La ferme bouillonne

Occupée depuis la fin d’année 2012, la ferme des Bouillons vient d’être expulsée le 19 août dernier1. Cette terre agricole, exploitée depuis l’âge de fer, risque de tomber dans les mains du groupe Auchan et de se faire écraser sous le béton d’un centre commercial. Reportage à la lisière de Rouen quelques jours avant l’expulsion.

« Vous entrez dans une ferme occupée, vous êtes sous votre propre responsabilité. »

La première fois où je m’y rends, il pleut. Pas le meilleur moment pour apprécier les lieux. C’est Mathieu qui me sert de guide. Jeune, cheveux courts et barbe légère, il est militant écolo antifa et participe à l’occupation de la ferme depuis plus d’un an. Sans entrer dans les détails, outre une longère pour héberger les occupants épisodiques ou permanents, on tombe sur un pré central où paissent quelques moutons noirs. « On ne peut pas graffer un mouton », rappelle une pancarte. On trouve un atelier, un hangar pour le marché bio des samedis après-midi, des toilettes sèches (évidemment). Une grande zone de maraîchage s’étend, mais le sol étant détrempé, je n’ai pas trop envie de voir de plus près les courges, blettes, poireaux et autres légumes bio qui semblent s’y épanouir. Au fond, de grandes serres où poussent de belles tomates.

Avant l’occupation la ferme était à l’abandon , « l’ancien propriétaire faisait de l’élevage de poulets de façon industrielle », m’informe Mathieu en me montrant trois très grands hangars en béton recouverts de tags et de grafs. «  Nous les avons complètement réinvestis, vidés, nettoyés et celui-ci, nous l’avons transformé en salle de spectacles. » Ce lieu tout en longueur, entre cabaret, lounge, bar et salle de concerts ou de réunions baptisé P1, a accueilli pas mal de groupes et de compagnies de théâtre et le festival de la Tambouille. Les canapés de récup’, sur fond de tentures au plafond et sur les murs, donnent un côté chaleureux.

Le deuxième bâtiment, sur lequel est inscrit « La terre est bleue comme une orange », sert de débarras où s’entasse du matériel récupéré en attente de reprendre du service. Enfin, le troisième édifice, « L’atelier », sert de hangar ou de garage pour des travellers de passage ou des adeptes du « logement mobile ». Dans la cour stationnent d’ailleurs trois véhicules, dont un camion transformé en grosse roulotte toute en bois verni. Cette semaine, c’est stage de fabrication d’éolienne. Une quinzaine de personnes, très majoritairement masculines, y participe.

Sur la bergerie est inscrit « ZAD partout », et des poules en liberté nous suivent  : « Elles sont là pour les œufs », précise mon guide. Enfin, une briqueterie transformée en salle de projection cosy et agréable. De nombreux films et documentaires y ont été programmés chaque semaine pendant deux ans.

La ferme est occupée depuis décembre 2012. À l’origine pour contrer le projet du groupe Auchan qui a acheté le terrain pour 700 000 euros, par sa filiale Immochan, pour construire un centre commercial. De plus, la lutte, l’occupation et toutes les actions qui se sont multipliées ont permis de sauver le lieu. En 2014, la municipalité de Mont-Saint-Aignan a modifié son plan d’urbanisation et reclassé la ferme des bouillons en Zone naturelle protégée. Ce qui a légitimé le combat et bloqué le permis de démolir (expiré depuis). La ferme était sauvée et les occupants s’orientaient sur un achat collectif du site en peaufinant le projet global  : maraîchage bio, point de vente, circuit court, formation, animations nature et culturelles. Ceci malgré l’épée de Damoclès d’une ordonnance d’expulsion confirmée par la cour d’appel de Rouen le 18 décembre 2014.

Ainsi Auchan est-il resté propriétaire des quatre hectares et a toujours refusé de négocier un rachat par les occupants, même si ceux-ci sont appuyés par la Confédération paysanne et l’association Terres de Liens. Pour le géant de la distribution, c’est une occupation illégale et il est hors de question de parlementer avec ceux qui ont fait échouer un si beau projet de contreplaqué.

« C’est toujours l’été que tombent les mauvais coups », me dit Julie qui vient régulièrement de sa Bretagne pour participer à l’occupation. Le 28 juillet, la nouvelle tombe  : la Confédération paysanne a eu vent qu’une Société civile immobilière familiale s’est portée acquéreuse de la parcelle, pour 150 000 euros. La famille, ce sont les Mégard, amis de Gérard Mulliez, patron d’Auchan et quatrième fortune de France. Un clan déjà présent sur la région, avec plusieurs cordes à son arc, espace vert, location et vente de terres agricoles. En grattant bien, on retrouve les deux frères dans la mouvance de l’extrême droite traditionaliste. Thibault Mégard, s’est présenté comme suppléant lors des élections de 2007 sous l’étiquette du Mouvement pour la France de Philippe de Villiers. Son frère Baptiste a été un militant actif de la Manif pour tous et a organisé la venue d’Éric Zemmour à Rouen. En 2014, Thibault Mégard était candidat aux élections européennes sur une liste « apolitique » aux positions droitières, « Nous citoyens ». La tête de liste étant André-Paul Leclercq, directeur du développement pour Auchan en Europe de l’Est, et membre de la famille Mulliez.

Par Sirou.

Le 2 juillet, la belle famille signe un compromis de vente. Branle-bas de combat aux Bouillons. Pour moi qui suis extérieur, ça semble partir dans tous les sens, mais je finis par comprendre qu’il y a trois camps chez les occupants. D’abord, les quelques maraîchers qui s’activent sur le terrain pour rester ici – sinon, d’ici la fin de l’année, ils se retrouveront paysans sans terre. Romain est le porteur principal du projet, il est maraîcher en agriculture biologique depuis six ans, sur des terres louées de manière précaire.

Ensuite, il y a l’Association de protection de la ferme des Bouillons, dont Philippe semble porte-parole. Ils militent pour un rachat collectif et citoyen du site. Ce sont des militants écolo ou de la Conf’, des soixante-huitards, souvent assez âgés, qu’on croise dans tous les collectifs de la région. Avec un côté catho de gauche, l’asso compte un millier de cotisants. Le discours est très citoyenniste et recherche souvent l’appui des élus pour rester dans les clous. « Une occupation illégale, mais légitime », me répète Philippe.

Enfin, il y a ce que la presse appelle les zadistes. Des jeunes (et moins jeunes), majoritairement étudiants ou en marge, au look « cool » avec dreadlocks, mais aussi des militant.e.s. Ils sont davantage investis dans les animations culturelles, et leur discours est plus radical. Certains font des allers-retours fréquents vers les autres ZAD (Notre-Dame-des-Landes et Bure, particulièrement). Entre ces derniers et l’Asso, il semble y avoir parfois des étincelles.

Dans les jours qui suivent l’annonce du compromis, Romain et des membres du collectif s’attellent à boucler leur projet de reprise pour le présenter à la Safer et à la Draaf2 et demander à la préfecture d’intervenir. Ces démarches administratives sont accompagnées de manifestations de soutien. Tous les jours d’août ont lieu des rassemblements, marches, pique-niques, devant la Safer, la Draaf, la Région, la préfecture. Des manifestations festives et bon enfant qui ont le mérite de plaire aux médias locaux.

Le but de ces actions est de demander à l’État d’exercer son droit de préemption et d’étudier les deux projets à égalité. D’autant que le projet de la SCI des frères Mégard est un copié-collé soft du projet de l’association des Bouillons. Le fait qu’ils se soient montés en SCI entraîne qu’elle pourra revendre ses parts à Auchan, par exemple, qui de ce fait sera libre de faire ce qu’il entend. C’en sera fini de la vocation agricole du site.

Cela montre aussi comment fonctionne la gouvernance foncière des terres agricoles. Les organismes comme la Safer, qui gère des fonds publics, sont trustés par la FNSEA et les gros propriétaires terriens qui se distribuent les terres en fonction de leurs envies, comme sous l’Ancien Régime. Cela voudra dire aussi que les alternatives en milieu capitaliste défrichent le terrain (ici, c’est le cas de le dire) et que ce sont presque toujours les promoteurs et les marchands qui en retirent tous les avantages. Les occupants ont demandé que la région et les élus PS se positionnent. La réponse a été rapide et brutale  : le matin du 19 août, des cars de policiers sont arrivés pour déloger les occupants. Depuis, Auchan a repris les lieux, fait creuser des tranchées, entouré les 4 hectares de clôtures de 2 mètres de haut et placé des vigiles avec des chiens. Il ne manque plus que des miradors. «  Les Bouillons sont en prison », clament les « zadistes ».

Aussitôt expulsés, les occupants ont monté un camp sur le terrain qui jouxte la ferme. Un village de toiles et de bois, avec des stands pour continuer la résistance. Une structure d’une efficacité organisationnelle qu’on avait déjà vue à l’œuvre, lorsqu’une ZAD avait été mise en place pour plusieurs jours devant le palais de justice de Rouen, après la mort de Rémi Fraisse.

Dimanche 23 août, la police accueillait une nouvelle marche pacifiste à coups de matraques et de lacrymogène. Le lendemain, à l’heure où je termine cet article, alors que l’orage n’avait pas découragé les occupants, ceux-ci ont été sommés de quitter les lieux (sous peine d’une astreinte financière de 1 000 euros par jour). Ce qu’ils ont fait avec sagesse, juste avant l’arrivée des flics. L’ordre règne à Mont-Saint-Aignan. Ou presque, un nouveau camp est en train de se monter plus loin.


1 2015. Note du webmaster.

2 Société d’aménagement foncier et d’établissement rural et Direction régionale de l’agriculture, de l’alimentation et des forêts.

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