Argentine : La sale blague du gaz de schiste
Ici, en février, c’est l’été austral et le soleil tape dur sur le village d’Añelo à l’heure de la sieste. Cela n’empêche pas les 4x4 et les camions en tout genre de traverser la petite agglomération à toute berzingue. Sur la place, en face de la mairie, une femme et une adolescente accompagnées de trois enfants quittent l’ombre pour rentrer chez elles. Depuis trois ans, avec le boum du gaz de schiste, la population masculine a largement dépassé la proportion habituelle et les cas de mères adolescentes se multiplient, a pu constater Ruben, médecin du village. Faute de logements suffisants, les compagnies ont monté des campements de « trailers » (conteneurs habitables) « tout confort », c’est-à-dire équipés du câble et d’Internet. Un gymnase a été construit pour une main-d’œuvre exclusivement masculine. Felipe, trente-sept ans, travaille sur un puits comme manœuvre. Il gagne l’équivalent de 2 500 euros par mois et vit pendant la moitié du temps dans l’une de ces maisons de fer. « On travaille énormément pendant deux semaines, mais ensuite, on peut retourner chez nous le reste du mois. »
En bord de route, un casino s’est installé, et un autre, plus grand, est en construction juste en face. Les vendredis et samedis soirs peuvent être agités, l’alcool aidant. Du coup, des policiers sont en faction dès la nuit tombée devant la station-service, qui fait office de centre névralgique de la bourgade.
Albino Campos, longko (chef de clan) de la communauté Mapuche de Campo Maripe, visite un puits non conventionnel et constate le débordement de matières polluantes. Dans ce cas, il s’agit de gasoil et d’eau, produits utilisés comme lubrifiant pour l’extraction. Des couvertures en plume sont utilisées pour « éponger » les dégâts.
Pedro, la cinquantaine joviale et le sourire quelque peu édenté, travaille à la voirie de la municipalité. « C’est qu’ils pèsent lourd, tous ces camions qui transitent dans tous les sens ! Ça craquèle l’asphalte et les autorités de Neuquén ne veulent pas mettre un sou pour refaire les routes. Les compagnies pétrolières donnent quelques miettes, mais ce n’est pas suffisant ! Avec la circulation, les accidents se multiplient et le dispensaire de santé ne peut pas faire face. Il faut aller à plus de cinquante kilomètres pour trouver un véritable hôpital. »
À l’entrée d’une pharmacie, une dame décharge des cartons remplis de produits de beauté d’un 4x4. « Nous, ça va, on est commerçants ici depuis trente ans. Alors l’argent des travailleurs du pétrole, on en bénéficie un peu. Mais pour l’avenir, je pense surtout à mes petits-enfants qui vont être obligés de partir. Il faut voir dans quel état ils vont laisser tout ça quand ce sera terminé. »
Pour accéder à Loma Campana, site où se dressent les puits de pétrole et de gaz non conventionnels de Vaca Muerta, près d’Añelo, il faut prendre une route qui monte sur un plateau. Une fois là-haut, la première chose que l’on aperçoit est une caravane défraîchie repeinte de couleurs criardes dont la devanture annonce hot-dogs et hamburgers. Depuis presque un an, Norma, vingt-neuf ans, vit sur place. Pour un salaire équivalent à 600 euros par mois, elle vend aux camionneurs pressés de la nourriture bon marché. « Depuis qu’un autre kiosque vend de la viande grillée un peu plus loin, ici, ça marche moins bien. » Le soleil frappe dur et Norma a dû batailler des mois pour que le propriétaire consente à installer un tissu entre les caravanes pour avoir un peu d’ombre.
À quelques kilomètres de là, la communauté amérindienne mapuche de Campo Maripe est sous tension depuis qu’YPF (société pétrolière argentine), associée à Chevron (états-Unis), est venue s’installer sur ses terres, en 2013, pour extraire du pétrole et du gaz de schiste. Albino Campos, chef de la communauté, explique entre deux gorgées de maté : « Avec leur système de fracturation, ils polluent les nappes phréatiques et nous empêchent de faire paître nos animaux comme avant. » Les responsables d’YPF, eux, démentent toutes fuites, arguant que leurs puits sont cimentés. Les forages plongent à plus de trois kilomètres de profondeur, puis se ramifient à l’horizontale. Des produits chimiques mélangés à du sable et à plusieurs millions de litres d’eau sont injectés sous pression pour fracturer la roche et récupérer ensuite les hydrocarbures. Ces puits particulièrement profonds provoquent des microséismes qui peuvent fissurer le ciment et laisser filtrer aussi bien les produits chimiques mélangés à l’eau que le pétrole ou le gaz.
Après s’être enchaînés à des puits ; après diverses manifestations à Neuquén, capitale de la province ; après une longue bagarre juridique, les Mapuche ont obtenu le droit de circuler librement sur le site de Loma Campana. Régulièrement, Albino arpente ce paysage semi-désertique pour détecter tout débordement de produits polluants. Checho, vingt-deux ans, l’accompagne et prend des photos qu’il publie ensuite sur Facebook pour dénoncer le non-respect de l’environnement par les compagnies pétrolières. Ce jour-là, alors qu’une tour de fracturation est démontée, un liquide brûnatre et malodorant s’est répandu sur le sol alentours. Selon le chef de puits d’YPF, il s’agit de gasoil et d’eau, produits utilisés comme lubrifiants pour faciliter l’extraction. Même si des couvertures contenant des plumes de canards sont utilisées pour « éponger » les dégâts, il suffit de passer à côté pour constater que ce bricolage est insuffisant : le sol sablonneux absorbe une bonne partie du gasoil.
Les déchets qui ne sont pas bus par la terre sont dispersés dans différents lieux de stockage de la région, où des compagnies « environnementales » se chargent de les traiter. En apparence, tout semble donc sous contrôle. Fin octobre 2014, à Neuquén, sur le site d’Indarsa, géré par une des entreprises habilitées pour retraiter les déchets pétroliers, un bassin qui n’était pas aux normes a débordé. Les résidus polluants se sont écoulés sur cinq cents mètres, à proximité de quartiers défavorisés. De son côté, l’entreprise Comarsa était supposée planter des arbres autour de ses bassins afin qu’ils absorbent les émanations de gaz toxiques, mais elle n’en a rien fait. Pis encore, l’ironiquement nommée société Real Work entrepose à même le sol, et à l’air libre, ces couvertures en plumes de canard imbibées de différents poisons, dans une propriété de plusieurs hectares située à quelques kilomètres de la ville de Cutral Có.
Malgré l’adversité, à Loma Campana, les Mapuche ne se laissent pas abattre. Depuis janvier 2015, ils ont installé une caravane à l’entrée du site où sont installés les puits non conventionnels, à proximité des pâturages de leurs troupeaux. Ils contrôlent ainsi la circulation des différents véhicules sur ce point stratégique. Marta, la sœur d’Albino, observe à l’horizon le nuage de poussière soulevé par un poids lourd affrété par une des compagnies pétrolières. « Le passage de ces camions détériore nos chemins. Ils deviennent impraticables. Nous devons bloquer régulièrement la circulation pendant quelques heures pour les obliger à arroser la route. C’est la seule façon de l’entretenir un tant soit peu sans asphalter. »
À quelques kilomètres, Auca Mahuida, zone protégée abritant des espèces en voie d’extinction, a vu fleurir quelques puits d’extraction non conventionnelle sous le patronnage de Total. Les écologistes sont montés au créneau, mais le gouvernement provincial et le secrétariat à l’Environnement ne trouvent rien à redire… Mutique, le gouvernement de la province empoche quelques pauvres deniers chaque fois que l’on creuse pour extraire du pétrole.
Une rue du quartier défavorisé de Valentina Norte Rural, en périphérie de la ville de Neuquen, débouche sur des chevalets de pompage. Une partie importante du quartier n’a pas l’eau courante.
Vaca Muerta n’est pas seule à subir ces puits non conventionnels disséminés un partout dans la région. Il en pousse jusqu’à la périphérie de la ville de Neuquén, dans le quartier défavorisé de Valentina Norte Rural. À quelques pâtés de maisons de l’école primaire, les chevalets de pompage (ou « cigognes ») marquent le rythme de l’extraction. Martín, de l’organisation Observatorio Petroleo Sur, se scandalise de la proximité entre les puits et les lieux d’habitation : « Il se produit régulièrement des explosions sur ce genre de site, mais ce danger n’inquiète ni les compagnies pétrolières, ni les autorités. » Pendant qu’on extrait des millions de dollars des sous-sols, la majorité des habitants du quartier n’ont pas l’eau courante. Un camion citerne avance dans la rue non goudronnée et distribue de l’eau non potable. Nicolas, qui voyage accroché à l’arrière du véhicule, saute et rempli le réservoir d’une maison. Il travaille onze heures par jour pour une société privée, sous-traitante de la municipalité, et gagne moins de 400 euros par mois. « Cette eau sert pour l’arrosage et la lessive uniquement. Elle est rationnée. Une famille dont l’enfant est malade a demandé quelques litres de plus, mais on lui a refusé », lâche-t-il, l’air dégoûté.
À une trentaine de kilomètres, la municipalité d’Allen a toujours compté sur ses poires, pommes et pêches comme principale source de revenus. Mais, depuis l’arrivée de l’extraction de pétrole non conventionnelle en 2013, tout a changé. Les compagnies pétrolières achètent les terrains pour des fortunes. Depuis, les vergers côtoient les puits. Si certaines associations écologistes s’inquiètent de la qualité des fruits, comme à Auca Mahuida, les autorités font l’autruche. Au détour d’un chemin, entre un verger de poiriers et un chevalet de pompage particulièrement bruyant, vit Irene, cinquante-sept ans, et sa famille. « J’ai toujours vécu ici. Ils ont installé leur appareillage sans nous demander notre avis. Le plus désagréable, c’est le bruit. Mais on finit par s’habituer. »
Depuis les années cinquante, les habitants de ces régions se sont résignés avec fatalisme à subir les méfaits du pétrole, conventionnel ou non. Mais pas leur organisme : nombreux cas de cancer, de présence de métaux lourds dans le sang, etc. Le fracking (extraction non conventionnelle) n’est vécu que comme une nuisance ajoutée aux autres…
Fin 2014, la présidente Cristina Kirchner faisait la retape pour attirer les investisseurs en présentant son pays comme une nouvelle Arabie saoudite regorgeant de gaz et de pétrole. « À une nuance près, croyait-elle bon de préciser, nous ne sommes pas encerclés par les guerres, il n’y a pas d’affrontement religieux, ni de différences ethniques. » Pour calmer ses ardeurs, Paolo Rocca, le patron d’un consortium argentin du secteur de l’énergie avait émis un bémol : « Non, Vaca Muerta n’est pas l’Arabie saoudite », car l’enthousiasme présidentiel oubliait un peu vite la baisse du prix du baril sur les marchés internationaux. L’extraction du gaz de schiste coûte en définitive très cher et l’Argentine risque bien de ne pas en profiter pour redresser sa balance énergétique. En revanche, le saccage écologique de la Patagonie est, lui, exponentiel.
Pour en savoir plus :
Observatorio Petroleo Sur (en espagnol).
Total ratage
C’est l’histoire de deux copains qui décident un beau jour de subtiliser une pastille radioactive sur un site d’extraction de pétrole dans la région de Vaca Muerta. Celles-ci sont utilisées sur les puits non conventionnels pour réaliser des sortes de radiographie du sous-sol. L’un des deux comparses, ancien employé de Total, repère l’emplacement de l’objet convoité et part avec. Puis il appelle d’un portable pour demander une « rançon » de 500 000 dollars – alors que la valeur de la pastille ne dépasse pas les 5 000. L’appel est géolocalisé. Il suffit ensuite aux services de sécurité nucléaire de repérer les radiations pour faire arrêter les malheureux chapardeurs. L’irradiante pastille est retrouvée dans le coffre du taxi dans lequel les lascars tentaient de s’échapper.
Ricardo Esquivel, secrétaire à l’Environnement de la province de Neuquén, est furax. Selon la loi, l’entreprise est tenue de signaler dans les 24 heures toute perte ou vol de ce genre de produits hautement dangereux. Or, Total avait préféré faire motus pendant plus d’une semaine. Ricardo a de quoi l’avoir mauvaise : c’est la deuxième pastille que l’entreprise française égare en moins d’un an. Dur à avaler.
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
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Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Par
Illustré par Martin Barzilai
Mis en ligne le 08.07.2015
Dans CQFD n°132 (mai 2015)
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