Inde : résistances autochtones contre l’extractivisme

Hasdeo Arand : ici, même les arbres pleurent

Hasdeo Arand, l’une des plus grandes forêts de l’Inde, est fortement menacée par un mégaprojet de mine de charbon. Les habitant·es, déterminé·es, s’organisent pour faire barrage à ce nouvel écocide. Ekta, documentariste prépare un film sur le sujet. Elle nous ouvre son carnet de notes.
Marina Margarina

« Qu’est-ce qu’on aurait pu faire ? On n’avait pas le droit d’entrer dans la zone. On était nassés par la police. Alors on est restés sur place et on a pleuré. On entendait le vrombissement strident de la machine, le son des grands arbres qui tombaient, le tremblement du sol sous nos pieds. On entendait les arbres qui pleuraient, eux aussi ». Voilà comment les habitant·es de la forêt de Hasdeo Arand me racontent cette terrible matinée de décembre 2023.

Située au Chhattisgarh, un État du centre-est de l’Inde, cette forêt s’étend sur 170 000 hectares. C’est le plus grand massif forestier du pays, dense et très riche en biodiversité, abritant des essences d’arbres indigènes et un vaste habitat pour les éléphants. Hasdeo Arand, habitée par 1,8 million d’adivasis*représentant divers peuples autochtones, abrite aussi 18 gisements de charbon. Elle est devenue un lieu de résistance acharnée de ces peuples contre l’abattage des arbres et l’extraction minière depuis sa cession en 2011 au groupe Adani, dirigé par l’oligarque du régime, l’un des industriels les plus riches du monde, Gautam Adani.

Des arcs face aux jeeps

Il faut s’imaginer un tel moment. C’est la nuit du 21 décembre 2023, les gens dorment. Ils sont subitement réveillés par les grondements d’une centaine de jeeps qui freinent devant les maisons, phares braqués sur eux. « La police a débarqué à 3 h 30 du matin. J’étais nu, je ne portais même pas mes sous-vêtements. Ils m’ont poussé dans leurs vans, raconte Shiv Prasad Khusro, l’un des cinq opposants placés en garde à vue. Quand ma femme et mes enfants ont pris ma défense, ils ont menacé de les embarquer aussi. Quand nous leur avons demandé pourquoi on nous arrêtait, ils nous ont répondu qu’on n’avait pas le droit de leur poser de questions. » La veille, les villageois·es s’étaient rendus comme d’habitude au QG du comité de lutte Hasdeo Bachao Sangharsh Samiti (HBSS), un espace à ciel ouvert entouré d’arbres, juste à côté de la mine. On y trouve un petit abri où a été accrochée une banderole qui résume les revendications des villages que l’extraction du charbon a promis à la disparition. Iels exigent que l’entreprise respecte les décisions issues des assemblées villageoises, à savoir le refus du projet. Voilà deux ans que des habitant·es se retrouvent là tous les jours en signe de résistance et, de 10 heures du matin à 6 heures du soir, s’adonnent à leurs activités : tri des feuilles de la forêt, fabrication d’huile, confection de paniers, balais, matelas. Alors que Shiv Prasad Khusro se fait arrêter dans son village, entre 50 et 60 personnes s’élancent vers la forêt munies d’arcs et de flèches, et se retrouvent face à une ligne de barrage de centaines de jeeps et d’hommes armés. Elles assistent à l’abattage des arbres aux sons des vrombissements sinistres des tronçonneuses. Le jeune Akhilesh raconte : « On avançait pour protéger un arbre, ils couraient vers le suivant. Ils nous ont arraché nos arcs et nos flèches et les ont détruits devant nous. Ils ont pris des selfies en posant devant des tas d’écorces mortes. Malgré nos efforts, nous n’avons pas pu sauver un seul arbre. » Certaines femmes se sont évanouies, les jeunes hommes n’ont plus dit un mot. C’est ainsi que l’évacuation de la zone a commencé, avec pour objectif le démarrage de la phase 2 du projet de mine de charbon à ciel ouvert de Parsa East Kanta Basan.

Alors que la phase 1 du projet a impliqué l’accaparement de 762 hectares de terres, cette seconde phase prévoit 138 hectares supplémentaires. Sans notification préalable, ce 21 décembre 2023, 43 hectares ont été saisis et près de 150 000 arbres abattus. Pour les organisations qui résistent au projet, l’entreprise Adani opère dans l’illégalité : les signatures des autorités villageoises, imprimées sur les documents officiels, obligatoires pour commencer les travaux, seraient fausses. Et deux institutions gouvernementales de protection de l’environnement, le Indian Council of Forestry Research and Education (ICFRE) et le Wildlife Institute of India (WII), ont livré des rapports s’opposant à l’ouverture de la mine.

Les jeunes adivasis rêvent de motos de course

Soudain, une petite fille tirant un camion en bois court vers moi : « Tata, tata, je veux une maison comme Adani ! Il y aura de l’électricité et de l’eau qui coule d’un robinet. Je veux une maison dans laquelle je n’entendrai pas les machines. » L’identité des adivasis ne se résume pas à la caricature qui en est souvent faite d’un peuple naïf, dépeint par les médias et les chercheur·ses comme des marionnettes entre les mains des industriels et des politiciens. En réalité, dans un pays moderne, néolibéral et fasciste, les identités adivasies sont multiples : ce sont des gens qui possèdent des terres, qui veulent instruire leurs enfants, qui veulent du pouvoir politique, qui veulent protéger leurs traditions, qui veulent des maisons en ciment, mais qui veulent aussi des smartphones à la mode et prendre l’avion. Ce sont des personnes qui réfléchissent et qui ont leurs propres visions de l’avenir.

De fait, certain·es résistent à l’entreprise, d’autres non. Cette dernière met des jeunes de son côté en leur donnant de l’argent, un travail avec contrat, en payant leurs études, en les aidant à réaliser leurs aspirations. Elle rachète leurs terres cédées à vil prix. Beaucoup des jeunes que j’ai rencontrés ont vite dépensé cet argent en achetant des motos de course, beaucoup se sont lourdement endettés, beaucoup sont morts dans des accidents. L’arrivée soudaine de l’argent de l’entreprise a déclenché des conduites à risque dans tous les sens.

Devenu un État à part entière en 2000, le Chhattisgarh est emblématique de la nouvelle Inde – un État moderne, corrompu, patriarcal et en cours d’homogénéisation religieuse. Le BJP* a réussi à se faire aimer des jeunes en les attirant dans des lieux de loisir et de divertissement en passant par la propagande religieuse. Beaucoup d’entre eux se rendent aux soirées disco hindutva*, aux foires ou aux manifestations culturelles organisées tout au long de l’année. La culture des peuples autochtones est progressivement aspirée par les brigades de l’hindutva.

Kete, un village rayé de la carte

J’ai rencontré beaucoup de déplacé·es lors de mes différents séjours. Depuis 2016, les 300 habitant·es de l’ancien village de Kete, rasé de la carte pendant la phase 1 du projet minier, ont dû s’installer dans d’autres villages voisins. « Nous avons protesté jusqu’au jour où un bulldozer est venu et a tout détruit sous nos yeux, témoigne Shiv Prasad Kusro, ancien habitant. J’ai emporté quelques pièces de bois pour reconstruire notre maison ici et composé des chansons sur les événements que nous avons vécus, pour que mes enfants connaissent leurs origines. »

La région de Hasdeo est majoritairement habitée par des Gonds. Pour ce peuple adivasi, les arbres sont sacrés : on s’en remet à eux pour célébrer les naissances, les morts, les récoltes, les mariages. Le sarna est un bosquet sacré, identifié par le baiga (prêtre du village), où se déroulent les cérémonies divinatoires. « Nous ne les avons pas laissés abattre notre sarna, se souvient Phool Baso, un vieil homme de Kete. Nous les avons suivis sans relâche quand ils sont arrivés avec leurs gros engins. Mais ils ont tout détruit sous nos yeux. Nos ancêtres sont très en colère. » Tous·tes racontent la douleur d’habiter dans un village inconnu, où iels travaillent les terres des autres, se sentent comme des étrangers et sont coupé·es de leurs proches.

 

À son retour de la mine, Jageshwar, 22 ans, se plaint de terribles maux de tête. Son travail consiste à scier des billots de bois pour qu’ils soient transportables jusqu’à la ville la plus proche. « Toute la journée, je reconnais les arbres que je suis en train de scier. Personne chez moi ne sait quel travail je fais. À la mine, les alignements d’arbres vont aussi loin que le vol du corbeau. Tout l’argent de leur vente ira à Adani ! Nous avons travaillé vingt jours sans être payés. Nous n’y retournerons plus tant que nous n’aurons pas touché notre salaire. »

Lorsque je vais d’un village à l’autre, perdue dans mes pensées, je regarde la forêt. Je sens qu’elle n’oubliera pas. Les arbres se souviennent. Ceux qui sont encore debout se murmurent des paroles de deuil après ce massacre impardonnable. La terre n’oubliera pas ces actes. Elle se soulèvera et produira quelque chose d’inattendu.

Par Ekta
Facebook  Twitter  Mastodon  Email   Imprimer
Écrire un commentaire
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Cet article a été publié dans

CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

Trouver un point de vente
Je veux m'abonner
Faire un don