Une pensée critique sur l’obsession punitive

Didier Fassin : « La société jouit du châtiment par délégation »

Qu’est-ce que punir ? Pourquoi punir ? Qui punit-on ? En 2017, le sociologue Didier Fassin tentait de répondre à ces questions dans un stimulant essai, Punir : une passion contemporaine. Mettant les théories de la peine à l’épreuve d’observations ethnographiques, il critiquait sévèrement le « moment punitif » que nous vivons depuis une quarantaine d’années : une époque où l’obsession pour le châtiment a engendré une augmentation colossale – et discriminatoire – de la population carcérale, alors même que la criminalité est en baisse. Entretien.
Illustration de Vincent Croguennec

Dès la première phrase du livre, le constat est implacable : « La France traverse la période la plus répressive de son histoire récente en temps de paix. » Dans Punir : une passion contemporaine 1, Didier Fassin tente de comprendre pourquoi le nombre de personnes emprisonnées est passé d’environ 20 000 en 1955 à plus de 70 000 au cours des dernières années. Un rapide calcul le montre : l’accroissement démographique n’explique pas une telle hausse. Alors, y aurait-il eu augmentation de la criminalité ? Non, répond l’universitaire : « Bien que les statistiques en la matière soient difficiles à interpréter […], les éléments dont on dispose confirment, sur le dernier demi-siècle, un recul presque continu des formes les plus préoccupantes de criminalité, à commencer par les homicides et les expressions les plus graves de la violence. »

Il faut donc chercher ailleurs. Ce que fait Didier Fassin, pointant « deux phénomènes qui affectent en profondeur la société française : une évolution de la sensibilité aux illégalismes et aux déviances ; une focalisation du discours et de l’action publics sur les enjeux de sécurité ».

Voilà pour le point de départ. Car l’auteur pousse sa réflexion beaucoup plus loin, interrogeant les fondements mêmes de l’acte de punir. Au cours des derniers siècles, philosophes et juristes n’ont cessé d’élaborer des justifications au concept de peine ; Didier Fassin confronte ces théories à ses propres réflexions et à ses longues observations de terrain dans l’univers de la police, de la justice et de la prison – il a notamment suivi pendant près de deux ans le quotidien d’une brigade anticriminalité de la région parisienne et enquêté quatre années durant dans une maison d’arrêt 2. En ressort une critique revigorante de l’obsession pénale, du paradigme « un délit appelle un châtiment » si solidement ancré dans notre société – voire au cœur de nos certitudes intimes.

Sociologue, mais également anthropologue et médecin, Didier Fassin est professeur à l’Institute for Advanced Study de Princeton (New Jersey), directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et titulaire de la chaire annuelle de santé publique au Collège de France. Interview.

***

Qu’est-ce que le « moment punitif » ? Quand a-t-il débuté ?

« Ce que j’appelle “moment punitif”, c’est le moment où l’on se met à enfermer plus alors que la criminalité recule. C’est dans les années 1980 qu’il a véritablement commencé aux États-Unis, à la conjonction de deux phénomènes : la déception à l’égard des méthodes de réhabilitation qui avaient prévalu au nom du penal welfarism 3 depuis la fin du XIXe siècle, et l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan qui généralise une poli tique répressive commencée à New York par le gouverneur Nelson Rockefeller. En trois décennies, le nombre de personnes incarcérées est multiplié par huit, pour atteindre plus de 2 millions, avec une surreprésentation des minorités afro-américaines.

En France, la tendance est un peu plus tardive, même si des signes étaient apparus dès les années 1970. Initialement accélérée sous des gouvernements de droite et réduite sous des gouvernements de gauche, elle ne s’est plus infléchie par les changements de majorité à partir de l’arrivée au pouvoir de François Hollande.

Mais il s’agit d’un phénomène mondial. Pour se limiter à des exemples européens, au cours de la décennie 1990, la population carcérale a triplé en République tchèque, doublé en Italie et aux Pays-Bas et progressé de moitié au Portugal, en Grèce, en Angleterre, en Pologne. Seuls les pays scandinaves ont échappé à cette évolution. »

Comment expliquer cette appétence pour la répression, l’incessante création de nouvelles infractions et l’aggravation des peines pour celles qui existent déjà ? Cette tendance répond-elle à une demande sociale ou est-elle imputable à un populisme pénal issu de la classe politique ?

« Les deux phénomènes se combinent et peuvent même s’emballer sous l’empire des médias qui représentent une formidable chambre d’écho pour des délits ou des crimes qui suscitent des réactions d’anxiété, particulièrement parmi les personnes qui n’y ont jamais été expo sées. Les politiques ont d’autant mieux compris les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de ce sentiment d’insécurité qu’ils se sont avérés incapables de répondre à l’insécurité sociale liée aux fermetures d’entreprises, à la montée du chômage, à la précarisation des emplois.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de négliger le sentiment d’insécurité en rapport avec des infractions, petites et grandes, mais il faut comprendre qu’il vise essentiellement la petite délinquance – et donc les classes populaires – et presque jamais la délinquance économique – et par conséquent les catégories aisées – alors que celle-ci cause beaucoup plus de dégâts sociaux. »

Dans Punir : une passion contemporaine, vous rappelez que certaines sociétés traditionnelles ne traitaient les crimes qu’elles considéraient les plus graves que par une sorte de désapprobation muette. La notion de « châtiment », qui nous semble si naturelle, ne l’est-elle donc pas tant que ça ?

« Pendant très longtemps, la plupart des sociétés, y compris européennes, ont fait reposer la réponse aux violations de la loi sur la réparation. Il fallait compenser le délit ou le crime commis. De plus, l’auteur n’était pas tenu pour responsable, car cette notion n’existait pas. C’était le groupe, qu’il s’agisse de la famille ou du clan, qui devait dédommager la victime ou les proches de la victime.

C’est au cours du Moyen Âge que s’est imposée, en Europe, sous la double influence de l’Église et de l’État, l’idée de faute individuelle, et donc de culpabilité, appelant un rachat de l’infraction commise par la souffrance infligée à son auteur – une souffrance pouvant prendre la forme aussi bien d’une flagellation que, à partir de la fin du XVIIIe siècle, d’un emprisonnement. Et c’est du reste ce que la colonisation a violemment et douloureusement imposé dans les sociétés conquises.

Ainsi est-on passé, au cours du temps, et bien sûr sous des modalités différentes selon les contextes, d’une économie de la dette à une économie de la souffrance. »

On justifie la peine tantôt via ses éventuelles vertus utilitaristes (dissuasion, éloignement des personnes dangereuses…), tantôt comme légitime en soi (une souffrance doit compenser un désordre). Mais, écrivez-vous, il existe une autre motivation inavouable : la jouissance d’infliger cette souffrance…

« Les deux grandes sources de justification de la peine sont apparues au XVIIIe siècle, et n’ont cessé d’être affinées depuis lors.

La première théorie, utilitariste, avancée par le philosophe anglais Jeremy Bentham, considère que le châtiment est toujours une mauvaise chose car il génère une souffrance, mais qu’il est nécessaire pour autant qu’il augmente le bonheur du monde en réduisant la délinquance et la criminalité. Si la punition dissuade l’auteur, et même d’autres auteurs potentiels, de commettre des infractions, alors elle est justifiée.

À l’inverse, la seconde théorie, rétributiviste, formulée par Emmanuel Kant, affirme que le châtiment est une bonne chose car il corrige un mal qui a été commis, et ce indépendamment des conséquences que la sanction peut avoir sur la société. La peine doit même être l’équivalent de l’infraction, et donc celui qui tue doit mourir.

Mais au regard de cette double justification idéale, il faut bien reconnaître que, dans la réalité, il existe bien d’autres raisons de punir, y compris des innocents, que ce soit pour faire un exemple, pour humilier une personne ou pour inspirer la terreur, entre autres. J’en donne, dans mon livre, des illustrations tirées de mes enquêtes ethnogra phiques : les policiers qui volontairement mettent des menottes de manière à provoquer des douleurs, parfois très vives ; les juges qui, lors d’un procès, accablent par des propos vexants le prévenu, qui ne peut leur répondre ; les surveillants de prison qui ostensiblement accordent une douche à un détenu en la refusant à un autre, alors que la chaleur de l’été est étouffante.

Dans ces cas, il faut donc bien reconnaître que la souffrance est imposée de manière gratuite. Ou plus exactement, qu’elle révèle ce que Nietzsche appelait la volupté de faire le mal pour le plaisir de le faire. Du reste, on peut penser avec le sociologue Everett Hughes que la société jouit du châtiment par délégation, fermant les yeux sur ses excès, qui sont rarement punis, et même, parfois, les encourageant. »

Dans Punir…, vous rapportez l’histoire d’une juge qui vient de condamner un homme à plusieurs mois de prison pour défaut de permis de conduire. Elle semble douter elle-même de l’utilité de cette peine, mais vous explique qu’elle ne savait pas quoi faire d’autre. Est-ce à dire que la punition par l’emprisonnement est devenue tellement habituelle qu’on ne peut imaginer d’autres réponses ?

« C’est là un point essentiel. Comme le dénonce la juriste belge Françoise Tulkens, l’emprisonnement est aujourd’hui encore la peine de référence. Non qu’elle soit la plus fréquente, car il existe heureusement d’autres peines prononcées, mais les magistrats manquent à la fois d’imagination – car condamner à la prison est une solution simple – et de moyens, car les alternatives demandent souvent des ressources indisponibles.

Dans le cas que vous évoquez, la juge se rend bien compte du caractère excessif et inefficace de la peine qu’elle prononce. Excessif, car une incarcération de six mois pour une absence de permis et d’assurance paraît disproportionnée. Inefficace, car elle fait replonger cet homme à un moment où il commençait à s’en sortir et donc rend plus probable une récidive ultérieure. Mais la peine est également cruelle, s’agissant d’un père qui ne sera pas présent à la naissance de son troisième enfant et d’un mari dont la perte de l’emploi met son épouse dans une situation précaire.

Quand je le revois à la maison d’arrêt, cet homme me dit qu’il est convaincu que la sévérité de la peine est liée au fait qu’il appartient à la communauté des gens du voyage. Il relève ainsi un fait bien peu étudié, à savoir les préjugés raciaux et même racistes au sein du monde judiciaire. »

Effectivement, via les lois et les pratiques judiciaires, les peines sont distribuées de manière discriminatoire : plus on est pauvre et plus on est d’origine étrangère, plus on a de chances d’être condamné. Autrement dit, nous avons affaire à des mécanismes de justice de classe et de race…

« Ce qu’on appelle la chaîne pénale – qui va des décisions de l’exécutif et des votes du législatif jusqu’aux décisions des juges et même aux sanctions des commissions disciplinaires des prisons – est un processus complexe avec, à chaque étape, des mécanismes qui tendent à sanctionner de plus en plus lourdement les actes commis dans les milieux populaires et à protéger les auteurs de délits appartenant aux classes supérieures.

Dans les années 2000, les condamnations pour simple usage et détention de stupéfiants, presque toujours du cannabis, ont été multipliées par trois, quand les condamnations pour délits financiers, tels que “trafic d’influence” ou “abus de biens sociaux”, ont baissé d’un cinquième. Or, les études épidémiologiques montrent que la consommation de drogues n’a pas augmenté au cours de cette période, tandis que les enregistrements policiers font état d’une augmentation de la délinquance économique.

De surcroît, alors que le cannabis circule dans toutes les catégories sociales, les forces de l’ordre ne le recherchent pratiquement que dans les cités où ils multiplient les contrôles et les fouilles.

On comprend donc que les pouvoirs publics ont choisi, au cours de cette période, de focaliser leur dispositif pénal sur les jeunes des quartiers populaires, qui appartiennent souvent à des minorités ethnoraciales, tout en épargnant le monde des affaires.

Dans la maison d’arrêt où j’ai enquêté pendant quatre ans, les cadres représentaient 1 % des détenus, tandis que la moitié des prisonniers se déclaraient sans profession et un quart ouvriers, la moitié étant chômeurs. Alors que 85 % étaient français, plus des trois quarts appartenaient à des familles immigrées, cette proportion étant encore plus élevée parmi les jeunes. »

Peut-être pour dissimuler ce traitement punitif discriminatoire, les discours politique et judiciaire insistent sur la « responsabilité individuelle » des personnes condamnées en justice. N’est-ce pas aussi pour la société une manière de s’exonérer de ses propres responsabilités ?

« L’évolution des discours poli tiques, des pratiques judiciaires et même, pourrait-on dire, de la morale sociale, au cours des dernières décennies, s’est faite dans le sens d’accorder de plus en plus de poids à la responsabilité individuelle. Cela signifie deux choses.

D’une part, on est moins prêt à reconnaître que l’état psychique des auteurs de certaines infractions, plus ou moins graves, ne permet pas de les en considérer responsables, notamment lorsqu’ils souffrent de déficits cognitifs importants ou qu’ils agissent dans une phase psychotique. C’est vrai au-delà de la France. On vient d’exécuter aux États-Unis un homme qui présentait un retard mental profond pour des crimes commis il y a plusieurs décennies.

D’autre part, on est moins enclin à reconnaître que l’entourage, le milieu et plus généralement la société ont une part de responsabilité en favorisant les conditions de possibilité de certains délits et crimes.

Du reste, qu’on évoque cette question, et l’on entend ressortir au plus haut niveau du pouvoir, l’argument allégué des excuses sociologiques, aussi bien en France 4 qu’aux États-Unis, comme l’ont dénoncé les sociologues Bernard Lahire et Loïc Wacquant. »

Quel impact a la pandémie de coronavirus sur le « moment punitif » ?

« L’impact en est contrasté. D’un côté, en France en tout cas, on a pris au sérieux la réalité de l’épi démie et la possibilité que des foyers importants se développent dans les prisons. La population carcérale a été réduite de près d’un cinquième en quatre mois, moins d’ailleurs du fait des mesures prises par le ministère de la Justice pour faire sortir certains détenus un peu avant la fin de leur peine qu’en raison de l’activité très réduite des tribunaux où l’on ne prononçait plus de condamnations à des peines d’emprisonnement. On s’est ainsi rapproché de la norme de l’encellulement individuel. L’évolution a été beaucoup moins favorable aux États-Unis, où les gouverneurs ont été très réticents à faire sortir des détenus même âgés, même malades, et où l’on a eu plus de 500 morts au cours des premiers mois.

D’un autre côté, c’est dans la rue que s’est déplacée la logique punitive. Les déficiences de la réponse gouvernementale à la pandémie ont été occultées en faisant des négligences de la population la cause de la crise sanitaire. Un dispositif de surveillance et de répression a été mis en place, avec de très nombreuses sanctions, surtout dans les quartiers populaires. Au fond, la police sanitaire a tenu lieu de santé publique, et l’on a puni les victimes de l’impéritie des pouvoirs publics. »

Propos recueillis par Clair Rivière

1 Seuil, 2017. Une nouvelle édition a été publiée fin 2020, augmentée d’une postface intitulée : « À l’épreuve de la pandémie ».

2 Il en a tiré La Force de l’ordre : une anthropologie de la police des quartiers (Seuil, 2011) et L’Ombre du monde : une anthropologie de la condition carcérale (Seuil, 2015).

3 Paradigme pénal, concomitant du développement de l’État-providence, qui reconnaissait des causes sociales à la délinquance et insistait sur l’aspect « correctif » du système pénal : convenablement traité, un délinquant peut s’amender et retrouver une place utile dans et à la société.

4 On peut penser à l’ancien Premier ministre Manuel Valls, déclarant au Sénat, deux semaines après les attentats du 13 novembre 2015 : « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé. » Le 9 janvier 2016, un an jour pour jour après l’attaque de l’Hyper Casher, il renchérissait : « Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. »

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