Réduire les risques

Drogués de tous les pays, unissez-vous !

Poussés par la nécessité d’agir face à l’épidémie de sida des années 1980, les militants de la réduction des risques ont fait preuve d’un pragmatisme vital pour dépister et accompagner les usagers de drogue injectable. Il aura fallu la mort de nombre d’entre eux et un combat de longue haleine pour revoir le modèle de soin en addictologie et faire évoluer les représentations des usagers de drogues, quelles qu’elles soient.
Anne-Sophie Lacombe (Sang d’encre n°3)

Au début des années 1980, les contaminations au VIH explosent en France, tandis que le virus de l’hépatite C constitue une véritable bombe à retardement. Un tournant. « Voir nos amis mourir inutilement du sida nous a donné la rage 1 », explique Jude Byrne, militante et usagère de drogue depuis la fin des années 1980. À l’époque, il y a urgence : le sida est un angle mort de la prise en charge des toxicomanes, la répression des usagers fait rage, et ces derniers sont condamnés à une forme d’abandon par les instances de santé. Partant de ce constat et s’inspirant de pratiques expérimentées à Liverpool, des professionnels du sanitaire et social, des usagers de drogues et des militants de la lutte contre le VIH inventent alors les premiers dispositifs de réduction des risques (RDR). L̕enjeu : sensibiliser les usagers aux conduites à risques et leur permettre de consommer avec du matériel stérile. Pas dans l’air du temps : à l’époque, l’idée même que les usagers de drogues reçoivent gratuitement le matériel nécessaire pour consommer un produit prohibé est un véritable blasphème. Et le cadre législatif va alors clairement en ce sens.

Des seringues et des traitements de substitution !

Le 31 décembre 1970, un an après la déclaration de « guerre à la drogue » par le président des États-Unis Richard Nixon, la France adopte une loi réprimant la toxicomanie, fortement inspirée de cette dangereuse croisade. Le 13 mars 1972, elle signe un décret réglementant le commerce et l’importation de seringues qui, dans les faits, interdit la vente de matériel stérile aux héroïnomanes.

Dix ans plus tard, cette législation prouve son caractère meurtrier : au début des années 1980, la France est en tête des contaminations VIH par habitant et le partage des seringues usagées entre héroïnomanes est identifié comme un important vecteur de contamination : plus de 60 % d’entre eux sont séropositifs2. « C’est ce décret – aujourd’hui quasi oublié – qui est à l’origine de l’épidémie de sida et secondairement des hépatites parmi les héroïnomanes en France 3 », estime Fabrice Olivet, un des fondateurs d’Asud, la première association française d’auto-support par et pour les usagers de drogue. L’interdiction de se procurer des seringues découle de cette guerre faite à la drogue et condamne les usagers à une forme d’apartheid. À ce sujet, au milieu des années 1980, une commission de spécialistes va jusqu’à émettre des doutes sur la volonté des héroïnomanes de se fournir en matériel stérile dans les pharmacies, même pour échapper au sida. Une stigmatisation alors bien résumée par les propos du Professeur Roger Planche, à l’époque chef de service psychiatrie au CHU de Clermont-Ferrand4 : « C’est bien connu, le toxicomane n’écoute aucun conseil. »

Quelques années plus tard, en mai 1987, l’explosion du VIH pousse la ministre de la Santé Michèle Barzach à faire sauter le décret sur la vente de seringues et libéralise enfin leur commerce. Six mois après, les contaminations au VIH entre usagers de drogues ont baissé de 80 %. Une avancée tardive mais représentative d’un début d’évolution dans l’approche : « Le succès de la RDR impose un changement de paradigme qui rompt avec une approche antérieure “psychologisante” fondée sur “la pulsion de mort” 5 », poursuit Fabrice Olivet.

Après avoir milité pour les programmes d’échanges de seringues, consistant à mettre à la disposition des usagers de drogues le matériel stérile dont ils ont besoin, les associations de réduction des risques participent activement à la généralisation de l’accès aux traitements de substitution aux opiacés (TSO)6. Ces traitements, comme la méthadone ou le Subutex, sont d’abord pensés pour limiter les risques d’exposition au VIH en diminuant la fréquence des injections. Mais ils représentent très vite l’espoir d’une vie meilleure et d’un confort jusque-là inaccessible pour nombre d’usagers de drogues. « Avant la substitution, un héroïnomane devait trouver chaque jour de quoi calmer une bête vorace qui, pour les plus gourmands, réclamait l’équivalent de 300 ou 400 euros quotidiens », précise Fabrice Olivet. En 1994, Médecins du Monde participe au premier programme de distribution de méthadone à Paris et sillonne la ville en bus, au contact des publics concernés. Cette année-là, le nombre de surdose d’héroïne est divisé par trois, du simple fait de l’accès aux TSO. Une usagère du bus Gaïa-Paris, association partenaire de Médecins du Monde dans la réduction des risques, explique la révolution qu’a représenté pour elle la méthadone : « Je prenais 5 grammes d’héroïne par jour. Quand j’ai connu la métha’ et que j’ai vu ce que ça me faisait, j’ai tout arrêté.7 »

Après la vague sida

Inscrite au Code de la santé publique en 2004 après avoir prouvé son efficacité dans la lutte contre le sida, la réduction des risques a depuis étendu son action à l’ensemble des consommations de drogues. Elle a notamment investi le milieu de la free party (voir p.IV) tout en continuant d’aller à la rencontre de publics marginalisés , relégués en périphérie, coupés du système de soins. Ce travail, c’est entre autres Nouvelle Aube qui le mène depuis 2010 dans les rues marseillaises ainsi qu’en prison. Issus du monde de la rue, des squats ou du milieu festif, les membres de cette association d’auto-support pratiquent « l’aller-vers », soit le fait d’aller à la rencontre des usagers, là où ils sont. Ces rencontres se font alors sur les lieux de manche, d’approvisionnement en drogue et de consommation, sur des campements, abris et en squat sur invitation des personnes qui y vivent. Pas toujours évident, explique Joachim, un des membres fondateurs, qui n’aurait jamais eu accès à ces espaces sans l’aide d’un ancien camarade d’Asud : « Nasser était issu de la réduction des risques des années 1980, de l’époque du sida et de la flambée de l’héroïne à Marseille. Il m’a présenté tout le réseau, les lieux de deal, de conso. Je n’aurais pas pu monter Nouvelle Aube sans cette précieuse transmission. »

« Ce qui devient aliénation, ce qui l’a toujours été et le sera toujours, ce sont les conditions infamantes et dégradantes dans lesquels la société maintient cet usage. »

Ce travail de rue permet également à l’association de faire sortir des murs les professionnels du soin pour apporter une aide directe à des personnes qui ne peuvent pas se déplacer. Lors des maraudes, ils emportent matériel de prise de sang rapide, programme d’échange de seringues, sacoche de bricolage quand il s’agit de sécuriser un squat, ou encore tickets services8. « La RDR c’est aussi travailler à la socialisation de personnes qui sont dans un isolement total », ajoute Jihane, chargée de projet SaNg d’EnCRe à Nouvelle Aube. L’enjeu est de taille : cette situation de relégation condamne les usagers de drogue à se cacher pour consommer, les exposant par exemple à des risques d’agression, ou mettant leur vie en danger quand ils doivent gérer seuls une surdose. Ce que dénoncent des militants d’Asud qui rappellent un de leurs principes de base : « Ce qui devient aliénation, ce qui l’a toujours été et le sera toujours, ce sont les conditions infamantes et dégradantes dans lesquelles la société maintient cet usage. 9 »

Guerre à la drogue

Autre cheval de bataille des associations de réduction des risques, la lutte contre la pénalisation et la criminalisation des usagers de drogue, contraire à leur démarche : l’usager doit être accompagné par des structures relevant de la santé plutôt que de la justice. Pourtant, la loi du 31 décembre 1970, encore en vigueur, condamne et enferme toujours plus. Le nombre d’arrestations pour infraction à la loi sur les stupéfiants a été multiplié par 60 depuis 1970, tandis que le nombre de condamnations pour usage simple a quadruplé en vingt ans. « La prohibition criminalise l’offre dans un premier temps et pathologise la demande 10 », explique Fabrice Olivet, qui ajoute que cette guerre à la drogue freine aussi l’accès au soin et à une offre plus large concernant les traitements de substitution. En réaction, les associations de réduction des risques se positionnent en faveur de la dépénalisation et appellent à sortir de l’hypocrisie concernant les drogues licites et illicites : pourquoi les amateurs de vin seraient-ils mieux considérés que les consommateurs de drogues illégales ? Un combat porté par Asud depuis sa création en 1992 11 , comme en témoigne la façon dont elle se définit : une association d’auto-sup port qui réunit « quelques allumés prêts à défendre l’idée que l’usage de drogues n’est ni une perversion, ni un crime, ni même une maladie, mais l’expression d’un besoin d’ivresse profondément ancré au cœur du psychisme humain 12 ».

Andro Malis (Sang d’encre n°9)
Quand usagers et chercheurs collaborent

En se basant sur le savoir expérientiel des usagers de drogue, la réduction des risques a aussi contribué à renverser les rôles soignant/soigné. C’est bien à partir de la confrontation de leurs deux savoirs que le projet de soin peut être négocié. « L’institution s’adapte à l’usager, pas le contraire 13 », précise Élisabeth Avril, médecin et directrice de Gaïa-Paris. Une collaboration nécessaire, notamment face à la déferlante de nouveaux produits accessibles sur Internet, dont la composition et les effets sont parfois moins connus et imprévisibles. Les éléments fournis par le consommateur deviennent alors le seul outil disponible pour accompagner l’usage. Il existe d’ailleurs de nombreux forums où circulent entre usagers les informations concernant les produits, leurs consommations, leurs effets.

« En se basant sur le savoir expérientiel des usagers de drogue, la réduction des risques a aussi contribué à renverser les rôles soignant/soigné. »

À Marseille, les équipes de Nouvelle Aube ont aussi à coeur de favoriser la collaboration entre usagers de drogues et chercheurs : « Lorsque l’on constate des effets inhabituels après la prise d’une drogue, on la fait tester et, en cas de danger, on fait remonter les informations », indique Sophie, la présidente. L’association participe aussi à des « groupes experts », notamment à l’initiative de l’équipe de chercheurs du Sesstim14 / Inserm15 pour travailler ensemble sur des sujets précis ; c’est ce genre d’approche qui permet de faire avancer la réduction des risques. « Par exemple, de nombreux usagers s’injectent du Subutex alors que ce n’est pas prévu pour être injecté : ça défonce les veines. En travaillant au plus près des usagers, les chercheurs ont réfléchi à transformer le produit pour qu’il soit injectable, explique Sophie. Si les personnes continuent à injecter, alors c’est le produit qu’il faut adapter. » Leurs efforts ont payé : il existe désormais un produit de substitution injectable.

Décloisonner les savoirs

Pour faire entendre la voix des usagers et décloisonner les savoirs des scientifiques, Nouvelle Aube a aussi monté en juin 2017 la précieuse revue d’expression collective SaNg d’EnCRe. « On a réalisé que c’était vraiment nécessaire de faire dialoguer toutes ces envies d’expressions et de mélanger différentes formes d’écrits, que ce soient des poèmes, des nouvelles, des articles scientifiques, du pratico-pratique », explique Jihane. Dans SaNg d’EnCRe, on peut voir cohabiter un costaud dossier sur le virus de l’hépatite C, une histoire des drogues psychédéliques en Occident ou un focus sur le CBD ; mais aussi des articles sur le logement insalubre, des techniques pour éradiquer les punaises de lit, des collages et de nombreux témoignages d’usagers sur leur consommation. « L’addiction est un thème qui revient souvent parce que les gens ont compris que c’était un espace pour en parler. Pour causer précarité, marginalité, stigmatisation, et du manque d’accès au droit et au soin », poursuit Jihane. La revue, tirée à 6 000 exemplaires et imprimée trois fois par an, est distribuée gratuitement dans plus de 200 lieux à Marseille et en Région PACA, envoyée en France et à l’étranger dans plus de 150 structures et associations, principalement de soin et de solidarité, mais aussi dans des bars ou des librairies. En faisant se rencontrer des mondes qui ne se croisent jamais, dans la revue mais aussi lors d’ateliers et d’événements en accès libre, SaNg d’EnCRe réalise un véritable tour de force. « Les fêtes de lancement de chaque nouveau numéro sont des espaces d’échanges précieux, raconte Sophie. On est heureux de voir réunis usagers, militants et chercheurs. »

Réinventer la RDR

L’histoire de la réduction des risques est riche de cette alliance entre pouvoir médical et voix des usagers. Pourtant, son aspect militant est menacé depuis l’émergence, dans les années 2000, de la discipline scientifique de l’addictologie. Pour Fabrice Olivet, il est clair qu’elle « emprunte à la RDR son rationalisme mais ignore son combat citoyen. Tout devient addiction : le jeu, le sexe, l’héroïne, l’ordinateur, le crack, le café...16 » L’usager est renvoyé à la place de patient souffrant d’une pathologie, ce qui aggrave encore l’exclusion sociale. Un tournant pris par certaines associations de RDR que dénonce Fabrice Olivet, citant le cas d’Asud : « En quarante ans, nous sommes passés des notions transgressives de délinquance, de contre-culture, de marginalité, au monde de la précarité sociale, de la maladie mentale et du traitement à vie. […] D’une association de drogués militant pour le droit de se droguer, Asud est devenue une association de malades chroniques destinée à relayer des demandes de prise en charge.17 »

Le constat a beau être sévère, il rappelle en creux que la réduction des risques aura aussi contribué à transformer en profondeur le système de santé et la prise en charge des usagers de drogues. Mais dans son légitime combat pour transformer les représentations liées aux usages de drogues et de ceux qui les consomment, la route reste longue. Qui de mieux placé alors que les premiers concernés pour le mener ?

Cécile Kiefer

1 « Nothing about us without us ? Je demande à voir ! », article paru dans le recueil Histoire & Principes de la réduction des risques (Médecins du Monde, 2013), à lire sur médecinsdumonde.org.

3 « L’autosupport des usagers de drogues, une histoire de tox », paru dans le recueil Histoire & Principes de la réduction des risques (2013), à lire sur medecinsdumonde.org.

4 Cité dans RDR, tome 1 : l’histoire, documentaire de Laurent Appel et Philippe Lachambre, produit par ASUD en 2013.

5 Voir note 3.

6 Médicaments qui rendent possible la diminution ou l’arrêt de la consommation du produit en évitant les effets physiques du manque.

7 RDR, tome 2 : le dispositif, documentaire de Laurent Appel et Philippe Lachambre, produit par Asud en 2013.

8 Titres de paiement distribués aux personnes en situation de précarité.

9 « Historique de l’auto-support », à lire sur asud.org.

10 Voir note 3.

11 Au moment de sa fondation en 1992, Asud est d’abord une revue. Elle se constitue en association l’année suivante.

12 Voir note 3.

13 Voir le documentaire cité en note 7.

14 Unité de l’université d’Aix-Marseille regroupant des spécialistes en sciences humaines et sociales et en santé publique.

15 Institut national de la santé et de la recherche médicale.

16 Voir note 3.

17 Ibid.

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CQFD n°211 (juillet-août 2022)

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