La mort dans l’utérus
Qu’y a-t-il de faux dans une fausse couche ?
Parmi les injonctions patriarcales qui pèsent sur les femmes, il y a celle de la maternité. Pensés comme des machines à reproduire, leurs utérus ne leur appartiennent toujours pas entièrement. Tout du moins, l’État et le corps médical s’arrogent le droit de définir à leur place si l’embryon ou le fœtus qu’elles portent est ou non un enfant en devenir.
En France, après 12 semaines de grossesse, l’IVG n’est plus légale1. Passé ce délai, on attend des femmes qu’elles considèrent le fœtus comme un futur bébé. Qu’importe si elles n’ont rien projeté dans cette grossesse dont elles ne veulent pas. À l’inverse, avant ce délai, le corps médical a tendance à estimer qu’une fausse couche n’a pas d’impact sur celle qui la vit. L’embryon ne serait qu’un amas de cellules, remplaçable par un autre à l’occasion d’une prochaine grossesse. Pour certaines femmes, la fausse couche n’est ni un drame, ni même un échec. Pour d’autres, elle est vécue de manière violente. Parce que la grossesse qui prend fin était désirée, parfois attendue depuis longtemps. Parce qu’elle avait été pleinement investie. Parce que ces femmes considéraient l’embryon comme une amorce de vie.
Qu’on la nomme « grossesse arrêtée » ou « interruption spontanée », la fausse couche reste un événement tabou2. Dans le regard de la société n’existe que la grossesse comme moment merveilleux. Quand la mort se glisse dans l’utérus, cela devient plus compliqué à penser. La douleur de la perte, que peuvent ressentir une partie des femmes, peine souvent à être prise en compte. Pourtant, certaines parlent de deuil à faire, face à ces interruptions spontanées de grossesse. Ce sont ces vécus que racontent Isaure, Aïcha, Brigitte, Gabrielle et Julie.
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Aïcha a essayé pendant des années de tomber enceinte avant qu’une grossesse ne survienne, puis s’arrête. Son parcours n’a pas été pris en compte par le corps médical.
« J’ai eu un long parcours de fécondation in vitro [FIV] qui n’a pas marché. On m’a dit : “On ne peut plus rien pour vous.” C’est là que j’ai fait ce travail : accepter de ne pas avoir d’enfant. Il y a deux ans, je suis finalement tombée enceinte naturellement. J’y ai cru, puis ça s’est arrêté. En mars dernier, j’apprends que je suis enceinte de sept semaines. Dix jours plus tard, c’était fini. Ça a été les montagnes russes : l’espoir puis le désespoir. À la clinique, j’ai eu l’impression d’être un numéro. Comme si ce que je vivais était anodin. Ce n’est pas parce qu’on ne témoigne pas qu’on ne souffre pas. La vraie descente a eu lieu après, quand mon gynéco m’a dit que j’étais en pré-ménopause. J’ai 42 ans. Et là, c’était vraiment fini. Il y avait un deuil à faire. En plus, on m’a renvoyé que j’avais trop attendu, que j’avais commencé les FIV trop tard. »
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Hospitalisée pour une grossesse qui venait de s’arrêter, Isaure n’a pas eu le choix du service dans lequel elle allait être prise en charge.
« En une année, j’ai vécu quatre grossesses, dont trois fausses couches. Les deux premières se sont arrêtées à quelques semaines. La troisième se déroulait bien jusqu’à trois mois. J’ai été soulagée de dépasser les semaines fatidiques des grossesses d’avant. J’avais imaginé comment je l’annoncerais à ma famille. Et puis, la veille de partager ça, l’échographie a montré une absence de battement du cœur de l’embryon. Je me suis effondrée. Ça recommençait encore. J’ai été prise en charge dans le même service que des femmes qui accouchaient. Ça a été difficile d’entendre les bébés pleurer. Des soignants m’ont dit plusieurs fois que j’étais très fertile. Comme si c’était bien. Mais à quoi bon si ça ne prend pas ? Et puis, la 4e a été la bonne. J’arrivais pas à me projeter, je lui disais parfois : “C’est toi qui choisis, tu restes ou tu pars.” Ce que j’avais compris avec tout ça, c’est que je n’avais aucune prise sur ce qui m’arrivait. »
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À partir de cinq mois, quand une grossesse s’interrompt, un congé maternité est accordé et le fœtus peut être inscrit à l’état civil. Mais la reconnaissance légale de cet événement peut parfois se transformer en énième injonction. C’est ce qu’a ressenti Gabrielle.
« Le fœtus avait cinq mois et demi quand il est mort. J’ai été hospitalisée à la maternité. J’ai eu un accouchement très difficile. Cinq heures de douleurs ininterrompues. Et puis il y a eu des complications, il a fallu me faire une anesthésie générale. Le lendemain, on a pu voir le fœtus. On nous l’a emmené, enroulé dans une couverture. Des empreintes des mains et des pieds ont ensuite été faites. J’avais des preuves que tout ça était vrai, qu’il avait vraiment existé.
On nous a dit qu’il fallait lui donner un prénom. Ça a été un choc. On ne pouvait pas. On a fait des recherches et on a vu qu’on n’était pas obligés, on en a informé l’équipe médicale : il n’aurait pas de prénom. On a eu l’impression de devoir batailler alors qu’on n’en avait pas la force. On n’a pas eu la possibilité de récupérer le corps : sans inscription à l’état civil, c’est l’hôpital qui se charge de l’inhumation au cimetière le plus proche. Ce que j’aurais voulu, c’est emporter le fœtus, l’enterrer dans le jardin et planter un arbre dessus. Là, on l’a laissé là-bas. C’était une forme de dépossession pour moi. »
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Il est rare qu’un soutien soit proposé aux femmes dont la grossesse s’est interrompue. Certaines, comme Brigitte, traînent leur peine pendant des années.
« J’étais enceinte de trois mois et demi quand j’ai perdu un peu de sang. Je suis allée chez mon médecin qui m’a dit que tout allait bien. Pour me rassurer, je me suis rendue à l’hôpital le lendemain. Là, l’échographiste me dit : “Il est mort.” C’est tout. Et : “Faut attendre, maintenant.” J’ai pleuré. C’était trop brutal. Je suis restée quelques jours comme ça. Et puis, un matin, alors que j’étais seule à la maison, j’ai commencé à perdre du sang, beaucoup de sang. De gros morceaux tombaient dans les toilettes. J’étais en train de faire une hémorragie. Je suis retournée à l’hôpital, on m’a emmenée directement au bloc pour un curetage. Même trente ans après, c’est pas facile d’en parler. La scène est encore très claire dans ma tête. J’ai cru que j’allais mourir. Au-delà de ça, je me doutais pas du tout que ça pouvait m’arriver parce que, même si c’était pas encore un bébé, j’étais préparée à ce qu’il vive. »
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Des soignantes estiment que l’accompagnement proposé actuellement n’est pas satisfaisant. Dans leur pratique, elles écoutent la souffrance, elles interrogent le parcours, elles se soucient de leurs patientes. Comme le fait Julie, sage-femme.
« Pour des fausses couches de moins de trois mois, l’accompagnement est quasi inexistant. Comme elles sont plus fréquentes que les interruptions spontanées tardives, elles sont très souvent banalisées. À trois mois, il y a moins de risques que la grossesse s’arrête. Aux yeux de la médecine, la grossesse prend un tournant, alors sa valeur symbolique change. Ça se manifeste par la réalisation de la première échographie, le suivi qui se déroule désormais en service obstétrique et plus en gynécologie. Il y a aussi la déclaration administrative de la grossesse. Et le vocabulaire évolue : on passe du terme d’embryon à celui de fœtus.
Le discours largement répandu est encore celui qu’une fausse couche sera réparée par une nouvelle grossesse. Sans qu’on se préoccupe du parcours de la personne alors que parfois, cette grossesse qui s’arrête était la dernière tentative. Une aide psychologique peut alors être proposée, mais seulement à des femmes montrant de grands signes de détresse. Dans le fond, une interruption spontanée de grossesse, c’est faire face au tabou qui entoure la mort, mais aussi à celui qui persiste au sein même de la médecine : celle-ci aime comprendre et, quand elle ne comprend pas, le silence s’installe. »
1 Aux Pays-Bas, ce délai est fixé à 22 semaines ; au Royaume-Uni, la loi autorise l’IVG jusqu’à 24 semaines. Une femme ayant dépassé le délai français peut se rendre dans l’un de ces pays pour avorter.
2 En avril 2021, la revue médicale The Lancet publiait trois études sur le sujet. Elle alertait notamment sur le fait que « le silence autour des fausses couches persiste non seulement chez les femmes qui les vivent, mais aussi parmi les soignants ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier "cette mort qu’on nous vole". Mais aussi : une enquête sur la traque des migrants à Calais, un entretien sur la militarisation de la police, les confessions d’un rebelle irlandais, l’évasion d’un prisonnier palestinien...
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Paru dans CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Pole Ka
Mis en ligne le 04.12.2021
Dans CQFD n°203 (novembre 2021)