Discussion au sommet : le G20 du Chien rouge
20 ans, nom d’un chien
La scène se passe en plein bouclage de notre numéro d’avril, spécial « Printemps des poubelles ». Un jeudi en fin d’après-midi, une sorte de tornade humaine ravage notre bien-aimé local, aka la grotte aux zombies de la rue Consolat : des vandales débranchent et déplacent les ordis, d’autres transbahutent le fatras qui encombrait les bureaux avant de pousser ces derniers au centre de la pièce principale. Du labeur de ces conjurés finit par émerger une sorte de grande table foutraque, vite recouverte de boutanches et mets divers. Un banquet type dernière page d’Astérix, voilà donc le décor choisi pour retracer la désormais longue existence de CQFD.
Il est 17 heures et la soirée s’annonce longue et mouvementée. Revisiter l’histoire du journal en compagnie de celles et ceux qui l’ont bâti au fil des ans, c’est à la fois ambitieux, joyeux et pète-gueule, tant les pistes à creuser ne manquent pas. Avec en toile de fond, ce mystère : comment – et via quel carburant – le canard que tu tiens entre les mains a-t-il réussi à survivre 20 longues années sans rien céder de sa hargne originelle ? En un sens, il y a de quoi s’émerveiller, s’esbaudir bruyamment : 20 ans, nom d’un chien rouge ! C’est pas rien, surtout dans une période qui a vu le nombre de kiosques se réduire comme peau de chagrin ! Alors c’est ce fil qu’on décide de tirer, et advienne que pourra.
On est une vingtaine. Certaines et certains sont très impliqués dans le canard actuel, conscients que le lendemain de ce jeudi soir sera un vendredi de bouclage où il faudra turbiner en ignorant la perfide gueule de bois. D’autres ont pris du champ avec le canard mais sont ravis de venir en parler. Julien, dit Tewfiq, est ainsi descendu de ses montagnes ardéchoises avec des saucissons plein les poches, zaï zaï zaï zaï. Matéo déboule du Vaucluse muni d’un carton entier de bouteilles du nectar qu’il y concocte : le Potlatch, « cuvée communarde », un vin naturel qui tape dur si l’on n’y prend pas garde. Gina et Cécile se pointent à la bourre – avec Tiphaine et Pauline, elles représentent la fraction féminine peu nombreuse dans les hum… quinze premières années du journal.
A posteriori, on se dit qu’il manque pas mal de choses dans cette discussion. Que forcément, l’absence de certains camarades des débuts ou des suites se fait sentir ! L’ami Olivier, pilier des débuts exilé à Dieppe, aurait pu par exemple nous en dire plus sur son claquage de porte de Charlie Hebdo, alors vampirisé par les ambitions d’un certain Philippe fucking Val, et sur les effets de ce repoussoir sur la construction collective du canard. Les camarades Marie-Agnès ou Juliette auraient sans doute apporté des éclairages sur les conditions de survie d’une meuf en milieu gaucho globalement burné. Les correcteurs d’élite Fred ou Laurence auraient pu tout nous dire des principales querelles orthotypo. Des témoignages de dessinatrices ou dessinateurs auraient sans doute éclairé l’évolution graphique du canard, tout sauf anodine. Sans oublier Momo, Clair, Ferdi, Gilles ou JBB, qui ont tous passé quelque temps aux manettes mais absents ce jeudi1.
La discussion retranscrite ci-dessous représente donc un bout d’histoire orale improvisée, parcellaire, zigzagante. On espère qu’elle reflète la combativité d’un journal qui n’a jamais baissé la garde en matière de luttes sociales, mais aussi tout ce qui l’a fait au quotidien : la vie, la vraie, celle qui se construit à coups de bavardages jusqu’au bout de la nuit, d’empoignades fraternelles, de manifs déter’ et d’assauts sur les kiosques de France et de Navarre.
Place aux souvenirs d’un Chien rouge qui, du haut de ses vingt ans, affiche plus que jamais une super niaque.
⁂
[La discussion est lancée par le camarade Vé, casquette rouge et bagout de rigueur. Il a tout connu du canard puisqu’il était là au tout début. Il est encore en charge de l’aspect administratif du journal – si tu t’abonnes, c’est lui qui gère. Se greffent à la discussion Bruno et Matéo, qui ont déboulé dès 2004-2005 et continuent à participer occasionnellement à CQFD.]
Le Vé : « Au commencement était le bulletin du RIRe, un réseau antimilitariste lancé en 1994, en perte de vitesse au début des années 2000. Il faut dire que depuis la suppression du service militaire obligatoire, entrée en vigueur en 2001, ces questions n’intéressaient plus grand monde. En réponse, on a essayé d’élargir la problématique, en transformant le bulletin en revue, en parlant de ventes d’armes, des salons Eurosatory ou Milipol et des populations fuyant les guerres. Ça n’a pas été une révolution niveau lectorat, la revue n’ayant que quelques centaines d’abonnés, mais ça a poussé des gens à se rapprocher de nous pour donner des coups de main. Au fil des discussions avec ces forces vives nous est venue l’idée de faire un journal plus généraliste, qui a fini par être lancé en mai 2003. Marie-Agnès, dite Marie Nennès, a proposé le titre Bonobo. C’est Charles qui a suggéré CQFD, en référence à l’hebdomadaire antimilitariste et pacifiste libertaire Ce qu’il faut dire, publié en 1916 et 1917, titre qui a finalement été retenu par élimination. »
Bruno : « J’ai parfois entendu parler d’un trésor de guerre, d’une sorte de cagnotte secrète pour lancer le journal. Je n’ai jamais su si c’était une légende urbaine… »
Le Vé : « Non, rien de secret. Simplement, on avait un peu de fric grâce aux abonnés à la revue et au fait qu’on était connus dans les milieux libertaires. Et puis au RIRe, on était tous bénévoles, à part un emploi jeune embauché à la fin pour préparer le passage à CQFD. Bref. On s’est laissé un peu de temps avant le premier numéro. Parmi les conjurés, il y avait Olivier qui venait de claquer la porte de Charlie Hebdo et a déménagé à Marseille pour le projet – notre second employé et secrétaire de rédaction (SR). Ou encore Marie-Agnès qui bossait à France 3.
« Notre approche, c’était une critique sociale qui tape un peu sur tout le monde, avec un pan très marseillais »
On s’est posé la question de faire un hebdomadaire, mais ça nous a semblé trop ambitieux. Une sage décision, parce qu’en vrai tout ça s’est fait de manière un peu naïve. Par exemple, on était parti dans l’idée qu’au bout d’un moment tout le monde soit salarié. Les premières projections ont vite montré que ça ne tenait pas la route… Donc on a opté pour un mensuel qui serait indépendant, alternatif et satirique, sur le modèle formel de Charlie Hebdo, notamment dans le style de l’écriture et du dessin. Notre approche, c’était une critique sociale qui tape un peu sur tout le monde, avec un pan très marseillais.
Le premier local était celui du RIRe : un appart’ qu’on avait récupéré à la fin des années 1990 entre la porte d’Aix et la Joliette [le quartier du port de commerce, au nord du centre-ville] pour une bouchée de pain. On avait eu quelques loyers gratuits en échange de travaux… qu’on n’a jamais faits. En 2004, on a déménagé dans le local actuel [dans le quartier des Réformés, au centre] qui, peu avant, avait été occupé par des marxistes-léninistes pro-Mao, Cartel 21. J’y avais assisté à des débats du type : “les relations entre Staline et les anarchistes”. Oh putain ! Heureusement, ils avaient emporté les portraits de Staline avec eux… »
Matéo : « Quand j’ai commencé à m’impliquer davantage, fin 2005, il y avait déjà une grande diversité, des gens aux profils variés, venus avec des sujets de prédilection divers. Par exemple, des militants de la Cimade qui travaillaient sur le droit des étrangers ; Fred, un ancien objecteur de conscience qui tenait la chronique Hétéros-fachos2 ; des gens qui bossaient au Plan B et dans la critique des médias, comme Marc Pantanella ; Jean-Marc Rouillan qui écrivait des chroniques carcérales depuis la centrale de Lannemezan… Et puis, derrière le noyau marseillais et militant, il y avait des compagnonnages, par exemple avec le cinéaste Pierre Carles. »
Le Vé : « Carles, il m’a filmé dans son documentaire Attention danger travail, où j’intervenais pour dire en gros que le travail c’est de la connerie. À chaque fois qu’il était diffusé, les gens se foutaient de ma gueule, dur… Mais c’est vrai qu’on était tous chômeurs, au début. Perso, je militais à AC ! (Agir ensemble contre le chômage) 13. Et beaucoup de groupes AC ! de France étaient abonnés à CQFD. »
[En 2003 comme en 2023, c’est non négociable : on ne veut pas d’étiquette autre que très vaguement anar ou libertaire, encore moins d’affiliation partisane. Faut dire qu’on n’aime pas les chefs. C’est là que le récit par Bruno, le zapatiste en chef, d’une lutte sociale dans les quartiers nord de Marseille débouche sur des considérations plus larges, sur lesquelles rebondissent Matéo et Christophe.]
Bruno : « Moi je suis arrivé un an après le début du canard. Des camarades du Chien rouge avaient lu Tendre Venin, la chronique d’un voyage dans les montagnes indiennes que j’avais écrite au moment de l’insurrection zapatiste pour les copains des éditions du Phéromone. Et ils étaient venus me brancher pour que je continue à écrire sur le Mexique dans les colonnes de CQFD. Sauf que je ne m’y rendais plus trop, à l’époque. De fil en aiguille, j’ai commencé à écrire sur d’autres choses, souvent liées au chômage. Je me souviens de certains sujets, comme les grèves au Carrefour du Merlan [dans les quartiers nord de Marseille], pour la réintégration d’un délégué CGT qui s’appelait Momo, enchristé aux Baumettes. Il était accusé d’avoir fait pression sur un vigile pour défendre un employé viré pour vol, alors qu’il avait juste emporté des produits périmés. Ça avait pris une grosse ampleur, réjouissante, avec d’énormes barricades de palettes, les mères des cités qui amènent à manger pour soutenir, etc. Et la solidarité pour Momo a tenu bon. C’était important de raconter ça. D’une certaine manière, ça fait continuité avec aujourd’hui, puisque c’était à deux pas du McDo transformé en snack de luttes, L’Après-M, dont on a plusieurs fois parlé dans le canard ces dernières années3. Et l’ancrage marseillais me tenait à cœur autant que cette idée d’un canard anar se penchant sur les luttes ouvrières locales. Comme aujourd’hui, on parlait avec des gars de la CGT – pas les hautes sphères mais les gens de la base, des militants qui avaient des choses à dire et un quotidien à raconter. »
« On ne s’est jamais imposé une grille idéologique ou partisane, même si les thèmes de prédilection reviennent »
Matéo : « Du début à aujourd’hui, c’est un point très important : on ne s’est jamais imposé une grille idéologique ou partisane, même si les thèmes de prédilection reviennent. Il n’était pas question pour nous que le journal devienne un recueil de tracts lénifiants ou un catalogue du prêt-à-penser radical, et on tapait sur qui on voulait. Notre but, c’était amener du vivant, de la rencontre, relayer les luttes. »
Bruno : « Ce refus des étiquettes, je le vois comme l’une des explications de la longévité du canard. Pour en revenir à cette grève du Merlan, ce qui nous parlait c’est qu’elle était à la jonction de diverses luttes, où se mêlaient quartiers et syndicats. Momo c’était quelqu’un de très aimé là-bas, par ailleurs président du club de foot de la cité des Flamands. Il n’était pas seulement soutenu par les travailleurs, mais également par les cités alentour. »
Christophe : « Moi, je suis arrivé vers 2005. J’ai en tête deux choses qu’on m’avait dites à l’époque. Olivier : “CQFD, c’est le Paris-Match des anars.” Et Gilles qui m’explique que, quand on va voir des gens sur des lieux de lutte, il ne faut pas parler au délégué syndical mais à un ouvrier au hasard. Un bon conseil. »
[Toujours les mêmes qui tiennent le crachoir. Si la jeune garde se tient sage, c’est parce qu’elle fait main basse sur le saucisson et adore écouter ces récits de l’ancien temps. Tewfiq tente quelques blagues qui tombent à plat.]
Le Vé : « Le local a toujours été un lieu particulier. S’il reste un comptoir à l’entrée, c’est parce qu’on voulait que n’importe qui se sente libre d’entrer boire un verre ou taper la causette. C’était aussi lié à l’aventure de Co-errances où bossait Alex, notre emploi jeune. C’était une coopérative de diffusion de supports alternatifs, allant des journaux aux CD en passant par les bouquins. Elle était basée à Paris et nous étions sa succursale marseillaise, le lieu où on pouvait acheter le matos qu’elle diffusait. Il y avait du passage, donc. Tiens, les jeunes, vous avez beaucoup critiqué la photocopieuse en disant que c’était la plus chère du monde…
[Véritable marronnier des discussions du comité de rédaction, les divers contrats passés avec des margoulins chargés de la maintenance de la photocopieuse nous ont longtemps plombés financièrement. Une affaire réglée après des années à disséquer les polices minuscules en bas de contrats trop vite signés…]
… mais elle a toujours eu une utilité qui dépassait CQFD : le quartier tout entier venait imprimer ses documents ici. Et puis, comme aujourd’hui, elle servait beaucoup à des collectifs militants. Il y avait au local un côté auberge espagnole qui se traduisait après les bouclages par un rituel qui n’existe plus aujourd’hui : la mise sous pli des journaux pour les abonnés. C’était une grande tablée comme ce soir, avec plein de gens qui venaient filer la patte dans une atmosphère joyeuse. »
« Cet ancrage dans la ville, cette manière d’avoir pignon sur rue dans notre quartier, a longtemps été au cœur de l’envie de faire ce canard »
Matéo : « Cet ancrage dans la ville, cette manière d’avoir pignon sur rue dans notre quartier, a longtemps été au cœur de l’envie de faire ce canard. Ça allait avec celle de suivre la fabrication du journal de A à Z, jusqu’à l’impression. C’est la grande différence entre le papier et le numérique : on ne fait pas les trucs tout seuls devant notre ordi, on est dans une dynamique. Et ça passait par plein de choses : la mise sous pli comme l’a rappelé Vé, mais aussi le fait d’aller à l’imprimerie pour chaque tirage et discuter avec les ouvriers. Ou bien la vente en manif, dont parlerait très bien Christophe, vendeur à la criée chevronné. Mis bout à bout, ça faisait une sorte de démarche physique, une implication autre que la rédaction ou la correction. Un média numérique ne pourra jamais ça, cette respiration, ce contact avec le réel. C’est ce qui est précieux avec le papier, la possibilité du passage de la main à la main. »
Bruno : « Comme tout le monde, j’adorais la mise sous pli. C’était un bordel… Il y avait des tas de sacs postaux en jute partout dans le local. On faisait un pré-tri, parce qu’on avait un “accord” avec La Poste qui faisait qu’on payait presque rien. »
Le Vé : « Faut pas le dire, mais on grugeait sur le poids. On avait encore plein de copains syndicalistes à La Poste. On en profitait… »
Iffik : « Quand je suis arrivé en 2005, je participais à un journal mural, Le Dos au mur, avec une équipe foutraque de militants et de squatteurs. J’ai proposé un article sur la compétition de voile de la Coupe de l’America, qui avait foiré à Marseille grâce à la grève des éboueurs…
[Le Vé crie “Merci les éboueurs !”, sous les applaudissements de l’assemblée.]
… C’était super ! Les Suisses viennent à Marseille pour évaluer la faisabilité de la compétition et ils fuient face aux poubelles. Tout un symbole. Mais ce sont surtout les moments de complicité simplement humaine et les grandes tartines de rigolade au moment des bouffes et des apéros de bouclage/pliage qui m’ont donné la niaque pour continuer malgré l’usure du temps. Et, ce qui est chouette à CQFD, c’est qu’il y a tellement à faire, avec si peu de moyens, qu’il est, je crois, toujours très facile de trouver sa place, que ce soit pour la rédaction de toutes sortes d’articles dans les formats les plus hétéroclites, la relecture/réécriture des textes envoyés par les innombrables contributeurs et contributrices ou la diffusion du journal à Marseille, en région voire à l’international. À ce sujet, un de mes meilleurs souvenirs restera la participation de CQFD au festival du film de Douarnenez, deux ou trois ans après mon arrivée au sein de la rédaction. En particulier des rencontres de haute volée, de l’écrivain rescapé des guerres balkaniques à l’adolescent boutonneux fan des dessins de Berth en passant par le militant CGT surnommé “l’anarchiste” par ses camarades, dont j’avais tiré un article qui est à mes yeux le meilleur que j’ai pu proposer sur 18 ans de contribution. »
Tewfiq : « Participer aux à-côtés du journal, c’est quelque chose qui est resté avec le temps. Par exemple, le plaisir de passer chez notre imprimeur, MOP. Tu déboules en plein milieu de la nuit avec le journal qui sort sur les rotatives. Et les ouvriers là-bas qui se montrent très contents de nous imprimer. »
Cécile : « Oui, passer à l’imprimerie après le bouclage, c’est quelque chose de marquant. D’autant qu’on a toujours été bien accueillis. Avec l’impression que notre démarche leur parlait, qu’ils avaient à cœur de bien faire le taf, la loupe posée sur les éventuelles imperfections, minutieux pour que ça sorte bien. Ça fait aussi partie de la vie du canard. »
[Alors que des retardataires arrivent, comme François, pierre angulaire des débuts passée à La Provence, le fil de la discussion se perd par moments. Météo éthylique : les premières quilles de Potlatch tombent, attention danger pinard.]
Bruno : « À toutes les époques, il y a eu un vrai enthousiasme à faire le canard, même dans les périodes plus dures. Pendant le bouclage, je lisais CQFD de A à Z et je le relisais une fois imprimé, pour le savourer et en étant toujours à la recherche des coquilles survivantes, c’était un peu une obsession. »
Tewfiq : « Moi, ma motivation c’était la thune ! »
[Huées.]
Matéo : « Hormis les émoluments colossaux dont parle Tewfiq, il y a un autre point qui, je pense, a rassemblé beaucoup de monde, c’est l’attention à la forme, à l’écriture. Cette exigence a toujours été évidente dans CQFD. François résumait ça par l’expression toute bête de : “Faire le journal que t’as envie de lire”.
« Au départ, je venais pour filer la patte à la maquette, mais ça a vite été plus que ça »
Au départ, je venais pour filer la patte à la maquette, mais ça a vite été plus que ça. Et puis le fonctionnement, le bordel, la rigolade, les gens, un univers. C’était communicatif, collectif. Si bien que, quand Gilles m’a suggéré de me jeter à l’eau et d’écrire aussi, j’ai foncé. Mon premier texte : le récit d’un séjour en Kabylie, où se mêlaient les rencontres d’une jeunesse entre révolte et résignation après le printemps 2001 et le refoulement de la décennie noire. »
[On rigole, on rigole, mais faire ce journal n’a pas toujours été une sinécure. Tewfiq, qui a récupéré le secrétariat de rédaction autour des 10 ans du journal, à une époque où la voilure était réduite, en témoigne en mode : « Au Sud, c’étaient les corons. »]
Tewfiq : « Je suis arrivé en 2013, sur un malentendu. J’étais au chômage et mon pote Momo, qui travaillait ici, m’a dit que le journal cherchait un secrétaire de rédaction. J’étais dans le théâtre, j’avais fait un peu d’histoire, j’avais bricolé quelques trucs pour la revue Z, je picolais pas mal : j’étais le candidat parfait ! Comme CQFD m’impressionnait, j’avais un peu la trouille. D’autant qu’à l’époque, le canard se portait mal. C’étaient les basses eaux. L’équipe était réduite, l’os desséché. Aux réus, on était quatre pelés. François m’avait dit : “T’inquiète pas, je vais te briefer”, après quoi il a disparu. Au local, un autre collègue considérait que je devais me débrouiller tout seul. Souvent, je me tournais vers Iffik : “Comment on va remplir le journal ?!” Il me rassurait : “On y arrive toujours ! T’inquiète ! On peut toujours faire des pages graphiques. On va demander à Rémi4 !”, c’était la solution à tout. Heureusement qu’il était là… Bref, pour moi, ça a été des premiers mois difficiles. Et on a augmenté la pagination. Va comprendre… »
Le Vé : « Oui, pendant longtemps le journal ne faisait que 16 pages. Jusqu’à ce que la formule avec dossier systématique arrive en 2013 et qu’en 2016 on passe à 24 pages, pour retrouver un souffle. Le premier, c’était un dossier drogues… »
« L’ajout d’un dossier revenant tous les mois nous a forcé à ne pas bosser que sur les trucs évidents »
Christophe : « L’ajout d’un dossier revenant tous les mois nous a mis une contrainte, nous a forcé à travailler des sujets, à ne pas bosser que sur les trucs évidents. Mais dans les mêmes années à peu près, je vois un autre tournant. Le numéro 106, en décembre 2012, faisait sa une sur Notre-Dame-des-Landes. Ça marque le début d’un intérêt pour l’écologie mais aussi un changement d’attitude, l’envie de s’arrimer à quelque chose, ce n’était plus : on critique tout et basta. »
Bruno : « À ce sujet, il y a eu un débat quand j’ai proposé de rajouter “expérimentation” à notre définition en une : “Mensuel de critique sociale”. C’était une manière d’essayer de sortir de cette critique de tout. Avec cette question : est-ce qu’on a envie de faire un canard qui dit juste : “Putain, qu’est-ce qu’il va mal, le monde” ? C’est comme ça qu’on est passé à l’appellation “Mensuel de critique et d’expérimentation sociales”.
C’était aussi un changement esthétique. À côté des dessins de Rémi par exemple, qui étaient souvent baignés d’une esthétique violente, avec des singes qui dégueulent des chômeurs ou des étripages. À l’inverse, la une sur Notre-Dame-des-Landes est l’une des premières à être un peu plus douce, positive. L’émergence d’autre chose, qui avant n’existait guère que dans la chronique “Ma cabane pas au Canada”5. »
Tewfiq : « Au final, ce sont ces évolutions qui ont sauvé le canard et permis qu’il tienne sur vingt ans. Parce que ça témoignait aussi d’un passage de relais. Tous ces gens qui ont dit : ce journal doit pouvoir nous survivre. »
Bruno : « En fait, on a été en sursis tout le temps, fragiles comme pas possible. Quand Olivier s’en va en 2006 ou 2007, on se dit : le journal va mourir. Idem quand François quitte le poste de secrétaire de rédaction en 2011 ou 2012, après huit ans à la barre. Il y a eu tant de moments où ça sentait le sapin, et pourtant c’est fou, ça continue. »
[On embraie sur quelques moments forts du canard, en bien comme en mal. Météo éthylique : des verres d’eau sont engloutis pour rafraîchir les neurones.]
« Des flops, on en a connu pas mal »
Le Vé : « Des flops, on en a connu pas mal. À commencer par le hors-série photo, sorti fin 2009, qui a failli nous couler. Je sais pas combien il nous reste d’invendus, ça fait des années que j’en dépose dans la rue… En gros, on a perdu 10 000 euros, c’était beaucoup pour nous. »
Christophe : « Après, on peut aussi mettre en avant ce qui a fonctionné. Par exemple, on a sorti un hors-série de 28 pages sur la Commune d’Oaxaca en 2006 qui a été un gros succès à notre échelle. Il est complètement introuvable aujourd’hui. »
Matéo : « Il faut dire que la presse française était nulle sur la question, alors que nous, on avait des spécialistes comme Bruno ou Georges Lapierre. »
Tewfiq : « Le sous-commandant Marcos habitait au fond du local à l’époque… »
Matéo : « Avec nos faibles moyens, on a réussi à très bien couvrir certains événements importants. Il y a eu le Mexique zapatiste, donc, mais aussi les Printemps arabes, avec Gilles qui était parti en Tunisie et en Égypte. Idem pour le Kurdistan, qu’on a souvent très bien traité. Ou bien pour ce dossier Syrie en 2015, alors qu’il y avait une frilosité et une ignorance dans le reste de la presse militante. »
« Je dis souvent que CQFD est un journal marseillo-mondial »
Bruno : « On peut aussi ajouter les révoltes en Argentine, le suivi de Mayotte, ou notre envoyé spécial en Normandie prolétaire, Jean-Pierre Levaray… »
Christophe : « Je dis souvent que CQFD est un journal marseillo-mondial… »
Matéo : « C’est une question de moyens et d’opportunités qui crée aussi une certaine frustration, car financièrement on peut difficilement envoyer des gens sur les terrains lointains. On a fait très peu de choses sur la Chine ou la Russie par exemple. Et c’est encore moins envisageable d’y passer plusieurs mois pour faire un vrai travail d’enquête.
Et puis il y a aussi les fois où on arrive, d’une manière ou d’une autre, à proposer un canard qui fait mouche. Par exemple les unes : parfois, on a visé super juste. En 2016, au moment des manifestations contre la loi Travail, je propose à Quentin Faucompré d’illustrer ce titre : “On a identifié le chef des casseurs” avec la tronche du Premier ministre Manuel Valls, un tonfa entre les dents. En manif, l’effet a été immédiat. On récoltait sourires, bravos et pouces levés. La couv’ était pile-poil raccord avec le sentiment collectif du moment, à la fois à l’égard de la diversion médiatico-policière et de la vraie casse sociale. D’ailleurs, pour Valls, ça a marqué le début de la fin, pas vrai ? »
[Notre papote touche à sa fin. En se repassant les assiettes, les anciens se rappellent encore les aventures de leurs jeunes années, d’une voix vibrante mais néanmoins légèrement empâtée.]
Matéo : « Une fois, on avait changé de logiciel et il y avait un problème de transfert. À l’époque, on était imprimés au Canet [dans les quartiers nord de Marseille]. Et Louis, ouvrier là-bas, ne parvenait pas à faire l’imposition des planches. C’était insoluble, la méga-galère. Toute une journée à téléphoner : “Oui, c’est Louis, écoute, ça passe toujours pas.” Du coup, on a repris l’ancien logiciel et j’ai dû refaire toute la maquette sur un modèle compatible. Refaire tout le journal d’une traite, t’imagines ? L’enfer. Là-dessus, t’as Arthur – un vieux situ souvent imbibé lors de ses passages – qui déboule et qui beugle : “Alors il est fait, ce journal ?” Je l’ai jeté dehors. »
Cécile : « Il y a aussi le bouclage où internet nous a lâché dans la dernière ligne droite. Impossible d’avancer. Au final on a débarqué chez les copains journalistes du Ravi pour squatter leur connexion et finir le journal, alors qu’on était un peu bourrés… »
Tewfiq : « C’est que pour chaque bouclage, il y a une pression de ouf. Je crois que malgré toute l’image un peu bordélique qu’on associe au journal, il n’y a pas un seul numéro où quelqu’un s’est dit : “Tiens, cette page est pas top, mais tant pis.” Alors bien sûr, à l’arrivée, il y a des numéros que tu préfères. Mais en vrai, jamais tu lâches l’affaire. »
Matéo : « C’est ça, l’histoire de CQFD depuis vingt ans. À chaque fois, tu remets l’ouvrage sur le métier. C’est ce qui nous a tenu et qui nous tient. Ce truc de dire tous les mois : “On est là.” »
[Quelques jours plus tard, une partie de l’équipe actuelle se retrouve dans la cuisine du local. Il s’agit de prolonger une discussion où l’on n’a pas trop parlé, pour une simple raison : on n’était pas là aux débuts du canard. On a 30-40 ans, autant dire que, quand on a découvert CQFD, le journal existait déjà depuis belle lurette. La première question qu’on a envie de se poser, bien sûr, c’est : et toi, qu’est-ce que tu fous là ?]
Lémi : « J’ai connu CQFD à l’époque où je faisais un autre journal, Article 11. On était un site internet et quand, en 2010, on a eu l’idée de lancer un canard en kiosques, on a décidé de faire le tour de tous les gens qui faisaient des journaux “alternatifs”. On a fait des entretiens avec plein de monde, Le Tigre, Fakir, Le Postillon… CQFD¸ c’étaient un peu les darons : sans être un fervent lecteur du journal – c’était d’ailleurs pas sa meilleure période, comme ça a été dit pendant notre bouffe –, ça faisait quand même dix ans qu’ils duraient. Je me rappelle avoir été impressionné par l’existence du local, qui était le même que maintenant : “Mazette, c’est des pros, ils ont même un local ! Impressionnant !” J’ai jamais été trop regardant niveau confort… On avait fait un entretien avec Juliette, Bruno et François6, qui nous avaient chaudement encouragés à lancer notre propre canard. Ça nous avait donné la patate, même s’ils parlaient aussi des trucs qui marchaient moins bien. Déjà à l’époque, ils se demandaient pourquoi ils ne vendaient pas à plus de 6 000 exemplaires étant donné la qualité de ce qu’ils faisaient… Ces deux-trois heures de discussion ont été une belle rencontre, qui correspondait à ce qu’on avait envie de faire. Une forme de compagnonnage en est née : on se lisait mutuellement, en étant contents que l’autre existe. Quand je suis arrivé à Marseille en 2016, à la fin d’Article 11, il y avait une continuité logique à intégrer CQFD. »
« Mon rêve absolu, c’était d’être un jour payée pour faire la maquette d’un journal qui aurait du sens »
Cécile : « Je suis arrivée un peu avant toi. Quand j’avais 18-19 ans, j’habitais à Toulouse et je participais à une bibliothèque-librairie associative et militante. Chaque mois, on recevait CQFD et pour moi, ce truc faisait partie des meubles de la presse libertaire. Je le lisais pas de bout en bout, mais j’étais fascinée par le fait que le média tienne depuis aussi longtemps, soit distribué en kiosques… J’étudiais le graphisme aux Beaux-Arts et mon rêve absolu, c’était d’être un jour payée pour faire la maquette d’un journal qui aurait du sens. J’avais participé à des revues illégalistes, des brochures, mais je voulais faire un journal – j’ai un daron imprimeur et depuis toujours un attrait pour le papier.
Ensuite je débarque à Marseille en 2013 et j’intègre la rédac en 2015, je crois. Ferdi, l’ancien graphiste, s’en allait et on m’a proposé un test pendant un bouclage. Je me sentais pas du tout compétente, j’étais larguée – d’autant que c’était un moment où la rédac était branlante, tout le monde en avait un peu ras-le-cul. Quand j’ai récupéré la maquette, le journal ne me plaisait pas tant que ça visuellement ; en tant que graphiste, j’ai toujours eu le souci d’envoyer péter les codes militants. Je me disais : si nos messages ne passent pas, c’est aussi parce que ce qu’on fait, c’est moche.
C’est l’époque où les “historiques” de la rédaction commencent à partir. On sentait les gens fatigués, plus trop excités par le journal, sans compter qu’au début, j’étais la seule meuf, c’était pas ultra désagréable, mais il y avait une ambiance mecs. Et moi qui arrive, toute jeune et plein d’envies… À l’époque, ça me vient même pas à l’idée d’écrire. Je reste encore hyper impressionnée et personne ne m’invite à ça. C’est JBB puis Clair qui m’ont poussée à rédiger des articles, et c’est cool que le journal m’ait permis ça. Là-dessus, pour moi, le plus compliqué en termes d’écriture, c’étaient les sujets les plus proches de nous, quand on fait des trucs avec des potes, qu’on interviewe des potes. Souvent ça a été dur à gérer, ce truc-là. J’ai aussi appris plein de trucs de mise en page, j’ai commencé à faire des illus… Pour moi, CQFD aura été une méga-école. »
Lémi : « On était encore dans ce que Tewfiq appelait les “basses eaux” de CQFD, avec des bouclages un peu déserts, et peu à peu, le journal a su se réinventer avec l’arrivée de personnes motivées, dont pas mal de meufs. »
Cécile : « Ça s’est fait par vagues successives, ça n’a pas été le grand chamboulement du jour au lendemain. Mais petit à petit, on a reconstitué un truc familial. Sur les trois dernières années, ça m’a beaucoup marquée. Alors que c’était pas forcément le cas au début. »
Tiphaine : « C’est marrant, dans l’histoire du journal, ça a l’air très sinusoïdal là-dessus. Il y a des moments où il y a vraiment un effet d’équipe qui se crée, où les gens font tout ensemble, et d’autres où c’est moins le cas. »
Cécile : « Il y avait aussi une aura de CQFD. Les apéros CQFD, c’était un truc ! Tous les premiers vendredis du mois, t’avais 200 personnes dans la rue autour de ce bar à l’angle de la rue Saint-Pierre, et c’était hyper joyeux. Avec le sommaire gueulé au mégaphone, plein de journaux vendus… Il y avait des gens comme Christophe ou Iffik qui étaient très bons sur le côté teuf/com, alors que nous, on était en PLS à la fin de chaque bouclage… »
[Cécile a tenu la maquette pendant cinq ans, avant de partir vers d’autres horizons. Moment nostalgie… Et un peu thérapie collective. Faut dire qu’arrêter le journal, c’est chaud. Et pour l’équipe active, la course du bouclage se renouvelle tous les mois.…]
Cécile : « C’était chelou pour moi d’arrêter la maquette, parce qu’il y a une forme d’addiction au stress… Et puis, le seul fait en marchant dans la rue de tomber sur le journal dans un kiosque, jusqu’à la fin j’étais trop émue. Même si pas grand monde ne l’achète, je sais qu’il y a plein de gens qui nous lisent. C’est dur de faire ça trop longtemps. CQFD, ça te prend toute ta vie. Tu fréquentes les gens aussi en dehors, tu parles de CQFD tout le temps… »
Lémi : « Ça fait penser à ce que disait Bruno : le journal, il le lisait pendant qu’il le faisait et il le relisait après sa sortie, avec un mélange d’enthousiasme et de maniaquerie. Tout ce qu’on y met, c’est parce qu’on y croit, qu’on est enthousiaste, et c’est beau. S’il n’y avait pas la satisfaction de parcourir le canard après l’impression, en se disant qu’on a fait du bon taf sans rien lâcher politiquement, on aurait sans doute arrêté depuis longtemps… »
Tiphaine : « Ça dépend vraiment de comment tu le vis ! Moi je le rouvrais seulement pour faire le compte des papiers bien et des papiers qui avaient été ghetto. Et j’étais toujours contente car au pire, il n’y en avait pas plus de deux où on s’était vraiment arraché les cheveux. Même pour les numéros dont on a l’impression qu’on n’a fait que sauver les meubles, quand on le feuillette trois jours plus tard, on se dit : “Mais en fait, il est vachement bien !” »
Cécile : « Il y a quand même des fiertés de ouf. Pour ma part : le dossier sexe, le dossier féminisme, le dossier drogues… Quand j’y repense, je me dis qu’on pouvait pas faire mieux ! »
Lémi : « Oui, certains dossiers nous tiennent plus à cœur. Perso, je l’ai par exemple ressenti sur un dossier où j’étais très impliqué, celui contre l’Europe forteresse et ses politiques migratoires, en mai 2022, avec un long reportage à la frontière Serbie-Hongrie – où on était partis en Logan avec Laurent – avec plein d’éclairages précieux. Et l’impression à la fin qu’avec les moyens à notre portée, on a tout donné. »
Tiphaine : « Après, quand les numéros ou les dossiers étaient vraiment portés, même si j’avais hâte que le bouclage se termine, je n’en avais jamais complètement marre et j’étais contente de savoir que ça partait dans les rotos. Il y a aussi le saut entre le moment où tu bosses tes textes sur Open Office et celui où tu vois le taf de la ou du graphiste. Les fins de semaine, vers le vendredi, quand t’en peux plus mais que t’as encore trois jours à tirer, souvent je passais derrière l’ordi de Cécile qui avait commencé à maquetter des trucs et je me disais : “Ah ouais, c’est pour ça que je fais ça, c’est pour ça que je n’ai dormi que cinq heures la nuit dernière.” »
« Vu le temps que les copains prennent à charbonner sur les textes, j’ai envie que le journal soit beau »
Cécile : « C’est vrai que, comme je travaillais pas sur les relectures, j’avais envie de passer du temps sur la mise en page. Comme pour dire : vu le temps que les copains prennent à charbonner sur les textes, j’ai envie que le journal soit beau. Dans CQFD, on porte la parole de gens qu’on admire, qui se bougent le cul… Et on le fait avec des potes, en se marrant… Les bouclages c’est l’enfer mais c’est aussi vachement de joie, et c’est fort, ces sentiments. On ne s’en rend pas trop compte sur le moment mais quand on en sort, on se dit… »
Tiphaine : « C’était puissant ! »
Cécile : « Toutes les deux, on a vachement théorisé le problème de la dépression post-bouclage. Le mardi matin, c’est le vide intersidéral. »
Tiphaine : « On avait la même routine : shampooing, rasage et masque d’argile. Tu fais tes courses, tu nettoies ton appart’, tu fais ta vaisselle… »
Cécile : « Le bouclage ne dure pas tout le mois mais bien une semaine et demie, très intense, et en réalité ça mord sur tout ton mois. Et ça, pendant des années ! »
Laurent : « Le mardi d’après bouclage, pour moi, c’est vraiment une descente de speed. T’es encore un peu dedans, un peu sonné, un peu fatigué, en même temps la vie normale recommence mais t’as plus les petites roues pour te guider. C’est environ le mercredi matin que j’arrive à me poser pour refaire le point : alors, c’est quoi la liste des trucs en retard, délaissés depuis dix jours ? Comment on reprend le cours de la vie normale. »
Cécile : « T’as un vrai besoin de solitude. Y a des bouclages où j’en pouvais plus de vous voir ! Et ce local qui me déprimait… En même temps, t’as trop peur de te retrouver toute seule. »
[Tombée dans la marmite après un pèlerinage depuis sa sacro-sainte Bretagne, Tiphaine vient de quitter le poste du secrétariat de rédaction, qu’elle a occupé pendant deux ans.]
Tiphaine : « La première fois que j’ai eu un CQFD entre les mains, je devais avoir 18 piges. J’étais tombée dessus en kiosque et j’ai été emballée parce qu’il y avait un mix entre des sujets autour des sciences humaines et sociales qui me bottaient, dans un style qui rendait les choses hyper accessibles. J’ai pas mal été formée politiquement par CQFD.
En 2017, j’avais déjà bossé un peu en presse quotidienne régionale et j’ai fini par proposer un papier à CQFD. L’année d’après, rebelote. Là-dessus, je me suis dit : “Vas-y, je m’installe à Marseille.” J’ai été invitée au plénum [la réunion annuelle de CQFD, où on accumule pour l’année suivante les projets qu’on n’aura pas le temps de réaliser] et je me suis retrouvée devant Cécile qui raconte comment, après une semaine de militantisme à Bure, elle était allée se taper un McDo. En la voyant accepter aussi simplement ses contradictions, je me suis dit : “Je peux me sentir bien, là.” Je suis arrivée fin octobre 2018. »
Lémi : « T’es un des rares exemples de personne débarquée à Marseille pour CQFD. La plupart du temps – et c’est ce qui a permis à cette transmission de se faire et au journal de survivre 20 ans sans trop changer –, les membres de la rédaction étaient des gens qui avaient d’abord passé du temps au local et aux bouclages, des veaux élevés sous la mère. »
Laurent : « Moi aussi, la raison principale pour laquelle j’avais envie de venir à Marseille, c’était sans doute CQFD. De Strasbourg où j’habitais, lisant le canard depuis des années, je me disais : “Manifestement, là-bas, il y a des gens avec qui je peux à la fois m’entendre politiquement et bien me marrer…” Ensuite, peu de temps après mon arrivée, il y a eu un “Ça brûle” qui disait que vous aviez besoin de nouvelles énergies, et je me suis pointé. Et en effet, on s’est tout de suite retrouvé sur… »
Cécile : « L’alcool. Pardon, mais c’est vrai aussi ! »
[Pour ne pas s’appesantir sur la question de notre prédilection pour les boissons fermentées, de notoriété publique, on oblique vers une problématique longtemps épineuse au local : celle de la présence des meufs au sein de la rédaction, et du traitement par CQFD des questions féministes.]
Tiphaine : « Quand j’ai déboulé, il y avait Cécile, Lémi, Clair qui venait de récupérer le poste de SR, Iffik, Bruno qui était en train de prendre un peu de champ, Matéo très présent à distance. Cécile était la seule meuf. Au début, ça n’a pas été super simple : j’étais beaucoup plus jeune que tout le monde à part Cécile, et je me sentais un peu perdue au milieu des grandes gueules et des échanges qui fusaient. Mon premier papier traitait de l’histoire sociale de la pilule contraceptive et j’ai donc été un peu estampillée féministe. À la rédaction, il y avait justement un manque ou une attente à cet endroit-là. De mon côté, je commençais tout juste à travailler là-dessus. C’était un bon timing. »
Jonas : « Sans que tu deviennes la meuf féministe de service ? »
Tiphaine : « Non, j’aimais vraiment ça. Ce qui me plaisait, c’était, notamment quand on discutait d’un dossier qui a priori ne me parlait pas trop, de me demander quelle est la place des meufs dans tout ça. Et à partir de là, de chercher un angle qui m’excitait. »
« En ouvrant au féminisme, ou aux thèmes liés à la santé mentale, on a aussi réussi à toucher de nouveaux publics »
Cécile : « En ouvrant au féminisme, ou aux thèmes liés à la santé mentale, on a aussi réussi à toucher de nouveaux publics, à grappiller des lecteurs en dehors de notre cercle… Même si ça ne fait pas décoller les ventes. Pour être honnête, je me suis toujours foutue des ventes. Certains d’entre nous arrivent à vivre du journal, on est en kiosques, on relaie des luttes dont personne ne parle… C’est déjà énorme. On vendrait à 500 exemplaires, je le ferais avec le même enthousiasme parce que je sais que CQFD traîne dans les chiottes de plein de gens, qu’il y a plein de gens qui le lisent… »
Tiphaine : « Il y a aussi la reconnaissance de ceux et celles à qui on a donné la parole, la manière dont ils nous remercient, de les voir trop contents que leur voix soit entendue. »
Cécile : « Quand on a fait le dossier sur la mort, on savait que ça n’allait pas marcher de ouf, et en effet ça a été une de nos pires ventes, mais les gens nous disaient : ça fait du bien de lire ça. »
Laurent : « C’est parce qu’autour de CQFD, il y a une vraie communauté de lecteurs, de gens qui nous suivent depuis des années, qui sont très attachés au journal… C’est pour ça que le “Ça brûle” est important, avec ce côté chaleureux et collectif qui n’est pas surjoué, à la fois à l’intérieur du journal et à l’extérieur, sur plusieurs cercles. Et en effet on reçoit beaucoup de retours des lecteurs, parce que ce qu’on fait compte pour les gens. »
« Quand on veut faire un dossier, on le fait, même si on sait que le sujet n’est pas vendeur »
Tiphaine : « Ce que j’ai toujours trouvé génial à CQFD, c’est que, quand on veut faire un dossier, on le fait, même si on sait que le sujet n’est pas vendeur. »
Cécile : « Oui, et même si on se lance sur des sujets sur lesquels on n’a pas spécialement de connaissances… À la fin du mois, on s’est tous autoformés. »
Laurent : « Parce que dans ces cas-là on bosse les sujets à fond, on en cause énormément entre nous, en prenant le temps nécessaire pour discuter des propositions des uns et des autres. »
Lémi : « Et on y arrive avec des moyens limités. Dans le cas du dossier sur l’Ukraine, il se trouve que les contacts qu’on avait là-bas avaient des plans pour être publiés par des médias capables de les payer, donc ils n’avaient rien à nous fournir à nous. Malgré tout, en allant creuser à notre manière, en donnant la parole à d’autres personnes, sans sortir pour autant de l’exigence journalistique, on a réussi à raconter les choses autrement. Le résultat, ce n’est pas forcément la vérité ultime mais ça a du sens, ça apporte un autre éclairage. »
[On termine le tour de table par Jonas, qui a remplacé Tiphaine au secrétariat de rédaction en septembre.]
Lémi : « Il faut commencer par dire que Jonas s’est coltiné un entretien d’embauche en lendemain de teuf et en méga gueule de bois. L’enfer… »
Jonas : « C’était l’an dernier, aux Assises de la presse pas pareille, dans l’arrière-pays niçois. J’étais venu dans le cadre d’un stage à Mediacoop et c’est ma responsable de stage qui est venue me réveiller pour l’entretien. C’est comme ça que je suis venu m’asseoir par terre dans les copeaux, en plein soleil, un dimanche matin à 14 heures, seul face à vous six. Tout le monde était dans les choux, c’était punk comme entretien. »
Lémi : « Nous non plus, on n’avait aucune envie de faire ça ! »
Jonas : « Je connaissais CQFD grâce à un ami à l’époque de la fac, mais je n’ai jamais vraiment lu le journal. Au mur, chez moi, j’avais votre affiche avec le hamster dans sa cage, “Travailler plus pour travailler plus”, qui m’a accompagné pendant des années.
« Le plus dur, c’est que c’est un format hybride : t’es journaliste salarié mais en même temps c’est engagé et aussi affinitaire »
Et quand Tiphaine m’a posé le décor, elle a essayé de me faire peur pour que je parte en courant. Comme je n’ai pas fui, ça voulait dire, soit que j’avais rien compris, soit qu’on avait des trucs en commun. Vous m’avez pas vendu du rêve ! On m’a dit : c’est galère, le local est pourri, tu vas pas dormir… Le plus dur, c’est que c’est un format hybride : t’es journaliste salarié mais en même temps c’est engagé et aussi affinitaire… Quand t’es parachuté, ça pose beaucoup de questions et ça peut être chaud d’intégrer un projet comme ça. »
Cécile : « Il y a aussi le fait que le journal a une histoire qu’il faut respecter, sans que ça soit forcément méga pesant pour autant… »
Lémi : « Peu à peu, toutes les personnes qui gravitent autour du journal se sentent dépositaires de cette histoire. C’est pour ça aussi que, quand on veut prendre de la distance, on fait en sorte qu’il y ait quelqu’un d’autre pour nous remplacer. »
Cécile : « On a tué les trois bouteilles ? »
Jonas : « Bon, c’est que c’est la fin. »
1 Cette liste pourrait évidemment s’allonger à grands bouillons, entre dessinateurs et photographes historiques, camarades de rédaction, maquettistes aux doigts de fée, visiteurs réguliers… En 20 ans, plus de 1 000 copains-copines d’un mois, d’un an ou de dix, dont on a essayé de dresser la liste p. 19.
2 D’autres fines plumes ont également participé à cette chronique, comme Manu Vigier ou Claude et Dominique…
3 Lire notamment : « “Les McDo” de Saint-Barth’ : une lutte de quartier(s) », CQFD n° 181 (novembre 2019).
4 Talentueux dessinateur historique de CQFD, notamment auteur de très nombreuses couvertures.
5 Chronique historique a démarré très tôt dans l’histoire du canard et qui mettait en avant des initiatives politiques ou collectives réjouissantes. Elle a été tenue successivement par plusieurs auteurs et autrices. Quelques textes sont à retrouver en ligne par ici.
6 « CQFD : “Ne pas stagner, ne pas s’emmerder, ne pas ronronner” », Article 11 (04/06/2010).
Cet article a été publié dans
CQFD n°220 (mai 2023)
CQFD fête ses 20 ans d’existence ! Notre numéro 0 est en effet paru en avril 2003, notre numéro 1 le mois suivant… Un média indépendant qui tient deux décennies, qui plus est sur papier et toujours en kiosque, ce n’est pas si courant et on s’est dit que cela méritait d’être célébré ! Voici donc un numéro anniversaire (40 pages au lieu de 24 s’il vous plaît) avec un copieux dossier consacré à la vie trépidante du Chien rouge.
Mais on parle aussi de bien d’autres choses : depuis l’opération militaro-policière Wuambushu vue depuis Marseille (première ville comorienne du monde) à un entretien avec Lise Foisneau autour de son livre consacré aux Roms de Provence, des exploitées de la crevette au Maroc jusqu’aux victimes de crimes policiers au Sénégal en passant par les luttes pas toujours évidentes contre les barrages en Thaïlande... Et le mouvement social qui se poursuit encore et encore, évidemment ! On lâche rien !
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Paru dans CQFD n°220 (mai 2023)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 23.05.2023
Dans CQFD n°220 (mai 2023)
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