Agro-industrie

Ça barde chez les Bretons

En breton, on dit « mois noir » (miz du) pour novembre. Manière d’illustrer l’ambiance de crise et le malaise qui frappent l’industrie agroalimentaire locale.

Dimanche 27 octobre, au lendemain de l’action contre le péage écotaxe de Pont-de-Buis dans le Finistère, les esprits sont échauffés dans le bar-tabac du bourg de Guerlesquin, situé à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Morlaix. « Ça va être la révolution en Bretagne, déclare Patrick dit L’émir, la cinquantaine joviale. On va faire sauter leurs portiques. Ça va barder dans tous les sens. On ira jusqu’à Paris s’il le faut. On peut plus faire autrement. » Patrick est un des maillons de cette chaîne qui se trouve menacée par la crise de l’agroalimentaire en Bretagne : éleveur de poulets, il possède des poulaillers jusqu’en Guadeloupe et au Maroc, d’où son surnom. « C’est un mouvement incontrôlable ! Il n’y a pas de chefs, personne ne décide !  », insiste-t-il étrangement. Le mardi 29 octobre, le gouvernement annonçait la suspension de l’écotaxe afin de calmer les esprits.

Par Nardo.

Le 31 octobre, le volailler Tilly-Sabco basé à Guerlesquin annonçait sa décision d’arrêter l’exportation de ses poulets à partir de janvier 20141. Un coup terrible pour cette petite ville de 1 390 habitants dont toute l’activité tourne depuis des décennies autour de l’usine Tilly. Fondée par un fils de boucher dans les années 1950, Tilly était devenue la plus grosse unité d’abattage en Europe dans les années 1980, spécialisée dans le congelé bas de gamme halal à destination des pays du Golfe, jusqu’à 100 000 poulets exportés par jour. C’est l’époque où la famille Tilly possédait la ville si bien que Le Point, en 1989, avait surnommé Jacques Tilly – maire ancré à droite de 1965 à 1989, puis de 1995 à 2001 – «  le Ceausescu du Trégor ». Même si les abattoirs Tilly-Sabco sont vendus en 1986 et passent entre les mains de Doumeng, le Milliardaire rouge, puis deux ans plus tard dans celles de Gérard Bourgoin qui les cèdera à son héritière Corinne, avant d’être rachetés sous la direction de Daniel Sauvaget en 2008, et qu’ils n’employaient jusqu’à fin octobre que 335 salariés, l’emprise féodale laisse des traces. Certaines ambiances de bar sont minées et les bouches peinent à se délier. « Si on parle de travers, c’est des coups à finir sur la chaîne d’abattage », plaisante Guy, habitant de Guerlesquin qui travaille hors de la ville. Mais si le temps du patronat paternaliste a vécu, c’est celui de la gestion mondialisée, costumée made in Breizh, qui sonne le glas de l’industrie guerlesquinaise. Dès le mois de mai, Sauvaget annonçait la réduction de 40 % des effectifs, puis il y eut l’inauguration aux allures de deuil d’un nouvel atelier de production de saucisses de poulet, juste une semaine avant l’annonce attendue de l’arrêt des exportations.

Les raisons de la crise du secteur avicole ? Une concurrence mondialisée avec le Brésil qui pique tous les marchés orientaux, mais surtout l’arrêt brutal des aides européennes à l’export, hors Union européenne, décidé en février pour un secteur qui vit grâce à 23 % de subventions ! L’écotaxe – en passe de devenir un scandale d’État – a servi de prétexte et de symbole au ras-le-bol pour cette région qui ne peut délester une part de son trafic routier sur un réseau ferroviaire et fluvial peu adapté à l’industrie locale. Et ce en dépit du fait que le gouvernement avait déjà octroyé une réduction de 50 % sur la taxe et que la Bretagne bénéficiait déjà de la gratuité pour son principal axe routier.

Depuis juin, c’est bien un sinistre social qui s’opère dans cette partie du Finistère, touché par une série de plans sociaux, menaçant de détruire plus de trois mille emplois – un millier juste pour Tilly-Sabco ! – directs et indirects, sans guère de solutions de reclassement immédiat. Or, cette crise – krisis en grec signifie aussi « carrefour » – est aussi celle d’un modèle agro-industriel, rendu vulnérable par le dumping social mondial et partout décrié comme vecteur de pollution et producteur de malbouffe2. Qui a intérêt à sauver ce « modèle breton » sous perfusion ? « À en croire les présidents des chambres d’agriculture de Bretagne, le modèle défendu mériterait que l’État continue de soutenir l’agriculture et l’agroalimentaire, écrivait Raymond Penhouët, producteur de lait à la retraite et président de la FADEAR, réseau pour l’agriculture paysanne proche de la Confédération paysanne, dans un courrier non publié, adressé à Ouest-France fin septembre. 570 euros par mois, c’est le revenu moyen des fermes sans les aides, si on ajoute 1,5 actifs par exploitation, il n’y a pas de quoi fanfaronner. […] La part de plus en plus importante des aides PAC dans le revenu revient à dire que l’agriculture bretonne est sous perfusion. »

Ce qui est frappant dans cette situation, c’est l’incapacité des acteurs et des victimes de ce naufrage à remettre en cause un modèle qui leur fait toucher le fond aujourd’hui. Depuis les choix agricoles des années 1950, l’omerta et le déni ont régné en Bretagne sur les conséquences environnementales du remembrement et de l’élevage intensif, sur les risques socio-économiques de la mono-activité – ou encore sur l’usage intensif des pesticides, dont les agriculteurs sont les premiers malades, sans parler des pollutions d’algues vertes causées par les épandages de lisier. « Les gens ne se posaient pas de questions, explique Jimmy. Travailler dans l’agroalimentaire en Bretagne, c’était avoir la sécurité de l’emploi à vie. D’ailleurs, la plupart n’ont jamais pensé à contracter d’assurance chômage. » « C’est un modèle au bout du rouleau, insiste Raymond Penhouët, contacté par CQFD. Le slogan “libre pour gagner et aider pour ne pas perdre” implique ici à la fois le recours toujours croissant aux subventions et la réduction des coûts de main-d’œuvre pour rester performant, comme dans le cas de Gad où l’on fait venir des intérimaires étrangers, ukrainiens ou roumains, payés 5 euros l’heure… »

Le désarroi social actuel produit une promiscuité inédite et paradoxale au sein de cette fronde baptisée des « bonnets rouges » avec un sens aigu du marketing territorial3 et téléguidée en sous-main par la FNSEA et le Medef local : élus de gauche et de droite, régionalistes de gauche, identitaires d’extrême droite, militants du NPA chevillés à la défense de l’emploi, agriculteurs « conventionnels », artisans étranglés par les taxes, petits patrons esclaves des banques et prolétaires sacrifiés. Le 2 novembre à Quimper, Sauvaget – qui a décidé du plan social de sa boîte avec un certain sens du timing politico-social et rejette toute la responsabilité sur le seul ministre Le Foll – défilait avec « ses » ouvriers : patrons et salariés, tous ensemble ! Après le succès de cette mobilisation qui a rassemblé plus de 20 000 personnes, Thierry Merret, président de la FDSEA, et un des organisateurs du rassemblement, déclarait qu’il fallait « moins de contraintes administratives, environnementales, fiscales et sociales ». C’est le même Merret qui monte depuis des années systématiquement au créneau contre les « écologistes intégristes » et clame l’innocuité des nitrates sur la pollution de l’eau4… Il ne s’agit pas de gager l’extension de ce mouvement en une révolte anti-austérité plus vaste, mais les intérêts défendus par un jeu de pression sous le vernis de la fronde antijacobine visent avant tout à obtenir du gouvernement les garanties de subventions publiques et européennes.

Par Aurel d’après Uderzo.

Avec son Pacte d’avenir pour la Bretagne, Ayrault cherche à donner des gages au secteur agro-industriel. En visite à Rennes fin septembre, il déclarait déjà que « le modèle agroalimentaire breton [n’était] pas mort  » et avait autorisé les éleveurs bretons à construire des bâtiments d’élevage intensif « sans contrainte »… Depuis la révolte bretonne, le gouvernement a promis de lâcher un milliard d’euros pour l’économie bretonne, le doublement de l’enveloppe consacrée à la Bretagne de la PAC pour les sept ans à venir, passant de 175 à 368 millions d’euros, plus 15 millions d’euros débloqués en urgence pour les entreprises en difficulté. Un nouveau rendez-vous de mobilisation prévu par le collectif « Vivre et travailler en Bretagne » pour le 30 novembre donnera la température de ce « mouvement complexe5 », notamment si le patronat retire ses billes.

Jean-Claude Balbot, animateur des Centres d’initiatives pour valoriser l’Agriculture et le milieu rural (CIVAM) et éleveur de bovins dans les monts d’Arrée, à la retraite depuis peu, s’avoue « déprimé par la confusion ambiante, entre les ouvriers de Gad qui se foutent sur la gueule à Josselin et se font séparer par les flics et ceux qui défilent pour leur patron à Quimper… » Ayant assisté aux discussions au ministère, il a pu prendre la mesure de l’ignorance du monde paysan qu’a le gouvernement : « On se trompe d’objectif : face à l’urgence, le gouvernement va renforcer la cause de cette urgence. Or, cela fait longtemps qu’on a fait l’évaluation de la politique publique agricole et de son échec. Il faudrait faire un pas de côté, arrêter les investissements faramineux – comme ces cathédrales d’élevage de pondeuses sur plusieurs étages –, et se demander comment faire fonctionner durablement les fermes en dégageant du revenu, sans se gaver d’argent public et tout en respectant l’environnement. C’est ce que j’ai fait pendant 40 ans et qu’on ne me dise pas que c’est réservé à une élite !  »

« Finalement ce que je déplore le plus dans cette situation, lâche-t-il dans un soupir, c’est que, depuis dix ans, la joie a déserté les campagnes. Les paysans disparaissent, on ne connaît plus ses voisins et on ne voit plus d’assemblée de paysans qui rigolent entre eux le soir au café. Rendre les gens malheureux, c’est ça le crime ! »

Dernière minute

Le 22 novembre, Daniel Sauvaget annonçait que le dispositif exceptionnel décidé par l’Europe lui permettrait finalement de prolonger son activité après janvier. Comme quoi les prises d’otages – en l’occurence des 335 salariés de Tilly-Sabco menaçés par le plan social annoncé par Sauvaget un mois plus tôt – peuvent parfois s’avérer fructueuses !

« Ouf, on respire à Guerlesquin... Vive l’Europe ! Nous aussi on est heureux, car vraiment on sent que c’est pas un sursis… comme depuis 15 ans », confie Micheline, une habitante, avec un brin d’ironie.

Ouvriers vs ouvriers

Les 60 salariés licenciés du site Gad de Lampaul-Guimiliau (Finistère), ne s’attendaient pas à être accueillis de la sorte le mardi 22 octobre devant l’abattoir de cochons du groupe de Josselin (Morbihan). Venus bloquer la sortie des camions pour se faire entendre par la direction, ils furent reçus par 400 ouvriers en blouse qui les ont repoussés violemment, appuyés par quelques agriculteurs liés à l’activité de l’entreprise. « Quand on n’a plus de travail, on en cherche, on ne vient pas manifester pour rien et emmerder le monde », invectivait une salariée de Josselin, elle-même sans doute en sursis. Les gendarmes, appelés en renfort, sont intervenus à plusieurs reprises pour séparer les manifestants. « Avec des ouvriers comme ça, plus besoin de milice patronale ! », commentait un délégué FO de Lampaul.


1 Tilly-Sabco et Doux, c’étaient, en 2011, 240 000 tonnes de poulets exportés vers les pays du Proche-Orient, soit plus de la moitié des poulets produits en Bretagne. Après une tentative d’alliance avortée entre Tilly-Sabco et le groupe Doux, ce dernier vient d’annoncer l’ouverture de son capital au groupe saoudien Almunajem à hauteur d’une participation de 25 %.

2 Un soir à Guerlesquin, après quelques grammes d’alcool, un cadre de l’entreprise de transport locale – la Logistique européenne de transport (LEDT) rebaptisée à mi-voix « Les Esclaves de Tilly » – confiait que les carcasses des poulets qui sortaient de l’abattoir étaient convoyées… au Brésil, voir nettement moins loin, pour servir de farine animale. Le cycle de la nature, quoi !

3 L’entreprise Armor Lux® a fourni 900 bonnets pour l’action « spontanée » de Pont-de-Buis. 7 500 bonnets furent vendus à 5 euros prix coûtant à la manif de Quimper, sauf qu’il s’agissait de contrefaçons fabriquées en écosse sur lesquels Armor Lux® a apposé son étiquette !

4 Un arrêt du 13 juin de l’Union européenne a condamné la France, et la Bretagne en premier lieu, pour non-conformité de la qualité de l’eau en raison des taux importants de nitrate. Les pénalités s’annoncent d’ores et déjà salées.

5 On trouvera par ici un point de vue sur les bonnets rouges refusant de les réduire à une opération réactionnaire.

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