Traque de Cesare Battisti
Comme une bête féroce
Au petit matin du 17 janvier 2019 sur les murs du centre de Rome sont apparues des fresques intitulées L’Exhibition du monstre, Italie 2019. Elles représentaient un Cesare Battisti cloué au pilori dans une ambiance d’ancien régime avec au premier plan les ministres de l’Intérieur et de la Justice, Matteo Salvini et Alfonso Bonafede, en inquisiteurs. Vite arrachées par la police, ces affiches ont été revendiquées par le Collettivo Militant en ces termes : « Après la capture de Cesare Battisti, deux ministres cosplayers, déguisés pour l’occasion en policier [Salvini] et gardien de prison [Bonafede], ont organisé un spectacle grotesque qui a ramené la justice italienne des siècles en arrière. L’exposition du “ monstre ” en place publique, l’exhibition de la proie devant les télévisions, tel un trophée de chasse, la mise en scène spectaculaire de l’arrivée à l’aéroport avec ce show d’auto-congratulations… et jusqu’à la réalisation de cette honteuse vidéo [où Battisti est filmé jusque dans les locaux de la prison – images diffusées par le site de l’administration pénitentiaire italienne au mépris de la loi, puis reprises par Bonafede dans un clip musical dramatisé]… Personne n’était jamais allé aussi loin, pas même les pires démocrates-chrétiens de la plus sombre période des lois spéciales n’étaient descendus à ce niveau. »
L’enlèvement et le traitement anticonstitutionnel réservé à Battisti dans une sordide mise en scène ont choqué jusqu’à certaines personnalités pourtant satisfaites de son arrestation – dont un cardinal et un archevêque. En France, des anciens soutiens de l’écrivain, notamment dans le milieu du polar, s’indignent et demandent l’amnistie. À l’instar d’Edgar Morin qui nous a confié : « Je pense que même si Cesare Battisti a commis ces meurtres [dont on l’accuse], un homme a changé après quarante ans, et cette poursuite au fugitif me répugne. »
Mais les digues de l’indignité sont rompues et Salvini salive : « Je peux vous garantir que celui-là pourrira en prison jusqu’à sa mort. » Ou encore : « Au Brésil, on l’a vu siroter des cocktails sur la plage, au mépris des victimes et de leurs familles. C’est fini la belle vie ! » Qu’importe si sur ses quatorze années passées au Brésil, Cesare Battisti en a passé près de cinq en prison. Qu’importe que la prétendue « belle vie » soit le fruit de l’exil d’un homme traqué, séparé de sa compagne, de son fils et de ses deux filles. Qu’importe : il faut faire de lui un monstre à tout prix.
Plus généralement, apparaît dans l’ » affaire Battisti » le poids de la vengeance d’État qu’on veut faire peser sur ce fils de paysans du Lazio, jusqu’à en faire le bouc-émissaire des « années de plomb » italiennes. Objet d’enjeux qui dépassent largement son cas personnel, Battisti devient l’arbre qui cache la forêt : la plupart des attentats-massacres des années 1960-1980 ont été perpétrés par des activistes d’extrême droite, artisans d’une « stratégie de la tension » qui n’a pas dévoilé tous ses secrets.
Né en 1954, Cesare Battisti connaît la prison dès 1971, condamné pour braquage. Là, il rencontre des militants du groupe des Prolétaires armés pour le communisme (PAC), issu de l’autonomie ouvrière. Arrêté en 1979, il est condamné en 1981 à 13 ans de réclusion pour appartenance à bande armée. Le 4 octobre 1981, des amis des PAC le libèrent de la prison de Frosinone. Se prononçant pour la fin de la lutte armée, il s’enfuit en France, puis au Mexique en 1982 1. Cette même année, Pietro Mutti, un des chefs des PAC, est arrêté pour le meurtre d’un gardien de prison, Antonio Santoro. Devenu « repenti », il implique Battisti dans les quatre meurtres commis par les PAC. En récompense de sa « collaboration », il fera 8 ans de prison, tandis que Cesare sera condamné par contumace à la perpétuité en 1988 pour les meurtres de Santoro et du policier Andrea Campagna, ainsi que pour « complicité d’assassinat » des commerçants Pierluigi Torregiani et Lino Sabbadin.
Après neuf ans passés au Mexique, Battisti revient en France et bénéficie de la doctrine Mitterrand à l’égard des exilés italiens. En 1985, au congrès de la Ligue des droits de l’homme, Mitterrand avait déclaré : « Prenons le cas des Italiens ; sur quelque 300 qui ont participé à des actions terroristes durant de longues années avant 1981, plus d’une centaine sont venus en France, ont rompu avec la machine infernale, le proclament et ont abordé une deuxième phase de leur propre vie. […] J’ai dit au gouvernement italien que ces Italiens étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition et que ceux qui poursuivent des méthodes que nous condamnons, eh bien, nous le saurons, et, le sachant, nous les extraderons ! »
La condamnation à perpétuité de Battisti est confirmée en second appel le 31 mars 1993 à Milan. Sous la protection juridique de la France, il habite Paris, où il gère une laverie avant de devenir concierge, tout en écrivant. En 1997, il obtient une carte de séjour de dix ans. Mais en février 2004, la police anti-terroriste l’arrête après une nouvelle demande d’extradition de l’Italie.
C’est le début de l’ » affaire Battisti », qui suscite une vive polémique en Italie et en France, où cet homme marié et père de deux enfants est désormais connu comme auteur de polars. Un aréopage très large d’artistes, d’écrivains, de journalistes, de personnalités politiques protestent contre son extradition, dont Fred Vargas, Guy Bedos, Georges Moustaki, Bertrand Delanoë, Bernard-Henri Lévy ou encore l’abbé Pierre. François Hollande, alors premier secrétaire du Parti socialiste, lui rend visite à la Santé. En avril, Cesare est placé en liberté surveillée.
Sur les faits mêmes, Cesare Battisti se défend dans une Lettre ouverte aux Italiens et aux Français : « Comment puis-je contrer la rumeur qui m’accable : “criminel odieux”, “assassin”, “tueur” […]. Cet homme, ce meurtrier, je ne le connais pas. […] Oui, j’étais bien membre d’un groupe armé, comme le furent des milliers d’autres jeunes à cette époque, et je n’étais “chef” de personne. Ayant perdu confiance dans la justice de mon pays, je me suis évadé pour m’exiler à l’étranger. Je fus ainsi jugé en mon absence […] sans avoir jamais pu parler à l’avocat. Dans ces conditions, je fus condamné à la prison à vie sur la parole dictée des “repentis”, qui furent acculés à négocier leur peine. »
Le 2 juillet 2004, le président Chirac déclare qu’il ne s’opposera pas à l’extradition. Officiellement, la France tourne le dos à la « doctrine Mitterrand »2. Le 8, le Garde des sceaux, Dominique Perben, suspend le décret d’application de sa naturalisation, qui était sur le point d’aboutir. Cesare annonce qu’il retourne à la clandestinité. Plus tard, en janvier 2009, il affirmera que sa fuite a été facilitée par les services secrets français.
À partir de 2004, il séjourne clandestinement au Brésil. Le 18 mars 2007, il est arrêté à Rio par la police brésilienne, avec l’aide en amont de policiers français qui assistent à sa capture. Candidat à la présidentielle, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, est à la manoeuvre : « La police française a communiqué des renseignements, comme c’est son devoir », déclare-t-il. La droite française applaudit, tandis que des responsables de gauche et François Bayrou demandent au gouvernement de faire pression sur l’Italie pour que Battisti soit rejugé.
Fin 2010, après plusieurs années de tergiversations, au dernier jour de son mandat, le président Lula fait annoncer son refus de l’extradition. Le 9 juin 2011, Cesare sort de la prison de haute sécurité de Papuna. Le 22 juin, le Conseil national de l’immigration lui accorde un permis de résidence permanente au Brésil.
Mais en octobre 2018, Jair Bolsonaro, candidat à la présidentielle brésilienne, promet qu’en cas de victoire, il livrera Battisti à l’Italie. Le candidat d’extrême droite est élu le 29 octobre et son fils s’empresse de twitter avec une joie malsaine : « Le cadeau arrive… » Entre fachos, on se fait des cadeaux.
Dans une dernière cavale, Cesare Battisti passe en Bolivie où il demande l’asile. Mais s’essuyant les pieds sur la directive des Nations unies et les règles concernant l’octroi de l’asile qu’il avait lui-même décidées, le président bolivien Evo Morales – plus soucieux de ses relations économiques avec son voisin brésilien que de dignité humaine – offre l’écrivain en butin à l’Italie. À son arrivée en Italie, Cesare proclame : « Je ne me déclare pas innocent, mais je n’accepte pas tout ce dont ils m’accusent. » Et d’ajouter : « Je me suis senti humilié. Je ne suis plus la personne que j’étais il y a quarante ans. »
« Un chapitre honteux de l’histoire récente de l’Italie est clos », a déclaré solennellement Maria Elisabetta Alberti Casellati, présidente du Sénat et membre de Forza Italia, parti de Berlusconi. « La clôture d’une époque ?, s’interroge Oreste Scalzone, figure historique de l’autonomie ouvrière qui milite pour l’amnistie3. À vrai dire, la seule clôture réellement existante est la fermeture des portes d’une cellule sur quelqu’un qui, selon eux, devrait être destiné à “cent ans de solitude” dans ce tombeau pour êtres encore vivants, à Oristano. »
Le cas Roberto Fiore
L’amnistie introuvable
1 Dans Dernières cartouches (Rivages, 2000), roman plus ou moins autobiographique, Cesare Battisti revient sur cette période. Lire également : Carlos A. Lungarzo, Cesare Battisti – Les Coulisses obscures, préface de Fred Vargas, éd. Viviane Hamy, 2014.
2 Aujourd’hui, l’Italie de Salvini négocie avec la France de Macron pour que soient extradés quatorze autres « anciens terroristes ».
3 Voir ci-dessus « L’amnistie introuvable » et le blog Oreste Scalzone & complici.
Cet article a été publié dans
CQFD n°173 (février 2019)
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Paru dans CQFD n°173 (février 2019)
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Mis en ligne le 12.08.2019