Mes héros toxiques #7

Virer Debord

V’là que soudain tu réfléchis. Et que tu fais ce bilan. Parmi tous les artistes que tu as écoutés, regardés et lus dans ta jeunesse, une grosse partie étaient des mecs. Pire : beaucoup avaient des facettes toxiques. Ce mois-ci, place à Guy Debord, le tonton impressionnant dont on s’aperçoit trop tard que c’était en fait un vieux vicelard.
Sleven

Quand j’ai commencé à lire Guy Debord, j’avais seize ans. Debord était mort deux ans plus tôt (en 1994) et il était à la mode. Il avait fait la une des Inrocks. La Société du Spectacle venait de sortir en poche, bientôt suivie des Commentaires et du recueil du bulletin de l’Internationale lettriste Potlatch. On rééditait la revue Internationale situationniste, on entamait la publication de la Correspondance. Je parle d’un temps où internet n’existait pour ainsi dire pas en France, où les textes circulaient sur papier. Bref, pendant la petite dizaine d’années que la mode a duré, j’ai tout dévoré. À chaque déménagement, j’écrème ma bibliothèque, mais du Debord et des situs, il m’en reste un mètre linéaire. Ça doit bien faire dix ans que je n’ai rien relu : à chaque fois que j’essaie, j’ai l’impression de sentir un étau presser mes tempes.

*

Qu’est-ce qui chez Debord a tellement enthousiasmé l’ado et le post-ado intello que j’étais, tendance révolutionnaire ? La radicalité, d’abord. La radicalité la plus extrême, l’ultra-gauchisme dans sa variante la plus snob. Radicalité dans le discours, hein, s’agissait pas de prendre les armes ni même un manche de pioche. Ce sont, sur un mur, ces mots : « Ne travaillez jamais ». Et Dieu sait que l’idée de devoir travailler un jour me terrorisait – l’ennui, les horaires contraints, la subordination. Mais jamais, ça veut dire jamais. (Que se passe-t-il si tu travailles ? Eh bien, tu es méprisable, c’est Debord lui-même qui le dit dans Panégyrique.) Dans les saumâtres années 1980-1990, la radicalité debordienne, ce n’était même pas no future, c’était no present. Il n’y avait plus rien à sauver, tout était foutu – et si tu aimais quoique ce soit du monde qui t’entourait, tu étais soit un collabo, soit un pigeon. Pour décorer tout ce désespoir, il y avait ces références cryptiques, les grands moralistes du XVIIe siècle, et ce style que les fans de Debord ont longtemps continué à singer. Séduction du snobisme. Il paraît qu’en privé, Debord aimait transmettre ; dans ses livres, il était puant. Et, comme beaucoup de jeunes fans de Debord depuis un demi-siècle, j’étais un petit mec puant, que la lecture de Debord n’a fait qu’encourager là-dedans.

À bien y regarder, il y avait pourtant, déjà à l’époque, de quoi me mettre la puce à l’oreille. Certains avaient tiqué en voyant Debord signer chez Gallimard pour la réédition de ses œuvres, puis chez Canal+ pour son dernier film, diffusé un mois après sa mort. Question pureté révolutionnaire, ça la foutait mal. Ce que ça venait rappeler, c’est que Debord était avant tout un rejeton de la grande bourgeoisie, très à l’aise avec les affaires d’argent. Dans sa biographie, Christophe Bourseiller raconte qu’à l’époque où il écrivait « Ne travaillez jamais » sur un mur de la rue de Seine, à Paris, il renvoyait toutes les semaines son linge sale à sa grand-mère, à Cannes. Je suppose qu’à 18 ans, j’ai trouvé ça stylé. Je n’avais pas percuté tout ce que ça change, dans la vie, de naître avec ou sans argent – dangereuse erreur, quand on appartient à la seconde catégorie. Les situs, c’est pas une école de lutte des classes1. Quelque part dans La Société du Spectacle (si je me souviens bien), Debord définit le prolétariat comme la classe des révolutionnaires. Si tu es – si tu te dis – révolutionnaire, même si tu as hérité ou que tu vis de la sueur de tes locataires, t’es un prolétaire. Pratique. Il y avait aussi ces lettres gênantes, publiées par son ex-disciple Jean-François Martos, où on voyait Debord contrecarrer la publication en français de L’Obsolescence de l’homme de Günther Anders, dont il n’avait aucune idée, accusant le traducteur de « debordiser » sa pensée. Et pour cause : Anders y exprimait, dès 1956, un grand nombre des idées que Debord énoncerait onze ans plus tard dans La Société du Spectacle. De fait, une bonne partie de ce que j’ai appris chez Debord, je l’ai retrouvé ailleurs : la critique des médias chez Karl Kraus, celle de la culture de masse chez Adorno et Horkheimer, l’art de la promenade chez Walter Benjamin2. Mais, à peu de chose près, j’ai dû le chercher par moi-même. Car ce que révélait l’attitude de Debord envers Anders, c’était une mesquinerie présomptueuse qui est parfois un (mauvais) trait de caractère de certains autodidactes – comme Debord l’était, et moi aussi dans une large mesure : le fait de rejeter, de traiter par avance et systématiquement avec mépris ce qu’on ne connaît pas, de peur d’être pris en défaut. Au lieu de reconnaître ses dettes, de discuter les penseurs proches de lui et de donner des billes à son lecteur pour qu’il se fasse sa propre idée, Debord dézingue tous ceux qui risqueraient d’un peu trop marcher sur ses plates-bandes.

*

J’ai peu à peu arrêté de lire Debord, sans trop savoir pourquoi. Le déclic est venu plus tard, en plein réexamen de mes attitudes merdiques, en lisant sa biographie par Jean-Marie Apostolidès. Le bouquin est malveillant, plein de commentaires psy à la truelle, mais solidement référencé. D’un bout à l’autre, c’est le catalogue classique des mœurs d’une avant-garde et de son gourou : les décisions arbitraires, les caprices, les ruptures (sentimentales comme politiques), les porte-flingues tyrannisés, exploités. Et pressurés : quand on a des goûts de luxe, pas d’argent et envie ni d’en gagner ni de prendre de risques, la seule issue, c’est de taper les autres (ou d’envoyer bosser sa meuf.) Mais surtout, le portrait que dresse Apostolidès est celui d’un manipulateur pervers, ne connaissant de relation à l’autre que dans la possession, la sujétion. Le tableau de la vie de bohème du jeune Debord et de ses copains, romantisée dans Potlatch et dans les livres de sa première femme Michèle Bernstein, était particulièrement peu reluisant.

Réflexion faite, tout ça apparaissait déjà en toutes lettres dans l’œuvre de Debord, dans ses livres et surtout dans sa correspondance, que j’avais dévorée. À 15 ans, 20 ans ou 25 ans, je n’ai pas su le lire. Ça correspondait sans doute en partie à ce que j’étais alors, et ça n’a pas arrangé les choses. Je ne vais pas raconter ma life ici – rien de plus vomitif que les mecs quadragénaires qui monopolisent le crachoir pour expliquer combien ils étaient des connards, avant. Mais quand un jeune homme se trouve sur un fil, en équilibre instable entre la pression des rôles sociaux – la famille, le virilisme ambiant – et l’image du type bien qu’il aimerait être malgré tout, un auteur comme Debord pèse lourd pour le faire pencher du côté petite merde toxique.

*

En novembre, cela fera 30 ans que Debord est mort. Ses archives sont à la Bibliothèque nationale de France (BnF). On s’en souvient : en 2008, l’université de Yale ayant fait une offre d’achat à la veuve, la ministre de la Culture de Sarkozy avait classé le legs « trésor national » afin qu’il soit préempté par l’État. Reconnaissant l’un des leurs, des mécènes ultra-friqués avaient mis la main à la poche pour la BnF. Une grande expo a fêté tout ça en 2013. Dix ans plus tard, j’ai l’impression qu’à part quelques mondains de l’art, Debord n’intéresse plus grand monde. Ce n’est pas forcément très grave.

Par Laurent Perez

1 Ce qui, parmi les différentes traditions de la critique du travail, et sous l’allure hégélo-marxiste de son discours, rattache plutôt Debord à une éthique aristocratique. D’où la séduction qu’il exerça sur un dandy bourgeois comme Philippe Sollers.

2 Reste la question de la place de Debord dans l’histoire de la pensée marxienne, que décrivait Anselm Jappe en 1995 dans sa remarquable petite biographie intellectuelle. Jappe est aujourd’hui l’un des principaux théoriciens de la critique de valeur et, sauf erreur, il ne mobilise plus guère dans ses livres que le Debord métaphysique, moraliste – le contempteur de la disparition du goût et du sens rationnel, et du grand remplacement de la culture (populaire comme bourgeoise) par l’industrie des loisirs.

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