Chayanov, en défense des paysans

A la lueur du Moujik

Pour Lénine comme pour Staline, le paysan était soit un bourgeois, propriétaire terrien (koulak), soit un ouvrier prolétarisé bon à suer dans les usines à aliments que furent les kolkhozes et les sovkhozes. L’intellectuel Alexandre Chayanov (1888‑1937) s’est opposé à cette vision binaire. En vain. Retour sur un martyr de la collectivisation.

Pour le marxisme-léninisme et sa théorie mécanique de la succession des stades historiques, la figure du paysan était avant tout vouée à l’extinction sous l’effet du progrès de la grande industrie. Ni Lénine, ni évidemment Staline à sa suite n’eurent d’égards pour le paysan tel qu’il était, porteur d’un mode de vie et d’une culture spécifiques. Ils le virent toujours comme une forme malléable sous l’effet de l’inéluctable pénétration des rapports capitalistes dans les campagnes.

Dans le contexte des années 1920, marqué par la guerre civile, l’économie ne pouvait retrouver son niveau de productivité d’avant-guerre qu’en s’appuyant sur les secteurs pré-industriels, pompant leurs ressources afin de dégager une plus‑value redistribuée ensuite par l’État à la classe ouvrière. Pour le bien du socialisme, il fallait donc en passer par une phase d’ « accumulation primitive », éradiquant les structures héritées de l’économie paysanne familiale. Tel est le programme, purement barbare, que Staline systématisa en 1928 sous le terme « collectivisation ».

Par Gala Vanson.

Capacité de résilience

Dans ces mêmes années, un intellectuel brillant économiste loyal à l’égard de la transition vers le socialisme mais en même temps pénétré de son objet d’étude allait apporter par ses seuls recoupements scientifiques un flagrant démenti à la collectivisation à marche forcée. Alexandre Chayanov montrait ainsi que l’économie paysanne, organisée sans salariat, donc par nature étrangère à la logique d’accumulation du capital, continuait de se maintenir dans les campagnes russes, en faisant la preuve de sa résilience face aux situations de crise. L’une des caractéristiques majeures des exploitations familiales consistait dans l’équilibre entre la satisfaction des besoins de la collectivité et la pénibilité du travail acceptée pour y parvenir. Étrangère à toute finalité de profit et de rentabilité, l’économie paysanne devait donc être étudiée non pas sous l’angle du conflit de classes, mais sous l’aspect de rythmes d’activités cycliques, en fonction de l’évolution démographique de la famille. Cela entraînait parfois une demande de travail supplémentaire pour des activités apparemment dénuées de sens d’un point de vue capitaliste, et à l’inverse un refus de travailler davantage là où une entreprise capitaliste aurait envisagé une opportunité de profit.

« Liberté d’initiative »

Avant de publier ses travaux majeurs au milieu des années 1920, Chayanov avait anticipé la catastrophe économique, sociale et culturelle de la collectivisation, dans un récit utopique prophétisant la chute du régime bolchevik et l’avènement d’une Arcadie paysanne, gagnée aux vertus de l’autonomie et de l’autosuffisance : « Dans la période socialiste de l’histoire, l’exploitation paysanne était tenue pour quelque chose d’inférieur, comme une matière brute à partir de laquelle les “ formes supérieures de l’économie collective à grande échelle ” devaient se consolider. D’où la vieille idée des usines à céréales et à viande. […] Mais à nos yeux il était parfaitement clair, en termes sociaux, que le capitalisme industriel était une affection purement pathologique et monstrueuse qui avait touché l’industrie manufacturière en raison de ses spécificités et en rien une étape dans le développement de l’économie dans son ensemble. […] L’idéal collectiviste des socialistes allemands, pour qui les masses laborieuses étaient considérées comme des exécutants du travail agricole régis par les directives de l’État, nous semblait socialement très imparfait comparé au système des travailleurs dans les exploitations paysannes, système dans lequel le travail n’est pas séparé du pouvoir de direction créatif, dans lequel la liberté d’initiative individuelle permet à chaque être humain de développer pleinement son potentiel spirituel… »1

Alexandre Chayanov. CC

Le productivisme, toujours

Partisan d’un socialisme fondé sur la vitalité d’un maillage de coopératives, capables d’articuler à différentes échelles les divers types de production propres au monde paysan, Chayanov allait fatalement payer pour la vérité. Envoyé cinq ans en camp de travail au Kazakhstan en 1932, il fut appréhendé à son retour par le NKVD et fusillé dans la foulée, au terme d’un procès fictif.

Réhabiliter sa mémoire n’est aujourd’hui plus suffisant. En effet, nous ne sommes pas quittes de la collectivisation. Par‑delà les idéologies, sous la forme de politiques d’« ajustement structurel  », d’accaparement de terres par des conglomérats formés d’États, de multinationales et de fonds d’investissement, de directives agronomiques et de plans de développement, c’est encore le productivisme, dans sa faim inextinguible, qui conduit une guerre mondiale contre la subsistance. Les résistants de cette guerre revivifient, d’une manière ou d’une autre, l’esprit de Chayanov.


1 Extrait du Voyage de mon frère Alexeï au pays de l’utopie paysanne (1920). Sur le sujet, voir Alexandre Chayanov, pour un socialisme paysan, présentation de Renaud Garcia, collection « Les précurseurs de la décroissance », Le passager clandestin, 2017.

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Paru dans CQFD n°158 (octobre 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Renaud Garcia
Illustré par Gala Vanson

Mis en ligne le 20.01.2018