foulée et à la va-vite la démolition d’EIF sur la base du schéma de dépollution pensé dans le projet de Bouygues, sans aucune garantie sanitaire, tout en commandant à l’Agence régionale de santé (ARS) une campagne de prélèvements chez les riverains pour estimer et suivre l’impact de la pollution à l’extérieur du site.
C’est dans ce contexte que naît, en juin 2020, l’association Restes ensemble, fondée par les riverain·es voisin·es de l’usine, inquiet·es après que la mairie a annoncé l’existence de forts taux de pollution. « Une de nos revendications, c’était que les travaux ne débutent pas sans une enquête préliminaire pour connaître les éventuels impacts de la pollution », nous explique un des membres de l’association. D’autant que « le plan de dépollution ne prenait absolument pas en compte la potentielle contamination du voisinage ni la dangerosité des opérations de dépollution en elles-mêmes ».
Leur angoisse ? Qu’ » en cas d’accident lors de la démolition, il n’y ait aucun moyen de prouver que les variations de pollution sont liées aux travaux. On s’est donné comme but principal non pas de s’opposer à la dépollution, mais d’obtenir des garanties pour qu’elle se fasse dans un objectif de santé publique », insistent les membres de Restes ensemble.
Le 15 septembre 2020, un autre collectif, Garde la pêche, prend possession des lieux, investissant les parties non polluées de l’usine et contraignant la mairie à ajourner les travaux de démolition qui devaient débuter fin octobre. Pour Restes ensemble, « sans l’occupation du site, les travaux auraient débuté par la démolition des bâtiments, ce qui aurait été une erreur gravissime ». Le collectif saisit Environnement 93, qui fédère les associations de protection de l’environnement de Seine-Saint-Denis, et attaque le permis de démolir. En juillet 2021, l’Epfif demande finalement à la mairie de le retirer. « Stratégiquement, l’occupation du site était vitale », en conclut Restes ensemble. Pas du goût de la mairie qui depuis, n’a cessé de mener une guerre aveugle aux squatteur·ses, jusqu’à déposer une plainte pour « mise en danger pour la vie d’autrui », pointant du doigt l’accueil d’événements et d’hébergement sur un site pollué.
En face, les occupant·es continuent à espérer « que les institutions, la mairie, ouvrent le dialogue même si l’on construit ici des choses qui ne sont pas dans leur logique ». C’est que ces dix-huit derniers mois, les squatteur·ses n’ont pas chômé. En effet, depuis le début de l’occupation de septembre 2020, l’usine renaît de ses cendres, accueillant spectacles, chorale militante, ateliers de ferronnerie, d’arts plastiques, de menuiserie, etc. Tout un écosystème culturel fédéré autour de la friche qui entend bien profiter du bâtiment et de ses espaces extérieurs propices à une création libre et déconnectée des logiques de l’industrie culturelle. Le collectif organise également des récupérations d’invendus bio, redistribués à des associations du quartier qui les servent lors de repas solidaires. Sans oublier que le lieu sert aussi à l’occasion d’hébergement d’urgence. « Nous voulons que la mairie reconnaisse la réalité du travail social, culturel, populaire et non institutionnel qui existe ici, défendent les occupant·es. Qu’elle reconnaisse la richesse de ce qui s’y passe ! » Et de conclure : « Cette usine doit appartenir à tout ce tissu déjà en place ! »
1 Contactée par la rédaction, la municipalité n’a pas souhaité communiquer sur le sujet.
2 Les collectifs dont il est ici question ont demandé que les paroles de leurs membres soient restituées collectivement et non individuellement.
3 Projet contesté de métropolisation de l’agglomération parisienne. Lire « Tout le monde déteste le Grand Paris », CQFD n° 162 (février 2018).
Cet article a été publié dans
CQFD n°210 (juin 2022)
Dans ce numéro de juin criant son besoin « d’air », un dossier sur la machine répressive hexagonale et les élans militants permettant de ne pas s’y noyer et d’envisager d’autres horizons. Mais aussi : un long reportage à Laâyoune, Sahara Occidental, où les candidats à la traversée pour les Canaries sont traqués par les flics marocains, une visite dans la Zone À Patates (ZAP) de Pertuis, un dialogue sur les blessures de la guerre d’Algérie, de la boxe autonome, une guérilla maoïste indienne, des Trous orgasmiques…
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Paru dans CQFD n°210 (juin 2022)
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Mis en ligne le 24.06.2022