Marwanny à Fillols

Coaching über alles

Sillonnant « les routes de la francophonie », John Harvey Marwanny était en mai dans le village de Fillols (Pyrénées-Orientales). Le temps d’une soirée, il réussit le pari de convertir un peuple rétif et insoumis aux joies du Développement personnel sans douleur. Ambiance.

Dans cinquante ans, lorsque des biographes patentés se pencheront sur le parcours hors norme de John Harvey Marwanny, ils se casseront la tête pour comprendre par quel caprice du destin, l’initiateur du Développement personnel sans douleur est allé offrir, un 21 mai 2016, son digne séminaire à une palanquée de ploucs planqués dans les contreforts du Canigou. À Fillols pourtant, un signe ne trompe pas : l’église, définitivement fâchée avec le populo, tourne le dos à la place du village, siège de toutes les bacchanales et autres joyeuses conspirations. Ici, un peuple de moins de deux cents âmes, éprouve au jour le jour le tissu rêche de sa nerveuse cohésion. Les murs des humbles bâtisses racontent une histoire : au départ-village de mineurs-paysans extrayant le fer de la montagne, le lieu a survécu à la fermeture des mines et à l’exode rural d’après-guerre, et sa démographie a réussi à métaboliser les jeunes pousses néorurales issues de la flambée soixante-huitarde. Alors que le village aurait dû devenir, dans le meilleur des cas, un havre minéralisé de résidences secondaires et de gîtes ruraux, il flamboie d’une vitalité insolente : on cultive des patates en commun, on multiplie les manifestations brouillant les lignes d’une culture tout à tour locale, populaire et iconoclaste, on s’épuise dans des fêtes interminables, on s’engueule, on s’embrasse.

Attablé à la terrasse du Café de l’Union, Marwanny boit un café. Puis un demi. Il fait beau, il s’imprègne du lieu. En face, Hubert1 s’est chargé de la com’ du séminaire. Canaille, il a maintenu jusqu’au bout l’aura ambiguë du séminariste moustachu. Il montre une affiche scotchée sur un portail et se fait l’écho de la perplexité des villageois : « C’est quoi cette espèce d’Hafez el-Assad sur un timbre-poste ? C’est sérieux ou quoi ? Parce que ça se passe quand même à l’heure de l’apéro. » Hubert fait partie du foyer laïque de Fillols, association née dans les années 1950 en pleine poussée d’éducation populaire. Le foyer laïque est une sorte d’organe vital qui irrigue toute la vie culturelle du village. « Foyer laïque über alles ! », germanise-t-on avec malice dans l’enclave catalane. À 18 heures, la salle des fêtes est prête. Des draps noirs couvrent les fenêtres pour maintenir une fraîche obscurité : c’est que le séminaire de Marwanny ne serait rien sans le support de son pétillant PowerPoint. Face à un public aux aguets, le roi du coaching jaillit de sa chrysalide : son torse poilu est couvert d’une chemise blanche, le garrot d’une cravate vient soutenir la glotte et une main secourable l’aide à noircir le poivre et sel de ses bacchantes. Marwanny ajuste le postiche brun sur son crâne rasé de près. Le voilà prêt. Un violent riff de guitare lézarde et fige la salle. Le séminaire musical commence.

INSULTER DANS LESGLES

« Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi, Madame, vous avez raté votre vie ? Non ? Ben il serait temps, non ? – Pourquoi vous n’avez pas le succès escompté auprès du sexe opposé ? – Pourquoi vous ne roulez pas en 4x4 comme le monsieur sur la photo ? – Pourquoi vous êtes petit, gros et mal habillé alors que vous pourriez être riche, célèbre et incroyablement sexy… comme moi ! Pourquoi ? Vous ne savez pas ? Pourtant la réponse est simple : c’est parce que vous n’avez pas bénéficié des enseignements de la Marwanny Corporation2.  » À savoir : le Développement personnel sans douleur. Un concept qui permet à tout un chacun d’évacuer « frustrations » et « pollutions » pour atteindre plénitude intérieure et réussite sociale. Parmi les nombreux outils proposés par Marwanny, on trouve ses recueils de lettres d’insultes à adresser à son banquier, son conseiller Pôle emploi, liste non limitative. Sauf qu’on n’insulte pas n’importe qui n’importe comment. Il y a des règles. Marwanny s’approche d’un homme : « Gros pédé ! » « Monsieur, pourquoi est-ce que je ne peux pas vous traiter de gros pédé ? » L’insulté hésite tandis qu’autour ça pouffe de rire. « Non j’ai pas le droit, parce que c’est une insulte homophobe. » À une femme : « Sale pute ? Non, j’ai pas le droit non plus parce que c’est prostituphobe. Ça sous-tend que les personnes qui se prostituent sont moins bien que moi et ça, on n’a pas le droit. Vous comprenez ? » Jamais à cours de carburant, l’homme adresse à un pékin : « Trou du cul ? Ça, j’ai le droit, pas parce que c’est vous, mais parce que je ne dénigre personne en particulier. Tout le monde en a un. »

Vulgaire. Outrancier. Provocateur. Soyons honnêtes : Marwanny nous malmène. L’impression de revivre ces épisodes de fin de banquet où l’alcool aidant, les blagues fusent dans une surenchère galopante. Au mal de côte et aux crampes des zygomatiques suivent immanquablement des moments de réflexivité. De qui ou de quoi rit-on ? Et surtout avec qui ? Si le rire est avant tout affaire de connivence et si on ne rit jamais autant que lorsqu’on égratigne les tabous, où situer les bornes dans une France post-Charlie avec des tristes sires de la trempe de Dieudonné ? Sexisme, pédophilie, racisme. Marwanny fout les mains dans le cambouis, aligne les pathétiques trombines de Séguéla, Elkabbach, Sarkozy et de… sa tante qui a voté Robert Ménard à Béziers. Plus tard, la bande annonce du blockbuster Socialiste Holocauste, nous clouera sur nos sièges. Imaginez un pastiche de Walking Dead avec un Jospin défiguré en chef zombie prônant une première république sociale-libérale des trépassés : « Un monde où la croissance pourrait enfin être éternelle, puisque tout est déjà détruit ! » « Mon travail, plaide Marwanny, c’est de déconstruire les discours du marketing, de la politique, de la publicité. Je joue beaucoup avec l’absurde, c’est moins plombant et puis surtout ça me permet d’aller vers des gens qui ne sont pas forcément des convaincus. »

TYRANNIES NARCISSIQUES

Plus globalement, les salves marwannesques épinglent un phénomène en pleine expansion : le coaching. Dans un essai vivifiant, les chercheurs Carl Cederström et André Spicer dressent l’anatomie de ce qu’ils appellent « le syndrome du bien-être3 ». Non contents d’être atomisés par le tsunami néolibéral, les individus seraient les proies d’une biomorale faisant du bien-être un objectif que tout un chacun est sommé d’atteindre, un « impératif moral ». Les dépressifs, les mangeurs de gras, les chômeurs et autres fumeurs constituent autant de marges parasitaires. Surtout : ils sont responsables de leur propre relégation, incapables qu’ils sont à mobiliser leur « potentiel intérieur » pour « s’améliorer ». Que la quête du bonheur ne soit plus affaire d’émancipation collective, et la voilà sous-traitée par des armées de coaches censés piloter des vies à la recherche d’un perfectionnement absurde. 45 000 coaches fourmillent dans le monde pour un chiffre d’affaires de 2 milliards d’euros annuels. C’est comment le proverbe déjà ? Le bonheur ne fait pas l’argent ? « Surveiller sa vie comme s’il s’agissait d’une véritable entreprise correspond à tous points de vue à la mentalité de “l’agent idéal du néolibéralisme” », résument les chercheurs qui mettent à nu une époque où l’exacerbation des narcissismes fait figure de nouvelles tyrannies. Jouant avec les codes de la beaufitude, Marwanny nous invite à dénouer les fils de ces intimes aliénations. Ceux qui ne pigeront pas le second degré s’éclipseront en douce de la salle. À Fillols, ils furent rares. Passé le spectacle, le public colonisait la terrasse du bar du Canigou où on peut profiter jusque tard des ultimes rayons de soleil. De quoi ou de qui avions-nous ri ? On n’était sûr de rien. À part d’une chose : la bière était fraîche et le maire – socialiste – coincé dans un public désinhibé, en avait pris pour son grade.


1 Pour des raisons tactiques, le prénom a été ubérisé.

3 Le syndrome du bien-être, Carl Cederström et André Spicer, éditions L’Échappée, 2016.

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