Entretien avec Rachid Oujdi

Mineurs isolés : « J’ai marché jusqu’à vous »

Lors d’un pique-nique de familles hébergeuses sur la plage du Prophète, à Marseille, CQFD a rencontré le réalisateur du film J’ai marché jusqu’à vous1. Rachid Oujdi parle d’adolescents voyageurs fragiles, d’abandon institutionnel et d’hospitalité réinventée au sein d’une société qu’on disait frileuse.
La couverture du n°168 de « CQFD », illustrée par Vincent Croguennec.

Ton documentaire révèle une présence invisible, celle d’ados à la rue ignorés par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Alors que la société se mobilise en cas de fugue ou d’alerte enlèvement, on ferme les yeux sur ces mineurs en errance. Pourquoi ?

« Les raisons sont multiples. Une partie de la population ignore la situation et certains politiques jouent sur les peurs des citoyens à des fins électoralistes.

Et comme le discours du gouvernement actuel est plus dans la "fermeté" que dans une démarche humaniste, certaines institutions mandatées en profitent pour ne pas faire le job : mettre à l’abri tout mineur en danger. Et ce quel que soit son sexe, sa religion, ses origines, sa nationalité – comme le stipule la Convention internationale des droits de l’enfant. Si ces jeunes exilés sont victimes de maltraitance, elle est avant tout institutionnelle. »

Confrontées à l’inaction de l’ASE, des familles solidaires hébergent des mineurs isolés. Vois-tu cet engagement comme un palliatif voué à s’effacer une fois l’administration mise face à ses responsabilités, ou bien occasionne-t-il également une réappropriation sociale salutaire ?

« De nombreuses familles accueillent en effet de façon bénévole ces jeunes exilés – mais aussi des adultes. Cette mobilisation citoyenne, qui agit avant de dénoncer, a obligé associations et institutions à se positionner, à cause du nombre grandissant d’accueillants qui se montrent et s’affichent. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un simple palliatif : ces familles qui hébergent permettent de changer le regard sur les exilés. Un jeune accueilli impacte l’environnement social. Ce changement réel vaut bien plus que n’importe quel discours. On peut espérer que cette réappropriation de la solidarité et de l’hospitalité par la société fera aussi bouger les lignes politiques. D’ailleurs, le 6 juillet, le Conseil constitutionnel a consacré le principe de fraternité 2 »

Certains parlent de dérives compassionnelles et souhaitent une politisation plus claire de ce combat. D’autres regrettent au contraire une instrumentalisation des jeunes par des discours qui les dépassent. Quel est ton point de vue ?

« J’entends ici et là mettre en opposition le compassionnel et le politique. La question est, dans un cas comme dans l’autre : pourquoi je décide de venir en aide à l’Autre ? Quand on agit dans l’urgence, on oublie souvent la politique. À l’inverse, à trop vouloir tenir un discours politisé, on peut oublier quelle est l’urgence. Je pense que les deux sont nécessaires. Mais pour les associations, la politisation est délicate. Surtout quand elles sont subventionnées ou missionnées. Si elles dénoncent les dysfonctionnements institutionnels, elles subissent une baisse drastique de subventions, doivent supprimer des postes et se retrouvent surchargées de travail. Certaines ont même dû mettre la clé sous la porte.

La question de l’instrumentalisation des jeunes exilés me fait sourire, dans la mesure où beaucoup d’entre eux ont une vision du monde bien plus aguerrie que la nôtre ! D’autres fois, ça m’agace : le discours militant tient parfois trop d’une vision arc-boutée sur des principes. »

Ta caméra a accompagné le travail de l’Association départementale pour le développement des actions de prévention (Addap13). Certains, y compris parmi les éducateurs, reprochent à cette structure de se prêter à la détection de possibles faux mineurs. Qu’en as-tu vu ?

« J’ai d’abord vu des éducateurs spécialisés usés, fatigués, dépassés. Ils sont coincés entre l’enclume et le marteau, dans une "injonction paradoxale" entre urgence et institution. Le poids de cette dernière contribue à un glissement du "doute raisonnable" à la "suspicion permanente". Au quotidien, je m’y suis moi-même laissé prendre en essayant d’évaluer d’un coup d’œil qui était mineur ou pas… Mais c’est complètement subjectif, la marge d’erreur est trop importante. J’ai ainsi souvenir d’un jeune dont j’avais douté de l’âge. Un an plus tard, je l’ai croisé dans un foyer et je ne l’ai pas reconnu : il faisait plus jeune qu’avant ! La rue abîme, la malnutrition bouffit le visage. Là, il était à l’abri, suivi par des travailleurs sociaux, scolarisé. Je n’ai reconnu que son regard. Comme dit le docteur Boeno dans mon film : "Il n’y a aucun élément objectif qui permette de déterminer l’âge d’une personne."

Le "profilage" et la détection des "faux mineurs" devient une sorte de jeu un peu cynique, mais surtout une façon de réduire les files d’attente. Il y a bien évidemment des faux mineurs dans le lot, mais ils sont minoritaires. Parfois, ils ne connaissent même pas leur âge.

Outre l’aspect physique, un écrémage se fait aussi via le récit de vie. Je me demande si les évaluateurs qui mènent ces entretiens sont toujours compétents. Ils s’improvisent sociologues, psychologues, ethnologues et se la jouent même spécialistes en géopolitique ! Leurs conclusions sont parfois effarantes. À Marseille, j’ai participé à des entretiens qui duraient plus de deux heures, alors qu’ailleurs c’est souvent bâclé en moins d’une demi-heure. Dans ce deuxième cas, les conclusions sont aberrantes. Un comportement prétendument "mature", une voix qui mue, une pilosité développée… et le jeune est disqualifié. Quand il n’y pas d’interprète, c’est pire. Surtout, on ne tient pas compte du traumatisme subi, ni de ce que peut réveiller chez le jeune le fait de raconter, plusieurs fois, son parcours.

À l’époque du tournage, à Marseille, l’équipe d’évaluateurs était réduite et il n’y avait pas le temps d’une mise à l’abri réelle. Depuis, la situation a changé, mais des dérives subsistent. Le problème est accentué par le fait que d’autres départements "dispatchent" sur la cité phocéenne des jeunes qui étaient à l’abri et se retrouvent de nouveau à la rue. Chacun se renvoie ensuite la patate chaude en se défaussant sur la plateforme nationale, supposée "ventiler" les mineurs isolés. Certains départements, condamnés par les tribunaux, préfèrent payer une astreinte plutôt que de mettre le jeune à l’abri. Il faudrait calculer le montant total des condamnations pour souligner l’aberration du système. »

En fait, qu’est-ce que l’hospitalité ? Et qu’est-elle devenue aujourd’hui en Europe ?

« Je travaille actuellement à un film sur cette thématique. C’est quelque chose qui m’interpelle. En faisant le tour de France et des pays frontaliers avec mon documentaire, j’ai réalisé à quel point l’hospitalité s’organise sans faire de bruit, ici et là. En France, elle s’est accentuée depuis 2016 avec le démantèlement de la dite "jungle de Calais". Elle n’est pas médiatisée, car elle n’est pas assez anxiogène : quand une cordée solidaire est organisée par 500 personnes à Briançon, au col de l’Échelle, on en parle moins que du coup de com’ raciste d’une poignée d’identitaires, qui s’approprient le même espace quelques semaines plus tard.

L’hospitalité comme la fraternité sont médiatisées quand elles sont mises à mal. Pourtant, en octobre 2016, un sondage de l’Ifop révélait qu’un quart des Français déclarait être déjà venu en aide à des réfugiés au cours des douze derniers mois (sous forme d’argent, de nourriture ou de vêtements). Et un tiers souhaitait mener plus d’actions à l’avenir. Accueillir, partager, échanger, apprendre à connaître l’autre est une forme d’ouverture sur le monde.

En Europe, plusieurs tendances s’opposent, car les mouvements populistes, dans leur lecture simpliste du monde, veulent transformer un phénomène social en un problème politique. L’exil n’est pas un problème. L’hospitalité revient en force. De plus en plus de citoyens et de personnalités se mobilisent. Le philosophe Étienne Balibar prône un droit international de l’hospitalité, pour en faire un droit fondamental. Au final, ce n’est pas de la montée du populisme dont il faut avoir peur, mais de l’ultra-libéralisme qui provoque l’effondrement des valeurs humaines. »


1 J’ai marché jusqu’à vous – Récits d’une jeunesse exilée, de Rachid Oujdi, Comic Strip Production, 2016. Visible gratuitement en ligne sur le site de La Chaîne parlementaire.

2 Lire @|LIEN2098865|W8KrIMOAIEJyaWFuw6dvbiBjb21tZSBhaWxsZXVycyDigJMgTGUgZMOpbGl0IGRlIHNvbGlkYXJpdMOpIHNlIHBvcnRlIGJpZW4sIG1lcmNpIMK7LT4yMzk3XQ==|@, CQFD n°168, septembre 2018.

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