Chroniques portuaires

Pas de mac, pas d’amarres

Les ports, elle connaît. Depuis ses 17 ans, Delphine1 y vit. C’est une « fille qui travaille » comme elle dit. Elle est prostituée. Dans sa bouche où le français et l’espagnol sont indissociables, elle nous a raconté son histoire. Aussi une histoire de la place des femmes dans les ports. Dans les années 1970, cette femme colombienne circule du Panama à la Guyane française, autour de la mer des Caraïbes. Toujours, elle est restée la même - une femme forte, qui sait ne pouvoir compter que sur elle-même. Jamais de maquereau, ni d’amoureux, ni d’amarres.
Par Caroline Sury

Début des années 1970, Delphine doit quitter son pays natal et choisit le Venezuela voisin, où des filles lui ont dit qu’elle pourrait travailler. Il faut passer la frontière en douce. Elles sont quatre à tenter le coup, de nuit, à bord de la barque d’un pêcheur-passeur traversant le rio Chama. Discret. Mais pas assez. Surprises par une patrouille de police, les femmes doivent sauter à l’eau. Elles parviennent finalement à gagner la ríve et se mettent en marche pour El Vigia, une ville du Nord-Ouest. Elles tentent le stop mais c’est la police, dans une jeep banalisée, qui s’arrête. Les femmes sont enfermées. Maltraitées. Puis parviennent à prendre la poudre d’escampette.

Après un passage à El Vigía, Delphine se rend à Punto Fijo, un port pétrolier au nord du pays. Elle y travaille dans un club, sur la plage, avec les marins américains, italiens, grecs ou chinois qui bossent sur les pétroliers. Il y a du travail, certes, mais aussi une pesante pression policière. Pour échapper aux descentes, Delphine doit se cacher dans des réservoirs d’eau. Ou encore, s’enfouir au pied des dunes de sable. Ce qui ne lui plaît vraiment pas, c’est qu’elle doit boire, encore et encore, histoire de pousser les marins à faire de même. En revanche, elle refusera toujours de toucher à la drogue, partout présente : « Pas besoin de ça pour tenir !  »

« L’endroit "donde va" toutes les filles »

Alors elle reprend la route. Direction le Panama, où la prostitution est légale. Delphine débarque avec un contrat de travail de trois mois, qui lui donne droit à un visa. Sur place, elle découvre un système régulé par l’État. Un avocat s’assure ainsi qu’elle est correctement logée et que le bar l’ayant engagée honore son contrat. À la fin de celui-ci, elle est convoquée au bureau de l’immigration pour une première prolongation (payante) de trois mois. Une deuxième suivra, avant le départ forcé : au bout de neuf mois, il faut quitter le pays... et en attendre six de plus avant de revenir.

Pour son premier séjour, Delphine passe ces neuf mois dans le petit port de Colón (à l’entrée du canal, côté Atlantique). 14 000 navires empruntant chaque année le canal de Panama, la clientèle ne manque pas. Delphine garde un bon souvenir du contrôle médical auquel elle doit se soumettre chaque semaine – «  Tu y es obligée, c’est bien. C’est l’endroit donde va toutes les filles » – du carnet de santé qui l’accompagne. Et de cette journée d’examens approfondis, réalisés par des médecins payés par l’État : prise de sang, présentation des maladies vénériennes dans un théâtre, sur grand écran, examen gynécologique et piqûre de pénicilline (à titre préventif). En cas de problème médical, l’interruption de travail est obligatoire, « et c’est le gouvernement qui te soigne ». Quant au bar, il doit veiller à la bonne tenue du carnet.

Pugnacité de la police

Une fois épuisé son quota de prolongations, Delphine s’en va. Destination Santo Domingo, d’abord. Haïti, ensuite, pour un an. Et enfin Curaçao, une île des Antilles néerlandaises au large du Venezuela. Elle y travaille clandestinement, la prostitution étant interdite. Seule exception, un quartier réservé, près de l’aéroport : le Campo Alegre. L’endroit, encerclé de murs, se compose de dizaines de maisons où les filles sont logées – des taxis y amènent directement les équipages des bateaux. Delphine, elle, doit œuvrer en cachette, dans un hôtel en ville. Des conditions de travail difficiles, encore compliquées par la pugnacité de la police néerlandaise. Il faut partir, derechef.

Nouveau point de chute ? Le Suriname, sur les conseils d’autres filles. Delphine débarque ainsi à Paramaribo, la capitale. Pour clients, elle a les marins japonais et coréens opérant sur les crevettiers. Ils sont nombreux : la pêche à la crevette est depuis le début des années 1960 une activité florissante, que se partagent des compagnies étrangères. Mais, pour celles-ci, la fête n’a qu’un temps. Elle prend fin avec l’indépendance du Suriname en 1975, puis l’instauration en 1977 d’une zone économique exclusive qui place les ressources marines sous contrôle des États côtiers. Les crevettiers et leurs marins mettent alors les voiles. Delphine fait de même. Direction la Guyane française et Cayenne - dont elle garde « un très mauvais souvenir  » - puis Kourou, à l’époque base de légionnaires. L’escale ne dure pas : à Kourou, les filles ne choisissent pas les hommes avec qui elles couchent. Delphine se refuse à fonctionner ainsi.

« Pas un maquereau ! »

On the road, again. Retour au Panama, dans le port de Panama City cette fois, côté Pacifique, dans un gros bar. 180 filles. Les contacts entre elles sont rares, chacune veillant jalousement sur sa clientèle. Rapidement, Delphine choisit de ne travailler qu’avec les marins japonais. Ils la contactent directement, et elle verse une commission au bar, où elle ne descend pas. Pour beaucoup, il s’agit d’habitués, que Delphine retrouve tous les trois mois, quand leur navire fait escale. Elle passe alors avec eux leurs quatre jours de permission.

Ceux qui n’ont pas de fille attitrée débarquent par taxi afin d’en sélectionner une. La scène se déroule au matin, les marins - tout juste descendus du bateau - sont déjà en habit de travail, poisseux. Leur choix fait, ils s’en vont ; ils ne reviendront qu’en fin de journée, « propres et beaux comme tout ». De son côté, Delphine aura revêtu une élégante robe longue. C’est qu’il faut s’habiller pour la tournée des grands ducs : restaurant, cinéma et casino. Les marins payent tout, lui fournissent même l’argent pour jouer. Et les éventuels gains lui reviennent, de même que les cadeaux.

Le terme du visa sonne (encore) le glas de ce séjour panaméen. Retour à Curaçao, cette fois avec un visa pour le quartier réservé de Campo Alegre. Delphine y retrouve des femmes colombiennes et dominicaines bossant en appartement. Et des marins toujours, qui arrivent du port en taxi. Le produit des passes est collecté chaque jour par un bureau spécial ; une fois par semaine, les filles déposent leur recette à la banque. Pour « être tranquille », Delphine prend aussi un « copain », originaire de l’île. Attention : « Un copain, pas un maquereau ! Jamais de la vie ! », elle y tient.

Trois nouveaux mois s’écoulent, il faut repartir, déjà. Loin, beaucoup plus loin. Ce sera l’Espagne, à l’initiative d’une copine. Nous sommes en 1978, Delphine rejoint les ports européens. Une autre histoire commence.

La Maltournée

1 Le prénom qu’elle s’est choisi.

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