Chroniques algériennes
Alger, ses bars et ses cafés
Dans le centre d’Alger, on trouve un grand nombre de bars et de cafés. Mais n’allez pas confondre les premiers avec les derniers. Car cela vous exposerait à quelques déconvenues. Surtout si vous cherchez à entretenir l’image d’un fils ou d’une fille de bonne famille.
Considérations de base pour éternels exilés et « touristes révolutionnaires », comme on nomme par ici les manifestants arrivés par voie aérienne : le bar est un endroit clos, toujours enfumé, essentiellement masculin, où l’on sert de la bière froide en bouteille ; le café est un lieu ouvert, souvent enfumé, parfois mixte, où l’on verse du lait chaud dans un verre. Mais l’intérêt réside moins dans ce que l’on peut consommer dans ces espaces de sociabilité que dans ce que l’on y expérimente en société. Les cinq sens toujours en éveil.
Ceux qui, le doigt sur la sonnette, franchissent la porte métallique d’un établissement sombre, partagent le sentiment de transgresser une norme, en pénétrant dans une zone réservée, à l’abri du regard des badauds. À l’intérieur, les murs exposent ici ou là des affiches publicitaires des produits mis en vente. Les slogans, tels que « la bière de l’homme fort », ont de quoi faire blêmir les féministes de toute obédience qui s’aventureraient dans ces places fortes de la virilité.
Ceux qui, les mains dans les poches, s’approchent d’un comptoir illuminé pour avaler un café bien serré ou du thé maison, ont de grandes chances d’apprécier au passage un mot d’esprit ou un trait d’humour propres aux vieux citadins. Tandis que les jeunes employés s’acharnent sur des percolateurs hors d’âge, les simples citoyens engloutissent croissants et croquets, en s’abreuvant de Vichy ou de Martinazzi, termes génériques désignant de l’eau gazeuse et une boisson amère de couleur rouge.
On observe régulièrement un jeu qui consiste à feinter son groupe pour payer l’addition, en grand seigneur, même quand les moyens viennent à manquer. On apprend aussi à esquiver la climatisation trop forte, à reconnaître les amis, à distinguer les flics en civil, à éviter de parler de n’importe quoi à n’importe qui, à s’épargner rumeurs ou théories fumeuses, conséquences de l’endogamie et de la confusion.
D’après les textes en vigueur, les débits de boissons ne peuvent être ouverts que par les titulaires d’une licence de moudjahidine, littéralement « combattants de la foi », à savoir les combattants ou militants indépendantistes du Front de libération nationale (FLN), ainsi que leurs ayants droit. Une clientèle du régime. Une ordonnance de 1975 interdit à ces lieux d’employer des femmes, « à l’exception de l’épouse du débitant ». Un décret de 1975 fixe la limite d’un débit pour mille habitants. Tel est le legs de feu le président Houari Boumédiène.
Depuis février, les professionnels de la politique, sans oublier les permanents de la contestation, y compris de gauche, obsédés par le prisme électoral et (l’impasse de) la représentation, s’épuisent à échafauder des scénarios destinés à maintenir leur tutelle sur le peuple. L’essentiel étant d’éviter les questions sérieuses comme la présence de dangereux conservateurs dans les breuvages, l’incorporation excessive de sucre dans le café par les torréfacteurs eux-mêmes ou l’impossibilité de boire un jaune sur une terrasse de la ville, à l’air libre.
Se sont-ils inquiétés de la prolifération des capsules de café qui multiplient le prix de la consommation par trois ou quatre, accélérant davantage la séparation entre les débits accessibles majoritairement fréquentés par les prolétaires et les lieux prisés par les familles petites bourgeoises ? Quiconque prétend chasser le système, son FLN et son personnel, sans toutefois vouloir remettre en cause l’ordre existant, ne mérite pas que l’on trinque en sa compagnie.
Quant aux autres, marcheurs du mardi (comme les étudiants) ou du vendredi, réfractaires du dimanche au samedi, ils sauront préserver ce qui doit encore l’être et transformer tout le reste, en refaisant le monde à l’image de leurs désirs libérés. Une boisson chaude ou fraîche entre les doigts.
Cet article a été publié dans
CQFD n°180 (octobre 2019)
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Paru dans CQFD n°180 (octobre 2019)
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Mis en ligne le 02.04.2020
Dans CQFD n°180 (octobre 2019)
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