Dossier « Le travail mort vivant »

Vélo-entrepreneurs : notre devenir Siret

Rebaptisé vélo-taxi à énergie propre, ou transport doux, le rickshaw reprend du service depuis le milieu des années 1990. CQFD a rencontré deux auto-entrepreneurs d’Happymoov, « entreprise novatrice et dynamique » qui fait de la publicité à pédale son fonds de commerce.
Par Baptiste Alchourroun

Le 27 septembre 2016, un rapport de l’OMS1 faisait le tour des médias : 92 % de la population mondiale évolue dans une atmosphère trop polluée. En cause, l’anthropocène2 : « Les modes de transport inefficaces, les combustibles ménagers, la combustion des déchets, les centrales électriques alimentées au charbon et les activités industrielles.  » Alors que la température globale n’en finit plus de grimper, une certaine économie de niche tente le coup du taxi écologique dans les métropoles saturées de microparticules.

« Happymoov vous emmène à bord de ses City Cruisers à travers la ville pour vous permettre de vous déplacer rapidement et facilement {{}}[…], sans émettre la moindre pollution.  » Vocabulaire anglophone de rigueur, « équipe de franchisés jeune, solidaire et ambitieuse  », certification écologique : le rickshaw débarque sous nos latitudes. Mais contrairement à son cousin d’Asie du Sud- Est, il est essentiellement connecté au flux touristique : « On n’a quasiment que des touristes, beaucoup plus que des Marseillais  » confirme Sébastien, coursier nouvellement arrivé dans l’équipe.

Fort de plus de cent vélo-taxis sur l’ensemble du territoire, Happymoov vend ces « 5 m2 d’affichage visibles à 360°  » aux annonceurs. Ce « support à fort capital sympathie, écologique, mobile  » permet « un taux de mémorisation bien supérieur aux supports traditionnels  » tout en conférant aux clients « une image positive, dynamique et moderne  ». Bertrand, autoentrepreneur aux « deux casquettes  », coursier et manager, nous le confirme : « Aux annonceurs, on vend le côté écologique, on vend le côté visible à peu près partout.  »

Si les clients d’Happymoov sont les annonceurs, les coursiers, eux, s’occupent de balader un espace publicitaire et leur propre clientèle : les touristes. Car les pilotes sont tous autoentrepreneurs. Sous sa casquette de manager, Bertrand précise : « Nous sommes uniquement fournisseurs d’un moyen de gagner de l’argent avec une certaine éthique, forcément, puisqu’il s’agit de vélos.  » Et pourquoi des autoentrepreneurs ? « La raison, c’est qu’on ne peut pas et on ne veut pas vérifier ce qu’ils font sur le terrain. C’est impossible de filmer la transaction, il y a toujours un subterfuge possible de la part du pilote pour nous mentir.  » Évidemment, la confiance n’est pas de mise quand on voit tout le passif de la résistance ouvrière au travail. un salarié, c’est pas fiable ! « On n’a absolument pas de pouvoir sur la motivation du pilote alors que 50 % de son chiffre d’affaires en dépend. On ne peut pas gérer le fait qu’il se pose sur son vélo. On a déjà eu des gens qui passent leur journée entière à lire un livre. Ils font quand même un petit chiffre d’affaires puisque le vélo attire l’oeil et donc des gens viennent les trouver, mais ils ne sont pas très proactifs. Beaucoup de raisons font qu’on passe au statut d’autoentrepreneur : pour nous, comme pour le pilote, c’est plus rétributif.  »

De toute façon, c’est surtout plus rétributif pour Happymoov qui tire ses revenus uniquement de la publicité. Pour le reste, autant sous-traiter, ça coûte toujours moins cher. Les vélo-taxis sont donc loués à des autoentrepreneurs, afin qu’ils paradent en ville pour des annonceurs. Et « il nous faut beaucoup d’autoentrepreneurs, poursuit Bertrand. On a besoin de pas mal de gens, parce qu’ils ne font qu’un ou deux jours par semaine – entre 4 et 8 heures par jour. C’est plus généralement 4 heures parce qu’en effet, c’est très éprouvant. Le statut d’autoentrepreneur leur laisse le choix de commencer et de terminer quand ils veulent. Parce qu’on sait que c’est éreintant. On n’a pas envie de les fatiguer.  »

Sébastien, lui, est au chômage. Après une prestation en ingénierie de quelques mois, il raccroche, trouvant l’environnement malsain. Happymoov pour lui ? C’est « un complément, pour faire un peu d’argent de poche. Ce n’est pas du tout une projection de carrière. Je pense que tu peux difficilement en faire une seule activité. Ça ne serait pas viable. En juillet-août, tu peux te faire beaucoup d’argent si tu travailles tous les jours, mais en décembre, tu n’auras quasiment plus personne.  » Évidemment, comme dans toute économie déterminée par les pérégrinations des classes moyennes mondialisées, l’activité y est instable. Et ça se ressent sur le chiffre d’affaires : « Ça peut n’être rien, si jamais je ne trouve aucun client. Mais globalement je fais entre 22 et 108 euros. Sachant que je n’ai travaillé qu’en septembre. Juillet- août, je pense que ça peut être beaucoup plus. Mais c’est relativement précaire.  » Pour Bertrand, notre coursier/manager, la moyenne est plus élevée : « Une bonne journée, bien rentable, à fond et au taquet, je fais entre 100 et 150 euros. une journée moyenne, c’est plutôt 80 euros.  »

Pour le moment, ce genre de travail reste cantonné à cette catégorie fourre-tout des jobs étudiants, du complément de salaire, de la petite débrouille. Mais, nous n’avons pas fini d’entendre l’injonction libérale à être l’entrepreneur de sa propre vie, comme le claironnait, il y a peu, un Copé (LR) en campagne aux assises de Produire en France : « Comment voulez-vous que l’on produise en France quand on croule sous les taxes, les charges et les réglementations.[...] Il faut en finir avec le Code du travail, avec les 35 heures. Il faut se décomplexer par rapport au travail. Chaque jeune à l’âge de 16 ans doit recevoir un numéro de Siret, une inscription au registre du commerce.  » Allez, roule « Poupou », en attendant de foutre la Production devant la cour d’assises.

Momo Brücke

1 Organisation mondiale de la santé.

2 Anthropocène : période géologique où la révolution industrielle fait de l’activité humaine une force capable d’influer sur le système-terre. Cf. l’entretien avec C. Bonneuil dans CQFD n°138, « Les oligarques du capitalocène sont nos adversaires ».

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