Quand la musique cogne

Par Martin Barzilai. Uruguay. Montevideo.

« Les fanfares, l’une après l’autre, soulignent la fin de chaque prise de parole, scellent les décisions prises par l’assemblée et chauffent les esprits pour une guerre sans armes. Quand l’émotion est à son comble, la musique interrompt les palabres. […] La musique, le chant, la danse accompagnent le débat comme quelque chose d’essentiel, pas décoratif, indispensable.1 »

On prend cette intensité mexicaine en pleine gueule quand, enfant, on a connu la musique de salon en observant son oncle savourer la voix d’Ella Fitzgerald, confortablement assis sur son divan et ses préjugés racistes. Qu’à la maison, moins snobs, on écoutait Brel, Brassens ou Ferré, mais le cul également calé sur une chaise. Et que pour les frissons et l’ivresse, on a dû attendre les pogos du punk – comme un retour des tribus iroquoises dans les angles morts de la ville…

Là où la communauté a fait faux bond, les lascars s’inventent des rites initiatiques, des tempos transgressifs, en rupture avec une société qui redoute de les voir grandir et veut les enfermer dans la posture d’éternels immatures picoreurs de variétés, de nouveautés, d’électro-gadgets… « L’ensemble de la vie musicale contemporaine est dominé par la forme de la marchandise, écrit Adorno dès 1956. Les derniers vestiges précapitalistes ont disparu. La musique, à laquelle on accorde avec générosité tous les attributs des choses éthérées et sublimes, sert essentiellement à la publicité des marchandises que l’on doit précisément acquérir pour pouvoir écouter de la musique. 2 »

Le punk a bousculé l’absorption du rock’n’roll et de l’insatisfaction juvénile par le show biz, avant d’y basculer à son tour – « Know your product », raillaient The Saints en 1978. « L’écoute régressive » que vomit Adorno éloigne la pulsion dionysiaque et les sentiments communs. « La technicisation en tant que telle peut entrer au service de la réaction la plus grossière dès qu’on en fait un fétiche et qu’elle donne l’impression, par sa perfection, que les questions sociales en suspens ont, en fait, déjà été résolues. 3 »

Ayant fui le nazisme, Adorno écrit depuis son exil américain, effaré par l’uniformisante culture de masse. Mais la noirceur définitive de son analyse ne doit pas cacher la forêt des sons de la rue, que l’estampillage world music n’enbaumera qu’à la marge. Une mémoire et du désir, autant que du sang, de la sueur et des larmes, persistent dans ces rythmes, qu’ils se nomment blues, flamenco, cumbia, latin soul, ska, gnawa, klezmer, java, tzig, mandingue, hip-hop, rebétiko ou maloya. Et c’est ce qui rend leur souffle universel. Parce que la musique populaire, comme la chante l’ami Fantazio, n’est pas un fond sonore pour galerie marchande. Elle est là pour tout chambouler, tout faire valser.

« Deux fanfares se défient au centre de la place d’Iguala. Les femmes dansent par deux, face à face, ou toute seule, un bébé endormi au creux de l’épaule. Parfois avec un homme, s’il insiste. Elles sautillent et balancent leurs bras comme pour le début d’une bagarre. […] Tout autour de la piste improvisée qui s’élargit au fur et à mesure que les gens entrent dans la danse, ceux qui reprennent leur souffle invitent les timides à se joindre à la fête. Et chaque fois que quelqu’un esquisse le premier pas, un torrent de vivats et de sifflets l’accompagne. Le but, c’est d’unir toute la foule, qu’il y ait de moins en moins de spectateurs et de plus en plus de corps en transe frappant le sol en cadence. 4 »

« Dans la musique aussi, les puissances collectives liquident l’individualité condamnée, mais seuls les individus s’y révèlent en revanche capables de représenter clairement le désir de collectivité. » (Adorno encore, dans un sursaut d’optimisme.)

« L’imposant Gertulio, moustache d’une autre révolution et joues grêlées par la variole, fait son entrée dans le cercle, ventre en avant. Cet homme ne rit jamais, mais les cris l’encouragent à faire un tour d’honneur. À ce moment-là, tout est permis. Il bouscule les danseurs, sépare les couples et agite son foulard au-dessus de sa tête…5 »

Punk’s not dead.


1 Nicolas Arraitz, Tendre Venin – de quelques rencontres dans les montagnes indiennes du Chiapas et du Guerrero, Le Phéromone, 1995.

2 Theodor W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique, Allia, 2001.

3 Ibid.

4 Nicolas Arraitz, Ibid.

5 Ibid.

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