Animal au travail
Cheval de labeur, cheval de grâce
« Un pas… Droite… Allez, un pas… Arrêt. ». D’une voix douce et ferme, Noémie dirige Iouki, un cheval de trait comtois de bientôt quatre ans, le positionnant entre deux rangs de vigne pour remuer la terre et l’aérer. Puis elle bloque les dents de la petite herse que le cheval va tracter et l’aligne correctement, remet d’aplomb autour de son torse les guides reliés au mors et lance un sonore « Devant ! » L’attelage se met alors en branle d’un pas tranquille et régulier, ne s’arrêtant qu’un instant, le temps que le crottin de Iouki vienne enrichir le sol fraîchement retourné. Et voilà quelques arpents de terre viticole désherbés sans autre produit que les gouttes de sueur d’une femme et d’un cheval.
Noémie Courson travaille au Mas de Libian, à Saint-Marcel-d’Ardèche, avec la famille Thibon. Ce domaine, certifié en biodynamie, revendique plus de trois siècles d’existence sans qu’aucun pesticide ni herbicide n’ait jamais été répandu sur ses 25 hectares de vignes. Depuis le milieu des années 2000, le travail du sol s’y fait en traction équine, et pas seulement pour faire de belles photos, comme l’explique Noémie : « Si tu travailles la vigne en biodynamie, le choix du cheval est logique, tu ne devrais même pas pouvoir faire autrement. Tu t’attaches à respecter un cycle naturel et le cheval y a toute sa place. » Même s’il est de belle corpulence, le cheval de trait, par son pas lent, a un effet moindre que le tracteur sur le tassement de la terre au pied des vignes. Un détail pour le profane mais un détail qui, répété à longueur d’année, revêt une importance fondamentale pour les vignerons s’attachant à produire des vins sains, issus d’une terre qui respire.
Sous l’impulsion, essentiellement, d’une nouvelle génération de vignerons ayant souhaité redéfinir leur rapport à la terre, le cheval a donc retrouvé le chemin des champs après de longues décennies d’éclipse. Une tendance qui n’a rien d’éphémère, des précurseurs comme le Mas de Libian inspirant de nouveaux arrivants. Toujours en Ardèche mais 40 km au nord, à Aubignas, Léna et Alex ont investi un coteau et viennent de planter leurs pieds de vignes sur l’hectare et demi du domaine des Bois Perdus. Pour eux le choix est déjà fait : « Ce qu’on bâtit est basé sur la conviction que la vigne est un être vivant. Au même titre que les oliviers qui sont au-dessus, que les bois qui l’entourent. Ou que les animaux qui viennent pisser et chier à ses pieds. Ou que nous. »
Alors, pour les futurs travaux dans les vignes, entre un Massey Ferguson rutilant et un Comtois ou un Percheron, Léna n’hésite pas : « Un tracteur, ça perd de l’huile, ça fume, ça pue, ça te menotte à ton banquier pendant des années et tu ne peux pas discuter avec lui quand tu en as marre de planter des piquets ou de piocher. Un cheval ne crée pas de dette mais du lien, et c’est de l’or pour la vigne. » L’histoire récente du vieux tracteur, récupéré pour de gros œuvres sur leur domaine, qui a pris feu tout seul sous les yeux de Léna, cramant une remise au passage, ne fera qu’entériner l’option animale.
Ce nouveau rapport au vivant passe donc par des choix réfléchis, déterminés, éthiques autant qu’écologiques. Inclure le cheval dans ce travail quotidien ne relève plus de la contrainte mais du désir. Une vraie rupture si l’on reprend l’histoire du labeur de l’animal domestique.
De tout temps, les bêtes de somme ont fourni trois apports majeurs aux sociétés humaines : nourriture, vitesse et confort de déplacement, force de travail. Un triptyque décliné sous toutes les latitudes et dans lequel zébu, yack, dromadaire, chien, éléphant, bœuf, cheval forment un bestiaire de l’animal au travail. Portant, tractant, il prend place dans toutes les épopées humaines, les plus nobles comme les plus sales, accompagnant à son corps défendant des bouleversements de grande ampleur, comme le souligne l’historien Éric Baratay : « La multiplication des animaux de trait précipite les campagnes dans l’économie de production, d’échange, de croissance du XIXe siècle industriel 1. »
Dans ce panorama, le cheval est omniprésent, utile aux champs comme à la ville : il est de tous les transports (individuels ou collectifs), de tous les labeurs, de toutes les industries (agricoles, forestières, minières), de toutes les guerres (700 000 chevaux morts lors de la Première Guerre mondiale), de tous les loisirs. Tout autant pilier du monde agricole que compagnon d’agrément, symbole de puissance sociale que « sous-prolétaire sur lequel est construit l’essor économique 2 », on compte ainsi pas moins de trois millions de chevaux sur le sol français en 1914.
Un pic de population qui déclinera lentement mais sûrement au gré de la mécanisation de l’agriculture et de la motorisation des transports. Au lendemain des années 1950, le cheval de trait disparaît progressivement du paysage et les neuf races françaises semblent promises à l’extinction. Si, à cette époque, il anime encore quelques fêtes des moissons et autres kermesses, il ne doit finalement sa survie... qu’au commerce de sa viande pour lequel un cheptel assez conséquent aura été maintenu, suffisant pour réactiver ensuite une filière de reproduction.
La résurrection du cheval de trait à la fin du XXe siècle tient donc quelque peu du miracle. Et celles et ceux qui participent à son retour entretiennent avec lui un rapport empreint d’un intense respect : « Avec mon cheval Iouki je suis dans un dialogue permanent, raconte Noémie. Il vient d’arriver au domaine et, tous les deux, on apprend à se connaître, à se respecter, à avoir confiance l’un en l’autre. Ce n’est pas un animal de compagnie, c’est un compagnon de travail, de vie. » L’observant à l’œuvre avec Iouki, marchant tous deux du même pas, je constate l’osmose qui les lie.
Iouki est le premier cheval de Noémie. Si, plus jeune, elle a longuement côtoyé des chevaux dans un ranch savoyard, ce n’était alors que du loisir et elle ne s’imaginait pas y revenir plus tard : « Je suis venue au Mas de Libian comme saisonnière pour les vendanges et, comme j’aimais les chevaux, Catherine Thibon, qui s’en occupait, m’a prise avec elle. J’ai tellement aimé qu’en 2018 j’ai commencé une formation de conduite de chevaux de trait. Depuis 2019 je propose des prestations à d’autres domaines, dans les vignes, ou en maraîchage. Et de la demande, il y en a ! » Pour voler de ses propres ailes, Noémie vient donc de faire l’acquisition de Iouki qu’elle est allée chercher dans le Jura. Elle sourit en se remémorant cette journée : « L’éleveur m’a présenté deux chevaux. Le premier était poli, il obéissait mais rien de plus... Il n’en avait clairement rien à foutre de moi ! J’ai vite senti que ça ne le ferait pas. Et puis avec celui-là, poursuit-elle en caressant l’encolure de Iouki, il s’est tout de suite passé quelque chose, une attention, un désir d’être ensemble. »
Depuis, le binôme est en apprentissage, chacun découvrant les attentes de l’autre et ses limites. La tâche de Noémie ne relève pas du dressage : « C’est un partenariat, tout repose sur les sensations. Il faut que ce soit harmonieux. On prend notre temps, c’est essentiel pour le lien. On va travailler ensemble du printemps à l’automne, six jours sur sept, six heures par jour. Et l’hiver, c’est vacances pour tout le monde ! Si Iouki ne se blesse pas, ce partenariat peut durer vingt ans. »
En ce mercredi pluvieux, Noémie écourte le travail dans les vignes. La terre est trop grasse, Iouki bosse pour rien. En rentrant à l’écurie, on passe devant une mare bruyamment animée par des grenouilles tandis que deux geais se chamaillent au-dessus de nos têtes. Puis on n’entend plus que le son des sabots sur les cailloux, le raclement de la herse, les mots que murmurent Noémie à son cheval et le plic-ploc des gouttes. Ça sent l’herbe mouillée et le crottin. Chaque chose est à sa place, surtout le tracteur en train de rouiller dans un champ plus bas.
Cet article fait partie de notre dossier « Demain les bêtes ! », publié dans le numéro 198 de CQFD.
Cet article a été publié dans
CQFD n°198 (mai 2021)
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Paru dans CQFD n°198 (mai 2021)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Killian Pelletier
Mis en ligne le 22.05.2021
Dans CQFD n°198 (mai 2021)
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