Une autre approche de la bouteille

Boire sans déboires

Hexagone, terre de picole ? Oh que oui. Mais souvent sous le masque plus présentable d’un certain « art de vivre ». Il faut savoir boire dans les glous clous. Ceux dont la consommation est moins maîtrisée se voient stigmatisés et sommés de rompre avec l’alcool sous peine d’exclusion. Depuis quelques années se développe heureusement une approche centrée sur la réduction des risques, plus humaine et prenant en compte les parcours des usagères et usagers. À Marseille, c’est l’association Santé ! qui porte ce combat depuis 2014.
Illustration d’Etienne Savoye

« Tout n’est pas cirrhose dans la vie ! » Inscrit sur une banderole traînée dans l᾿air par un avion en forme de bouteille de pif, le message lancé par ce dessin placardé au mur des locaux pimpants de l᾿association Santé ! va droit au but. Ici, on ne considère pas la picole au seul prisme de sa part sombre. C᾿est même tout l᾿inverse : si cette béquille éthylique permet d᾿enjamber les embûches du quotidien, pourquoi ne pas s᾿appuyer sur elle ? Il importe par contre de la sculpter de manière à ce qu᾿elle n᾿empiète pas négativement sur le reste, qu᾿il s᾿agisse de la santé ou de la vie sociale. « Les gens qui viennent ici ont souvent trois tonnes de fardeau sur les épaules, appuie Marie, accompagnante du lieu. Notre rôle, c᾿est de les aider à gérer ce poids, pas de les culpabiliser sur leur conso. »

L᾿auteure du dessin s᾿appelle Fred et est une « accompagnée » de l᾿asso. En ce mardi caniculaire, elle est appuyée au petit comptoir qui occupe un coin de la salle d᾿accueil. Robe noire à pois blancs, boucles d᾿oreilles maousses, tatouage tête de mort sur un doigt et bagout marseillais, elle ne refuse pas un petit verre de rosé. Cela fait longtemps qu’elle n᾿a plus été bourrée, ou « choupinette », comme elle dit, mais elle consomme de l᾿alcool quotidiennement, et fait en sorte que cela n᾿impacte pas le reste de sa vie, notamment créative. Car cette ex-infirmière, qui vit désormais de l᾿allocation adulte handicapé, multiplie les projets, entre ateliers théâtre, poésie et dessin. « Pas question de s᾿ennuyer », dit-elle. Avant d᾿insister sur l᾿importance de Santé ! dans son parcours : « Sans ce lieu et les gens qui l᾿animent, je ne serais plus là pour témoigner. »

Bois comme tu es

Santé ! a été fondée en 2014. Dans les termes barbares du travail social, c᾿est un « site pilote » oeuvrant à l᾿ » ingénierie sociale ». En clair : une structure chargée d᾿expérimenter et de diffuser une approche différente en matière de traitement de l᾿addiction à l᾿alcool, basée notamment sur la réduction des risques. Plutôt que de pousser à un sevrage souvent brutal, et la plupart du temps inefficace à moyen terme, comme peuvent le faire les Alcooliques anonymes et beaucoup de structures d᾿accueil, Santé ! propose une approche basée sur le vécu des personnes et la multiplicité des situations. Cela pourrait sembler une évidence mais, dans un pays où l᾿alcool est partout, consommé à toutes les sauces, partie prenante de toutes les fêtes, l᾿idée est presque neuve, encore expérimentale.

« Ici on prend en compte la fonction du boire, parce qu’on boit pour des tas de raison, pour pallier quelque chose », explique Emmanuelle, « chargée de développement » de l᾿asso. « Et ce qui est fou, c᾿est que cette dimension sociale n᾿est presque jamais prise en compte ailleurs, alors qu᾿elle est omniprésente. Résultat : les personnes ne se tournent vers des institutions de santé que quand les dégâts physiques sont déjà là, et qu᾿ils ont développé une cirrhose, une pancréatite. C᾿est trop tard. On estime qu’il y a généralement un retard de trente ans dans la prise en charge. Si tu commences à boire à 20 ans, le soin arrive à 50. On lutte contre ça. La plus jeune personne suivie ici a 25 ans. Elle sait qu’elle a des conduites à risques liées à sa consommation et nous, on l᾿aide à les atténuer. »

L᾿association suit une quarantaine de personnes, aux profils divers. Entre Fred, qui a connu la manche au petit matin pour se payer ses bières et une grosse dizaine de passages en cure, et cette dame dont parlent les accompagnantes, qui mène une vie de famille « normale » mais ne parvient pas à réguler sa consommation quand elle est de sortie avec des amis, trous noirs à la clé, pas grand-chose de commun. Si ce n᾿est de subir le regard que jette la société sur ceux qui ne savent pas boire comme il faut, entraînant une culpabilisation aux effets délétères. « Les représentations grand public de l᾿alcool sont telles que les gens se perdent, explique Emmanuelle. Il y a d᾿un côté une hyper-valorisation, notamment une forme de virilité associée au fait de boire, et de l᾿autre une hyper-stigmatisation de la personne qui ne maîtrise plus sa consommation. La honte l᾿emporte, ce qui n᾿est jamais bon. Si t᾿as moins honte et si t᾿es moins stressé, tu bois moins. »

Ici c’est pas triste

Les locaux de l᾿asso, situés dans le tranquille quartier du Camas, n᾿évoquent pas vraiment un lieu dédié à la santé. On est loin des salles d᾿attente avec piles de vieux Paris Match pour vainement combattre l᾿angoisse. Outre le bar et les chaises hautes, il y a des coins agréables où se poser, une table agrémentée de fleurs, des murs jaunes ou verts, plein de lumières chaudes, et les beaux dessins enfantins de Fred encadrés. Un salon où traîner avant ou après le rendez-vous avec l᾿accompagnant plutôt qu᾿une salle où psychoter. Le message est clair : ici on vous traite comme un humain, pas en indécrottable alcoolique ayant quelque chose à expier.

« On ne dénonce pas assez la maltraitance que peuvent rencontrer les personnes ayant une forte consommation d᾿alcool quand ils se rendent à des rendez -vous médicaux, enrage Marie. Comme les personnes en surpoids, on ne les renvoie qu’à cet aspect de leur vie. Que ce soit chez le gynéco ou chez le dentiste. C᾿est pour ça que beaucoup en viennent à ne plus être suivies, ce qui évidemment les met en danger. Et quand des personnes arrivent aux urgences alors qu᾿elles sont alcoolisées, on leur fait forcément payer en les faisant attendre dans un coin et en leur parlant mal. » Fred opine : elle a vécu ça pendant des années. Elle a d᾿ailleurs pour projet de collecter des témoignages de maltraitance qu᾿elle envisage de publier dans la revue SaNg d᾿EnCRe (lire @|LIEN4173535|WyJEcm9ndcOpcyBkZSB0b3VzIGxlcyBwYXlzLCB1bmlzc2V6LXZvdXMgISItPmh0dHBzOi8vY3FmZC1qb3VybmFsLm9yZy9Ecm9ndWVzLWRlLXRvdXMtbGVzLXBheXMtdW5pc3Nlel0=|@), tant autour d᾿elle les exemples s᾿accumulent.

Et si on peut boire un coup sur place, vin ou bière, c᾿est notamment pour éviter un phénomène trop souvent constaté dans les structures classiques. Les personnes en situation de dépendance à l᾿alcool élaborent pour beaucoup des stratégies afin d᾿affronter les moments difficiles : planquer des bouteilles chez soi, se déplacer avec sa conso de secours, etc. Avec, souvent, une tendance à s᾿alcooliser rapidement juste avant un rendez-vous stressant, ce qui débouche sur une interaction floue, inefficace. Tout l᾿inverse des locaux de Santé ! Tu veux boire ? Fais-le ici si tu veux, personne ne te jugera.

« Glouglou power »

Les manières d’agir sur la consommation sont multiples, entre changement de contenant ou d᾿alcool, rééquilibrage des quantités bues, ciblage du « verre bascule » qui fait perdre la main et la tête, hydratation entre chaque verre, suivi psychologique, etc. Si la démarche débouche sur un arrêt total, c᾿est super, mais ce n᾿est pas l᾿obsession. Le mantra dominant ? Prendre en compte la spécificité de chaque parcours. Les femmes sont par exemple encore plus sujettes que les hommes à la condamnation sociale, qui pousse à s᾿enfermer et à perdre pied. Les accompagnantes de Santé ! évoquent ainsi le cas de cette accompagnée de l᾿asso qui, parce que femme et maghrébine, est contrainte d᾿élaborer des stratégies sophistiquées pour ses repas de famille, le poids des jugements se faisant écrasant.

Pour s᾿attaquer à la dépendance, martèlent les accompagnantes, il faut dénicher ses causes, les failles des histoires personnelles. Et les détricoter progressivement. Rappel : l᾿alcool est le seul produit psychoactif dont l᾿arrêt brutal peut provoquer la mort. Et les récentes alternatives médicamenteuses, type Baclofène ou Sélincro, n᾿ont pas l᾿efficacité de la méthadone pour l᾿héroïne. Alors il faut tâtonner, trouver l᾿angle, se donner le temps. Et ne pas se focaliser sur les recommandations officielles postulant qu’au-delà de deux verres par jours tu as franchi la ligne rouge, discours difficilement entendable pour des personnes déjà en difficulté. « Tu en connais, toi, des gens qui entrent dans cette case ? » lance Marie, un peu agacée. Et de rêver d᾿un « glouglou power », qui regrouperait des consommateurs souhaitant donner un autre son de cloche. On en sera !

Émilien Bernard
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CQFD n°211 (juillet-août 2022)

Dans ce numéro d’été à visage psychotropé, un long et pimpant dossier « Schnouf qui peut » qui se plonge dans nos addictions, leurs élans et leurs impasses. Mais aussi : un reportage sur la Bretagne sous le joug d’une gentrification retorse, une analyse du quotidien de sans-papiers vivant « sous la menace », le récit d’une belle occupation d’usine à Florence, des jeux d’été bien achalandés, des cuites d’enfer, la dernière chronique « Je vous écris de l’Ehpad », des champignons magiques gobés avec des écrivains...

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