Viols de masse en Bosnie-Herzégovine

Sabiha Husić, toujours en guerre

Psychothérapeute et théologienne musulmane, Sabiha Husić s’attache depuis trois décennies à soutenir les femmes de Bosnie violées pendant le conflit armé des années 1990. Elle nous a reçus un jour de décembre dans les locaux de son association, à quelques dizaines de kilomètres de Sarajevo.
Par Junie Briffaz

En gravissant sous une pluie battante la longue côte asphaltée qui nous mène à Sabiha Husić, on s’attend à se heurter à un discours médiatique bien huilé et à une parole contenue. Celle d’une figure du féminisme bosnien, habituée à dealer avec l’ONU ; et qui a même reçu la visite d’Angelina Jolie lorsque la star était émissaire du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Il n’en sera rien : la langue de bois, Sabiha ne connaît pas. Turban corail sur la tête, veston accordé et poignée de main solide, elle reçoit dans son bureau où s’entassent des piles de dossiers. « Douze mille. On a accueilli plus de 12 000 femmes ici en trente ans », indique-t-elle. Ici, c’est Medica Zenica, une structure qu’elle a fondée en 1993 dans le but de soutenir psychologiquement et juridiquement les quelque 20 000 femmes (pour beaucoup d’« ethnie » bosniaque, de confession musulmane) victimes de violences sexuelles et de viols, perpétrés en masse pendant le conflit armé qui a ravagé la Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995. Parce qu’il y a des plaies que le temps ne suffit pas à panser, trois décennies plus tard, l’association tourne toujours à plein. L’histoire de ce lieu, Sabiha Husić nous la raconte un matin d’hiver, entre deux tasses de thé. Une histoire qui se mêle à une autre, plus intime : la sienne.

« Je ne sais pas ce que je vais faire de ce corps »

Tout commence au début de l’année 1993. Sabiha a une trentaine d’années. Depuis un an, son pays est en proie à une guerre fratricide, dans le contexte de la dislocation de la Yougoslavie. Dès la proclamation d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, le 1er mars 1992, la jeune république multiethnique est devenue la cible de ses voisins serbes et croates et de leurs milices qui multiplient les exactions1.

Avec d’autres sœurs de galère, Sabiha se met alors à bricoler des groupes de parole informels

Sabiha vit alors dans la petite ville de Vitez, à environ 80 kilomètres au nord-est de la capitale, Sarajevo. Lorsque les milices croates prennent la ville et expulsent sa population musulmane, Sabiha, elle-même musulmane, prend la route, venant grossir les rangs des déplacés qui affluent dans des camps construits à la va-vite. Direction celui de Zenica, ville moyenne restée sous contrôle bosniaque, à une quinzaine de kilomètres de là. Sur le chemin, Sabiha est confrontée au pire. Elle raconte : « Le trajet entre Vitez et Zenica était horrible… C’est là que je me suis rendu compte de ce qui était en train de se passer, là que j’ai vu nos soldats2 violer des femmes et des filles. » Une fois arrivée dans le camp, elle comprend que ce qu’elle a vu sur la route de Zenica, elles sont nombreuses à l’avoir vécu. Entre femmes, les langues se délient : « Certaines disaient : “Je ne peux pas dormir, je ne peux pas manger, je ne sais pas ce que je vais faire de ce corps, de ma vie… J’aurais préféré qu’ils me tuent…” » Avec d’autres sœurs de galère, Sabiha se met alors à bricoler des groupes de parole informels : « On s’asseyait ensemble et on parlait. C’était une sorte de travail thérapeutique, même si à ce moment-là on ne savait pas encore que c’était de ça qu’il s’agissait. » Très vite, elle a l’idée de monter une structure, de s’organiser pour soutenir psychologiquement les victimes. Ce sera Medica, créée peu de temps après, à l’extérieur du camp. « On a appris sur le tas, explique-t-elle avec humilité. On n’avait aucune compétence, mais on pouvait au moins leur apporter une écoute, entendre leur voix.  » Ce n’est que plus tard, après la guerre et loin de chez elle, que Sabiha se formera à la psychothérapie.

Une fatwa au service des survivantes

Le travail de Medica a beau être salutaire, Sabiha en a conscience : beaucoup de femmes ne pousseront jamais les portes de l’association. « Il y avait un tabou. Personne ne se préoccupait des violences sexuelles, et on entendait ici et là : “Vous ne pouvez pas les encourager à parler, vous allez détruire des familles, etc.” » Mais pour Sabiha, refermer le couvercle n’est pas une option. Avec son équipe, elle arpente les camps de déplacés, se rend dans des villages reculés pour informer les femmes du soutien que l’association peut leur apporter.

Pour Sabiha, refermer le couvercle n’est pas une option

Pour gagner la confiance des familles bosniaques, Sabiha s’appuie sur la formation de théologienne qu’elle a suivie quelques années plus tôt : «  Je parvenais à me rendre dans des familles musulmanes en leur disant que j’étais là pour savoir comment ça allait, quels étaient leurs besoins, etc. Au début, je m’asseyais et on échangeait tous ensemble. Puis, après quelque temps, 45 minutes, une heure peut-être, je demandais aux hommes de nous laisser entre femmes, en disant qu’on avait besoin de parler de nos trucs à nous. » Elle conclut, une pointe de fierté dans la voix : «  C’est comme ça que j’arrivais à avoir l’espace et le temps pour parler avec elles de ce qu’elles avaient vécu.  »

Sa casquette de théologienne, Sabiha s’en sert habilement, la mettant au service de son combat. Elle parvient même à impulser la proclamation d’une fatwa (avis juridique) préconisant de «  respecter ces femmes, les accepter, les aider ». Avec le recul, Sabiha estime que « ça a aidé la communauté musulmane de Bosnie à prendre conscience du problème ».

« Solidarité de façade »

Trente ans plus tard, Medica accueille encore certaines victimes pour la première fois : « On ne sait jamais quand les survivantes parleront », explique Sabiha. Elles viennent pour entamer un suivi parce qu’elles en ressentent le besoin ou pour obtenir un certificat qui leur permettra de prétendre à l’allocation de victime de guerre. Une pension de 300 euros, versée aux femmes agressées sexuellement pendant le conflit – une ressource précieuse dans un pays où les salaires n’atteignent pas toujours cette somme. Mais pour y avoir droit, « on leur demande énormément de justificatifs, déplore Sabiha. En plus du document de prise en charge par Medica, elles doivent fournir leur témoignage ou encore des documents émanant de centres de santé. Dans certaines situations, s’il y a eu des témoins, la commission peut aussi leur demander de fournir un écrit ». Et Sabiha d’ajouter : « Ce n’est pas simple pour elles de retourner ainsi dans le passé. Beaucoup revivent leur traumatisme, des images refont surface…  » À Medica, la psychothérapeute et son équipe font alors de leur mieux pour les aider à rassembler les preuves. Un travail colossal dont beaucoup de femmes ne voient jamais le bout : en juin 2022, seules 1 300 d’entre elles étaient parvenues à décrocher l’allocation. Sabiha fulmine : « On se bat depuis 1993 pour rompre le silence ; aujourd’hui, les instances internationales reconnaissent le viol comme un crime de guerre à part entière ; mais on attend toujours davantage d’actions concrètes de la part de l’État, qui pour sa part a tendance à s’en tenir à une solidarité de façade ! »

Quoiqu’indéniables, les progrès sont minces. « Aujourd’hui, parler d’agressions sexuelles et de viols de guerre dans les familles et dans la société est devenu possible », concède Sabiha, avant de pondérer : « Certes, à présent, les politiques entendent ce qu’il s’est passé, et que quelqu’un en est responsable. Mais ils sont toujours incapables de reconnaître l’existence de violences sexuelles au présent et au sein des familles. »

Sabiha souffle un coup, scrute l’heure. Dehors, la pluie a cessé et sur la table, les tasses de thé sont vides : l’échange touche à sa fin. Peu loquace sur ses drames à elle, la psy lâchera juste que « ce n’est pas simple de travailler avec des gens traumatisés », qu’elle tente cahin-caha de protéger sa santé mentale : « C’est nécessaire pour pouvoir aider les autres… » Elle nous raccompagne à la porte, s’excusant presque d’avoir à faire : le bruit des bottes a beau s’être tu en Bosnie, Sabiha, elle, ne désarme pas.

Tiphaine Guéret & Laurent Perez

1 Dans la Bosnie-Herzégovine yougoslave, les Bosniaques (musulmans) représentaient une majorité relative (44 %) de la population. Refusant l’indépendance de cet État où ils seraient minoritaires, les Serbes de Bosnie déclenchent une guerre civile ; avec le soutien actif de la Serbie, ils entreprennent une guerre de conquête et de nettoyage ethnique. En 1993-1994, les Croates les imitent dans les régions où ils sont présents. Les accords de paix de Dayton, en 1995, entérinent le nettoyage ethnique et la séparation des populations.

2 Certains soldats bosniaques se sont également rendus coupables de crimes de guerre, y compris de viols, mais dans des proportions nettement moindres que Serbes et Croates.

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CQFD n°218 (mars 2023)

« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.

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