Les derniers jours de mon père

« Merci pour votre humanité »

Hospitalisé au début du premier confinement, Jean, 89 ans, est parti sans que les siens puissent lui dire adieu. L’histoire de son décès en plein lockdown sanitaire est ici racontée par son fils, qui la met en contraste avec une fête des Morts vécue quelques mois plus tôt au Mexique. Il est question de déshumanisation du monde sous l’emprise de l’économie, mais aussi de résistance vitale.
Photo de BleD

Mon père s’est éteint dans la nuit du 6 au 7 avril 2020, sous le regard borgne d’une grosse lune rouge. Seul dans une chambre vide, au deuxième étage d’une clinique placée en quarantaine. Il aurait dû être opéré d’une tumeur le 17 mars, premier jour du premier confinement. Quelques heures avant que Macron ne décrète la fermeture du pays, la chirurgienne m’annonce au téléphone que l’opération est annulée. Une déprogrammation qui ne dit pas son nom, pour faire de la place à la vague épidémique. Pas de masques, pas de tests, des milliers de lits d’hôpitaux supprimés au nom de la rigueur budgétaire : la courte vue du capitalisme à flux tendu se paye cher. Mon père, parmi tant d’autres, en fait les frais. Et nous avec lui. Ou plutôt sans lui, puisqu’on va nous empêcher d’être à ses côtés. En ce début de crise, les visites sont interdites.

Jean est anémié, affaibli. L’hôpital privé La Casamance, qui s’agrandit au gré du dépérissement de l’hôpital public d’Aubagne (près de Marseille), a d’abord essayé de le caser au service des convalescents, mais l’étage est vidé pour accueillir d’éventuels malades Covid. Alors on le transfère quelques kilomètres plus loin, à la clinique Korian Valdonne, où il a déjà passé trois mois en rééducation après un AVC. La situation nous échappe. Une fois perdu le contact physique, on en est réduits à courir après des standardistes débordées, des infirmières sous pression, des médecins insaisissables dont on ignore parfois jusqu’au nom. Voilà comment, dans la détresse des derniers jours, mon père a été privé de la présence des siens.

« Distanciation sociale »

« 34 personnes [sur 109 résidents] sont mortes à la maison de retraite La Riviera de Mougins, dans les Alpes-Maritimes. Cet établissement est géré par le groupe Korian fortement mis en cause pour son absence de réaction et d’information. Parmi les personnes survivantes, 33 sont atteintes par le virus. Dans cette maison de retraite sans charme, à la façade de béton couleur saumon, édifiée dans les années 1980 en bordure de la voie rapide qui relie Cannes et Grasse, le virus a tué avec la facilité d’un loup dans une bergerie. » (« Tragédie à huis clos à la maison de retraite de Mougins », Mediapart, 8 avril 2020)

La multinationale française avait, comme la plupart des établissements de santé, interdit les visites avant même le décret de confinement général. Après Mougins, elle va appliquer la règle avec une rigidité maximale. Mesure de bon sens ? Il s’agissait surtout de ne pas être prise en défaut. Pour l’image publique, pour la valeur des actions en bourse.

« Dans ce contexte difficile, la directrice générale [de Korian] souhaite verser une prime de 1 000 euros à “l’ensemble du personnel”. Elle compte en parallèle baisser de 25 % son propre salaire et ses primes de 2020 pour alimenter un fonds d’un million d’euros qui financera “des recherches thérapeutiques dédiées au grand âge et des actions de solidarité envers les femmes”. » (AFP, 27 avril 2020)

Retour à ce printemps sidérant, ses solitudes sans nom morcelées à l’infini, mais aussi ses avions cloués au sol avec tout le ciel rendu aux oiseaux. À cause de l’interdiction des visites, le service laverie de la clinique est saturé. Le vendredi, muni de mon laissez-passer autodélivré, j’apporte du linge propre. Par une porte de service, je tends le sac en papier, avec nom et numéro de chambre écrits dessus. En saluant l’aide-soignante, je note qu’elle n’est ni masquée ni gantée. J’ai demandé au téléphone s’il n’y avait pas moyen de faire un coucou à mon père, ne serait-ce que depuis le parking. Il suffirait que quelqu’un l’aide à s’approcher de la fenêtre. Mais ce n’est pas possible : « Sa chambre donne sur le patio et vous pourriez croiser des patients, désolée. »

« Sans masques, sans tests, à court de ventilateurs et de lits d’hôpitaux, dépourvu de crédit comme de stratégie, mais à l’abri derrière une caution scientifique docile, le gouvernement parvient finalement à faire passer la seule solution à sa disposition comme la meilleure : un confinement d’une violence médiévale, imposant à chacun le devoir de rester en vie, quitte à le priver de la possibilité de rester humain. » (« Plombiers en blouse blanche », Le Monde diplomatique, juillet 2020)

Mon père s’est « laissé glisser », comme dit le jargon médical. « C’est trop dur, j’en ai marre », m’a-t-il dit la dernière fois qu’une infirmière lui a tendu le combiné. À ma mère : « Je suis pas bien. » À ma sœur : « Je ne comprends pas. » Elle venait de lui expliquer que si on n’allait pas le voir, c’était à cause du virus. Mais son cerveau de prof de sciences à la retraite n’est plus accessible à une explication pseudo-scientifique – et officielle – de l’absence. Cette attente vaine, ponctuée par le seul passage technique des aides-soignantes, devient un crève-cœur. Il a arrêté de manger, de boire, d’avaler ses médicaments. « Tu sais qu’on t’aime, Papa ? » Me reste le maigre espoir qu’il ait entendu ces mots et qu’ils lui auront été aussi doux qu’un shoot de morphine.

Prévenus trop tard

« J’ai été sidéré que l’interdiction faite aux proches d’aller soutenir leurs parents alors qu’ils sont en train d’agoniser, de “partir”, ait été acceptée si facilement. À titre personnel, ça me paraît inadmissible et scandaleux. Mon père ou ma mère serait en train de crever, j’entrerais de nuit dans l’Ehpad, je sauterais les grilles avec mon frère, j’escaladerais la façade, je ferais n’importe quoi, mais je ne les laisserais jamais mourir seul. » (« Alain Damasio : “Pour le déconfinement, je rêve d’un carnaval des fous, qui renverse nos rois de pacotille” », Reporterre, 28 avril 2020)

La fanfaronnade de Damasio me fait l’effet d’un coup de poing à l’estomac. Et pourtant, je suis d’accord avec lui. Elle me renvoie à mes doutes, mes remords. Mon père, lui, était si peu porté sur la frime. Les derniers temps, il était obsédé par la transmission de ses souvenirs les plus secrets. Il a raconté son déracinement quand, pour aller en internat à l’École normale d’Aix-en-Provence, il avait dû quitter son impasse de maisons ouvrières, construites par des équipes de maçons italiens. Le premier baiser donné à ma mère. Et la mort de ce gamin algérien qui passait sur son âne, et sur lequel un sous-off’ avait fait un carton. « C’est comme ça qu’on patrouille », avait éructé le militaire à Jean, rappelé en juin 1956, et qui venait de crier « Non ! », horrifié par ce meurtre gratuit. « J’ai encore le cri de la mère du petit dans les oreilles », me disait mon père, les larmes aux yeux, quelques semaines avant sa mise sous séquestre.

Le week-end, chez Korian Valdonne, il n’y a personne dans les bureaux ni à l’accueil. Aucun docteur, juste une infirmière par étage. Le lundi, après que j’ai insisté à trois reprises pour l’avoir au téléphone, la cheffe de service m’a rappelé : « Il fallait que je vous parle. » La brave dame inverse les rôles : à l’en croire, c’est elle qui me courait après – mais sans doute je surinterprète. D’une voix pleine de tact, elle me prépare : « Si j’étais vous – et je vous parle en tant qu’être humain bien plus qu’en tant que médecin –, si c’était mon père, je le ramènerais chez lui. »

Je fais en esprit le parcours du retour à la maison. Pas de lit médicalisé. Ma mère absente trois après-midis par semaine pour sa dialyse. Ma sœur, mon oncle, ma fille et moi confinés aux quatre coins de la géographie. Comment faire ? J’exprime mes doutes à haute voix et la toubib sans visage change de fusil d’épaule : « Oui, c’est compliqué. Peut-être pouvons-nous faire une entorse au règlement pour que vous veniez le voir ici. » La gorge nouée, je réalise qu’elle me parle de la mort imminente de mon père.

On nous a prévenus trop tard. Aujourd’hui je me dis que j’aurais dû foncer là-bas. Il aurait fallu mettre le pied dans la porte. « Je vois ce qu’on peut faire et je vous rappelle demain matin. » Hébété, je m’accroche à cette demi-promesse – comme à un clou ardent, disent les Andalous. Et c’est là qu’avant de raccrocher me vient ce drôle de « Merci pour votre humanité », adressé à une médecin que je n’ai jamais vue. Le lendemain matin, elle me rappelle comme promis, mais c’est pour me dire : « Monsieur, je suis désolée, votre papa est décédé dans la nuit. Il n’a pas souffert, il est parti dans son sommeil. »

Le nom des oiseaux

« El baqaya fi hayatak » (peu ou prou : « Le reste de sa vie est en toi »). Une copine me transmet les condoléances qu’on se dit en Égypte. À la régie municipale des pompes funèbres, on me dit que, même si la cause du décès n’est pas le Covid, les thanatopracteurs ont fait jouer leur droit de retrait. On nous conseille de ne pas trop tarder. « Je ne vous garantis pas la stabilité du corps », me lâche le croque-mort sur un ton professionnel. Exfiltré dès mardi, le corps de Jean va attendre jusqu’au vendredi avant d’être transporté au crématorium d’Aubagne. Où, là encore à cause de l’état d’exception et de l’infâme distanciation sociale, on ne pourra pas l’accompagner – ce qui n’empêchera pas la régie de facturer les émoluments d’un inutile maître de cérémonie…

Autre bizarrerie des us et coutumes rebidouillés à la sauce Covid, si on avait demandé les services d’un curé, une messe et un enterrement au cimetière, on aurait eu le droit d’être présents en compagnie de quelques proches. Pourquoi cette différence de traitement ? Mon père voulait être incinéré. Victime d’une interprétation sans doute un peu « cul-béni » d’un arrêté régissant les obsèques en temps de pandémie1, il bascule, comme sous l’Ancien Régime, dans les limbes non consacrés des mécréants, des romanichels, des saltimbanques.

À la mort de mon grand-père paternel, j’avais à peine plus de quinze ans, comme Marie, ma fille, en ce printemps 2020. Mamie m’avait entraîné dans leur chambre pour me montrer le corps de son homme : « Regarde comme il est beau. » Cette histoire rapportée à Marie lui a donné envie d’aller voir son grand-père, elle qui n’est pas sortie de la maison depuis le début du confinement. Mais, en lieu et place d’une chambre modeste et familière, le corps de son grand-père est exposé sur des tréteaux, dans un local froid, aussi moche que fonctionnel : un « dépositoire », selon la poésie moderne. Marie y est entrée en coup de vent, puis elle est ressortie s’asseoir à l’air libre, là où une mésange est venue se poser à côté d’elle. Elle me racontera : « J’ai mémorisé les couleurs des ailes, du ventre et de la queue, et puis j’ai réalisé qu’il ne serait plus là pour me dire le nom des oiseaux. »

Les morts marchent avec nous

Sur la route du retour vers Marseille, on se souvient, Marie et moi, d’un récent voyage au Mexique. On était chez des amis à Oaxaca au moment de la fête des Morts. Pendant plusieurs jours, les familles reçoivent l’esprit de leurs disparus autour d’autels fleuris, décorés de photos, de bougies, de plats fumants, de bois de copal se consumant dans des coupelles en argile. « Los muertitos ne mangent pas, ne boivent et ne fument plus, mais ils viennent humer les odeurs de tout ce qu’ils ont aimé dans leur vie », a expliqué Alejandra à Marie. Ensemble, elles ont ajouté sur l’autel familial une photo de Mamie, l’arrière-grand-mère piémontaise de Marie, morte à 103 ans, et une autre de Michel, son « troisième grand-père », décédé alors qu’elle avait huit ans.

Photographie de Patxi Beltzaiz

À cet instant, et sans exotisme facile, le souvenir nous met du baume au cœur. Le soir, au cimetière, une nuée de touristes US descendus d’un bus, grimés en têtes de mort – pour donner le change – avait envahi les allées. Ils mitraillaient à coups de flash les gens en train de fleurir et décorer les tombes, d’y déposer les plats, l’alcool et le tabac préférés des défunts… Enfant métisse, Marie a pris cette violence symbolique en pleine face. Déjà impressionnée par ces situations nouvelles, la profusion de couleurs et la sonorité de mots inconnus, elle vit ce déferlement de voyeurs venus consommer de l’authentique comme un manque de respect. Et au lieu de se contenter de les critiquer, elle nous « mouille ». J’ai beau lui dire que nous, on vient avec Alejandra et qu’on ne colle pas un appareil photo sous le nez des gens, elle n’en démord pas : « Papa, c’est pas bien, il faut les laisser en paix, viens on s’en va. »

Au péage de Pont-de-l’Étoile, un gendarme a scruté mon laissez-passer à travers le pare-brise. Marie et moi on s’en fout, on est encore à Oaxaca : une fois dehors, sur le chemin qui longe le mur du cimetière, des dizaines de guinguettes attirent le chaland à coups de néons, de cumbia et de menus criés à la cantonade. On s’assoit pour souper. J’explique à Marie que là, sous ses yeux, se trouve l’explication de la patience des Mexicains face à l’intrusion des gringos. La fête des Morts est une foire pleine d’excès, comme la vie même. Elle est aussi pleine de pudeur : personne ne pleure puisque les défunts mangent, boivent, chantent, dansent et rient avec nous. Ou plutôt ils le font à travers nous qui les gardons en mémoire. Marie écoute, Marie savoure le pozole et les tacos al pastor. On digère doucement la surabondance d’émotions qui nous réchauffe.

Une inhumanité qui fait système

Apprenant le décès de mon père, une amie de Séville m’envoie un mot de réconfort : « Je le revois avec ses oiseaux en bois flotté. Pourvu qu’il vole haut. »

La mort et le temps du deuil nous sont volés. Une dépossession à l’œuvre depuis longtemps, mais aggravée par la pandémie. Comme si les adieux empêchés n’avaient pas suffi, notre peine s’est vue harcelée par des tracasseries sans fin : la banque qui présente ses condoléances et facture la gestion des futurs transferts de comptes dans la même lettre. Les lourds frais d’obsèques, de succession et de notaire. Le vol du téléphone et des pièces d’identité de mon père entre hôpital et clinique, puis le piratage de ses données. Les pirates réclamant ensuite des dettes imaginaires à ma mère, dérivant la boîte mail de mon père décédé pour bombarder tous ses contacts d’appels à l’aide frauduleux. Korian refusant de travailler avec une mutuelle de profs qui met des mois à rembourser les forfaits journaliers. La toubib qui envoie par mail une phrase écrite à la va-vite en guise de certificat de décès, puis s’excuse platement, m’avouant qu’elle fait le boulot de deux médecins depuis le départ non remplacé d’une collègue et qu’elle privilégie du coup la relation avec les patients plutôt que la paperasse. Un bug informatique des services municipaux, fermés au public, niant à deux reprises l’existence de l’acte de naissance de Jean…

Cette inhumanité qui fait système est compensée par le lien social qui, lui, s’entête. Les amis, la famille, les infirmières et les aides à domicile – dont une, Gilet jaune de la première heure, a participé fin 2018 à la joyeuse ouverture aux quatre vents du péage d’à côté pendant plusieurs semaines ! À contre-pied de cette mort escamotée, avec ma mère et ma sœur on a planté deux amandiers (un « princesse » et un « sultane ») au creux du vallon, là où les eaux de pluie ont déposé un peu de limon argileux. Avec l’ami Seb, on a construit sous le vieux chêne une petite stèle avec les pierres que ramassait Papa au fil de ses balades, pour y abriter l’urne funéraire. En hommage à cet infatigable faiseur de murettes en pierre sèche. Bon an mal an, on finit par le faire, son deuil. La colère est toujours là, mais pas l’amertume. L’inébranlable douceur de Jean nous accompagne.

Bruno Le Dantec
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Cet article a été publié dans

CQFD n°203 (novembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier "cette mort qu’on nous vole". Mais aussi : une enquête sur la traque des migrants à Calais, un entretien sur la militarisation de la police, les confessions d’un rebelle irlandais, l’évasion d’un prisonnier palestinien...

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