Petits arrangements sur le dos des Kurdes en Syrie

Autour de la défaite du Rojava

Depuis le retrait des forces américaines le 9 octobre, la Turquie est à l’offensive dans le Nord-Est de la Syrie. Ce lâchage de Trump a poussé les combattants kurdes à accepter le retour des troupes du régime d’Assad, face à l’armée turque et ses supplétifs qui menacent, selon les mots du président turc, d’ » écraser [leurs] têtes ». Le 22 octobre, Erdogan et Poutine, véritable maître du jeu syrien, se sont accordés sur le désarmement des combattants kurdes. Ce qui semble sonner le glas de l’expérience fédéraliste du Rojava. Analyse.
Qamishlo, mars 2014. Pour les Kurdes, la fête de Newroz est un symbole de résistance aux oppresseurs / Photo Loez

L’agression d’Erdogan aura donc permis au régime syrien de se redéployer : chez les Kurdes, dans le Nord-Est du pays, mais pas seulement. Le jour même de l’accord russo-turc, Bachar al-Assad en personne se rendait sur la ligne de front d’Idlib, dans le Nord-Ouest de la Syrie. Vidée d’une grande partie de ses insurgés, partis jouer les supplétifs d’Erdogan contre les Kurdes, cette dernière poche rebelle, désormais contrôlée uniquement par le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham, est la prochaine étape de la reconquête du régime. Au regard de la complexité de la situation, nous avons tenté de répondre à trois questions épineuses.

Quelles relations entretenaient jusque-là le régime Assad et les forces kurdes du Rojava ?

Il y a une première simplification à prétendre que le PKK turc (puis plus tard son parti frère syrien, le PYD, fondé en 2003) a toujours été allié à la famille Assad. Hafez avait en effet offert refuge au PKK, comme à d’autres groupes « anti-impérialistes » dans les années 1980, afin de jouer la carte anti-Otan et endormir la question kurde en interne. Mais dès 1992, les camps d’entraînement de la Beqaa sont fermés et le chef du PKK, Abdullah Öcalan, est expulsé en 1998 à la faveur d’un rapprochement turco-syrien.

Dans le même temps, les Kurdes syriens étaient maintenus dans un statut d’étrangers de l’intérieur, soumis à un régime de restrictions et à une politique d’arabisation forcée. Avant 2011, des milliers de prisonniers politiques kurdes ont connu les geôles d’Assad.

Diviser l’opposition. Au début de l’insurrection syrienne, le régime a joué deux cartes maîtresses pour diviser la contestation populaire. Tandis qu’il enfermait et torturait les militants du mouvement civil, Assad a amnistié des centaines de détenus djihadistes, comme Mohammad al-Joulani, futur chef d’al-Nosra puis d’Hayat Tahrir al-Cham. Le pouvoir comptait sur eux pour détourner la révolte vers une voie plus sectaire, ce qui a permis après coup de se poser aux yeux de l’opinion internationale en « moindre mal » face au « terrorisme ».

Vis-à-vis des Kurdes, la stratégie d’Assad a été de les amadouer en leur accordant des droits politiques dont ils étaient privés : naturalisation de 150 000 Kurdes apatrides, ouverture d’établissements scolaires en langue kurde, libération de 600 prisonniers du PYD et retour d’exil de Saleh Muslim, leader du PYD.

Dans le même temps, l’Armée syrienne libre et la Coalition nationale syrienne regroupaient les oppositions à Bachar sous l’égide du Qatar et de la Turquie avec une forte influence des Frères musulmans. Le PYD a refusé de se soumettre à cette tutelle comme d’entrer en conflit ouvert avec le régime et de plonger sa population dans les affres de la guerre civile.

Autonomie. Le 19 juillet 2012, tandis que des attentats à Damas décapitent son état-major et que des désertions massives affaiblissent son armée, Assad fait retirer ses troupes du Nord-Est syrien et du canton d’Afrin. Son objectif est de recentrer l’armée loyaliste sur la « Syrie utile ». Le PYD, seule force organisée avec ses Unités de protection du peuple (YPG), profite de ce retrait pour développer une zone autonome, qui se déclarera administration de facto en janvier 2014. C’est là qu’un modus vivendi a vraisemblablement été trouvé entre le régime et le PYD, qui vaut à ce dernier l’accusation de trahison chez nombre de rebelles syriens. Ce pacte de non-agression ne doit pas faire oublier l’opposition formelle du PYD au régime ni les accrochages sporadiques entre les deux camps (370 morts de chaque côté pour la seule année 2013).

Exactions. En 2014, un rapport d’Human Rights Watch met en lumière des abus commis par l’administration aux mains du PYD contre ses opposants. Puis en 2015 et 2016, de nouveaux documents pointent des déplacements forcés de résidents arabes dans des zones contrôlées par les YPG. L’administration kurde met en cause l’impartialité de ces rapports et évoque des « impératifs militaires » dans un contexte de guerre contre l’État islamique.

Comme l’a résumé l’historien Hamit Bozarslan : « Le conflit syrien a fait au total quelque 500 000 morts, 7 millions de réfugiés, 6 millions de déplacés internes. Quand on compare le Kurdistan [syrien] au reste du pays, donc, la vie a finalement été préservée, ce qui en soi est un miracle. »

Confédéralisme démocratique. Malgré ces accusations d’autoritarisme, l’administration du Rojava met en avant son système de « confédéralisme démocratique », reposant sur un maillage d’assemblées multiethniques et une politique féministe volontariste, qu’on aurait tort de réduire à une simple façade de propagande. L’expérience du Rojava a suscité une forte fascination dans une frange de l’extrême gauche occidentale, participant à l’occultation de la résistance des autres Syriens à la dictature.

Ostracisés. En outre, les Kurdes n’ont jamais été invités aux tables de négociation pour la transition pacifique, ostracisés tant par le régime (qui ne leur pardonne pas leur collaboration avec les Américains) que par les groupes rebelles et la Turquie. En revanche, à Genève ou Astana, on retrouvait Jaych al-Islam, groupe islamiste soupçonné de la disparition de l’avocate des droits humains Razan Zaitouneh en 2013...

« Un pacte avec le diable ». Depuis le désengagement des États-Unis, les forces kurdes savent que leur marge de manœuvre pour survivre s’est réduite à peau de chagrin. Le 14 octobre pour Mediapart, Raphaël Lebrujah [lire son reportage ci-contre] rapportait cette confidence anonyme d’un cadre de l’administration : « Oui le régime nous a livré des armes, mais ce n’était pas gratuit. On les a payées à un prix exorbitant. De toute façon, ils veulent revenir à la situation d’avant-guerre si on veut avoir leur protection, c’est-à-dire une situation où, comme Kurde ou comme opposant, on n’a aucun droit. C’est comme signer un pacte avec le diable. »

Qui soutient l’offensive turque dans le nord-est de la Syrie ?

En marge du concert de réprobation générale, quelques pays comme le Pakistan, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Hongrie d’Orban ou le Venezuela de Maduro – très lié économiquement à la Turquie – ont annoncé soutenir l’offensive.

Bien sûr, à l’intérieur de la Turquie même, peu de voix osent aller à contre-courant de l’union sacrée. Et les opposants kurdes qui se sont risqués à parler « d’invasion » ou de « guerre » ont été arrêtés pour « propagande terroriste ».

Divisions. Tandis que des organisations arabes des droits de l’homme1 dénoncent les graves violations qu’implique l’agression, « les oppositions syriennes », elles, semblent divisées. Les différentes instances d’opposition en exil comme la Coalition nationale des forces de la révolution et de l’opposition syrienne (CNS) ou l’organisation des Frères musulmans syriens ont affirmé leur soutien à la Turquie pour vaincre « les organisations terroristes ». Mais ces déclarations ont provoqué une prise de distance vis-à-vis de la coalition de la part du Conseil national kurde (regroupant 13 partis kurdes non alignés sur le PYD), qui craint un nettoyage ethnique. Autre voix discordante, l’opposante Alia Mansour a déploré la position du CNS, déclarant que « si de nombreux Kurdes ont rejoint le PKK, c’est parce qu’aucune alternative sérieuse respectueuse de leur particularisme ne leur avait été offerte ».

L’accord passé entre les forces kurdes et le régime pour lui permettre de reprendre un territoire jusque-là sous contrôle des Forces démocratiques syriennes (dominées par les Kurdes) risque d’accroître encore les divisions. Un groupe d’habitants de Deir Ezzor a annoncé dans un communiqué : « Nous considérons tout parti, groupe ou individu travaillant pour ou avec le régime Assad comme notre ennemi et l’ennemi du peuple de Deir Ezzor. »

Qui compose les milices alliées à la Turquie ?

La plupart des groupes rebelles unifiés par la Turquie en octobre 2019 sous l’appellation d’Armée nationale syrienne ont servi contre le régime sous la bannière générique de l’Armée syrienne libre. D’autres, comme Jaych al-Islam, qui dominait militairement la région de la Ghouta orientale, n’y étaient pas affiliés. Certains avaient été équipés en 2016 de missiles antichars livrés par les États-Unis. Leur empreinte politique est celle d’un islamo-nationalisme extrémiste. Sous l’effet d’un sectarisme accru, ces supplétifs ont développé une haine farouche vis-à-vis des milices kurdes, les qualifiant de « porcs et de mécréants ».

Comme le déclarait un combattant de la Brigade al-Hamza au site Al-Monitor, « une grande partie des combattants de l’Armée nationale [...] viennent de l’est de l’Euphrate, des provinces de Raqqa, Deir Ezzor et Hassaké. Ces combattants se battent pour retourner dans leur région après avoir expulsé les YPG. » Il y a fort à parier que leur souhait de continuer le combat jusqu’à la chute du régime sera sérieusement douché et qu’ils seront les derniers dindons de la farce jouée par les puissances régionales.

Crimes de guerre. Le 12 octobre 2019, les soudards d’Ahrar al-Charkiya ont exécuté sommairement neuf civils, dont Hevrin Khalaf, une femme politique kurde qui œuvrait pour l’entente entre Arabes et Kurdes. D’autres allégations de crimes de guerre sur des civils, commis par les milices alliées aux Turcs, ont été documentées depuis. L’activiste syro-britannique Leila al-Shami fait bien de rappeler que « les groupes rebelles syriens alliés à la Turquie luttent donc pour un agenda turc qui ne ressemble en rien à la révolution syrienne pour la liberté et la dignité qui a commencé il y a huit ans2 ».

Mathieu Léonard

À lire aussi

 « Ils nous bombardent au napalm » : un reportage réalisé fin octobre au Rojava auprès de l’organisation des familles des martyrs de la ville d’Amouda.

Cette analyse et ce reportage ont été publiés sur papier dans le n°181 de CQFD, en kiosque jusqu’au 5 décembre. En voir le sommaire.


1 Sur le site Syrians for Truth and Justice : « Regional Organizations Condemn Turkey’s Ethnic Cleansing Plan for Northeast Syria », Stj-sy.org.

2 « À propos de l’offensive turque dans le Nord-Est syrien », site de CQFD (17/10/2019). La version originale de cet article est parue en anglais le 14 octobre sur le blog de Leila al-Shami.

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