Comment est votre Blanquer ?

Des alternatives pédagogiques publiques sur la sellette

Soutenir le secteur éducatif privé et les expérimentations pédagogiques « business compatibles » ? L’Éducation nationale, sauce Jean-Michel Blanquer, sait faire. Mais quand il s’agit de pérenniser des projets pédagogiques alternatifs à visée émancipatrice dans le secteur public, c’est une autre histoire.
Mortimer

Les temps sont durs pour les pédagogies alternatives au sein de l’Éducation nationale. Plusieurs projets « alternatifs », « innovants » – termes qui recouvrent une large variété de pratiques – voient leur existence mise en péril. Portés par des équipes motivées, et élaborés collectivement, ces projets veulent penser l’école et l’enseignement de manière différente, tout en restant au sein du service public afin que l’innovation pédagogique ne soit pas réservée au privé – qui pratique la sélection par l’argent.

Dans un communiqué de juin 2019, la Fespi, Fédération des établissements scolaires publics innovants, listait un certain nombre de menaces : baisse des dotations en heures d’enseignements, déménagements dans des locaux inappropriés, normalisation des pratiques innovantes – comprendre : dilution de ces expérimentations par leur intégration au sein de structures classiques…

« On sent qu’il y a une pression »

À Grenoble, l’équipe du Clept (Collège lycée élitaire pour tous), accueille depuis vingt ans – dans des locaux indépendants – des élèves décrocheurs désireux de reprendre une scolarité. Elle s’inquiète ainsi de la « normalisation » que pourrait provoquer le futur déménagement de l’établissement à l’intérieur de l’enceinte du lycée Mounier. « On sent qu’il y a une pression pour normaliser notre particularisme à l’occasion de la restructuration du lycée Mounier, confiait en janvier un enseignant à France Bleu Isère 1. Par exemple le Clept, au contraire des autres établissements, n’a pas de règlement intérieur. Nous avons une charte. On travaille avec nos élèves pour leur donner le sens des règles, pour qu’il y ait un vivre ensemble partagé et compris par tous. » Cette approche originale sera-t-elle toujours possible au sein des locaux d’un lycée « normal » ?

Parfois, c’est la suppression de quelques heures de dotation qui peut suffire à faire capoter toute une structure pédagogique. Au Lycée autogéré de Paris, la perte de 11 heures de dotation pour l’année scolaire 2020 se traduit par un demi-poste en moins, impactant les dispositifs d’autogestion. Olivier Haeri, délégué général de la Fespi, pointe l’absence de lisibilité causée par l’instabilité budgétaire : « Quand tu réunis une équipe d’adultes et que chaque année on baisse tes moyens, tu passes un temps infini à repenser tes projets. » Il ajoute : « [C’est] comme si les gens qui donnent les moyens n’étaient pas en relation avec ceux qui réfléchissent sur les projets. Il n’y a pas d’engagement pluriannuel. »

À Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), le projet pédagogique coopératif du collège Gisèle-Halimi, en secteur REP+, a pris fin du jour au lendemain : un simple mail administratif envoyé un soir de juin a balayé une décennie de travail de l’A2CPA (Association pour un collège coopératif et polytechnique à Aubervilliers) couronnée par l’ouverture de l’établissement en septembre 2018. Dès son arrivée, le nouveau recteur, Daniel Auverlot, avait supprimé quatre postes aux porteurs du projet, en dépit de la convention signée avec la rectrice précédente, qui leur en réservait douze. Une fois les équipes placées dans des conditions matérielles impossibles, une pseudo-évaluation du projet en plein confinement a servi à justifier sa fermeture 2.

Des méthodes proches sont employées à Hérouville-Saint-Clair (Calvados), où le devenir de l’école Freinet est menacé par le remplacement des postes de titulaires par des postes à profil 3. Pour se justifier, l’inspection académique argue de « tensions »…

Pour Olivier Haeri, de la Fespi, il n’y a pas de volonté clairement affichée du ministre de partir en croisade contre les établissements alternatifs, mais plutôt des situations locales diverses. Toutefois, on peut remarquer que depuis sa nomination en 2017, Jean-Michel Blanquer n’a jamais reçu ladite Fespi.

Sa volonté de tout contrôler et de mettre en concurrence les établissements, son autoritarisme et sa collusion avec le privé sont dénoncés jusque dans des sphères élevées de son ministère. Dans une tribune parue en mai 4, de hauts fonctionnaires de l’Éducation nationale, peu suspects de gauchisme primaire, dénonçaient pêle-mêle « management autoritaire » du cabinet ministériel, « double discours », « lycée professionnel mis en concurrence avec des organismes de formation privés », « aveuglement scientiste », « projet réactionnaire », « priorisation accordée à la maternelle privée »... Dans un tel contexte, on comprend sans mal que les expériences d’autogestion et les pédagogies émancipatrices fassent tache, puisqu’elles se situent aux antipodes de la ligne conservatrice de Blanquer.

« Business compatible »

En termes d’alternatives pédago giques, le ministre a d’autres préférences. Depuis sa prise de fonction, il soutient ouvertement le marché privé de l’éducation, qui se lèche les babines à l’idée des juteux profits que permettrait le démantèlement du service public éducatif.

Blanquer s’entoure d’idéologues lobbyistes, à l’instar de François Taddei, ancien biologiste devenu spécialiste autoproclamé de l’éducation, à qui la revue Carnet Zilsel a consacré un article édifiant 5. L’homme est à l’origine, par exemple, de l’expression « école de la confiance » ou du concept de « société apprenante », et considère le système scolaire comme dépassé. Son discours encourage la sous-trai tance éducative au privé, et donc le désinvestisse ment de l’État. Incidemment, ledit Taddei est lui-même fellow d’Ashoka, une structure de lobbying pour les start-up éducatives, et président du CRI, Centre de recherches interdisciplinaires, une structure privée financée notamment par la fondation Bettencourt Schueller.

Autre lien qui n’est plus à prouver, celui de Blanquer et Macron avec l’institut Montaigne, think tank proche du CAC 40 : Blanquer lui-même a appartenu au comité directeur de l’association Agir pour l’école, satellite de Montaigne 6. Cette structure a participé au financement du projet décrié de Céline Alvarez 7, mélange de méthode Montessori et de neurosciences. Cette expérience pédagogique, menée de 2011 8 à 2014 à Gennevilliers (Seine-Saint-Denis) dans des conditions matérielles exceptionnelles, a été largement encensée et publicisée par le ministère. Il faut dire, comme le dénonce la pédagogue et historienne Laurence de Cock, que Céline Alvarez est largement « business compatible », dans la droite ligne de la politique Blanquer.

Loin de toute visée émancipatrice, les pédagogies alternatives conviennent donc au ministère quand elles sont portées par le privé. Blanquer soutient largement le lobby de la marchandisation de l’école, tout en menant des politiques d’austérité dans le public, dégradant de fait les conditions d’enseignement et rendant la vie impossible aux projets pédagogiques alternatifs qui veulent s’inscrire dans le cadre d’un service public d’éducation ouvert à toutes et tous.

En 1994, dans le livre Apprendre à transgresser 9 de la militante et universitaire féministe Bell Hooks, le pédagogue étatsunien Ron Scapp pronostiquait : « En fin de compte, l’institution nous épuisera simplement parce qu’il n’y a pas de soutien institutionnel durable des pratiques pédagogiques libératrices. » Visionnaire.

Loez

2 « On achève bien les expérimentations pédagogiques », article publié sur le site de CQFD (06/07/2020).

3 Définis par une fiche de poste, hors du système habituel des affectations du personnel, ils permettent à la hiérarchie de choisir qui y sera nommé.

8 Au ministère, Jean-Michel Blanquer occupait alors le poste de directeur général de l’enseignement scolaire.

9 Traduit aux éditions Syllepses.

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