Le « Vidéo Express » de Bruxelles

Un fossile dans la street

Underground, poussiéreux, les vidéoclubs ont disparu sans qu’on ne s’en rende compte avec l’arrivée du streaming. Il en aurait fallu plus pour décourager Juan : campé à quelques pas du centre de Bruxelles, son magasin de location de films est toujours debout. Rencontre avec l’un des derniers survivants d’une époque révolue.
Photo Florine Thiebaud

Quartier Saint-Gilles, Bruxelles, septembre 2020. Au fond de sa boutique, le sourire accrocheur, Juan écoute le Tour de France à la radio. Ça lui rappelle son oncle. Et son premier vidéoclub ? « La première fois que j’ai eu un contact avec un “vidéoclub”, c’en était même pas un. C’était un mec qui venait dans le quartier, à Schaerbeek, avec une voiture. Il ouvrait son coffre rempli de films – essentiellement des cassettes en espagnol – et il fallait choisir. Nous étions cinq familles d’Espagnols. Il venait pour nous toutes les semaines. Après, les vidéoclubs sont arrivés dans le centre de Bruxelles. Chez nous, en périphérie, y en avait pas. C’était super cher : tu devais donner un billet vert en acompte, 5 000 francs belges1. Et puis ça s’est popularisé. On a commencé à y aller. Il n’y avait que ça pour voir des films. On n’allait pas au cinéma. »

Avant d’ouvrir son magasin, Juan a enchaîné les petits boulots. Le dernier : deux ans chez Century – fabrication à la chaîne de bidons d’huile pour les moteurs de voiture. « Un jour, un mec a fait tomber de l’huile sur le parking. J’étais dans ma voiture, j’avais fini ma journée. Le patron est arrivé et m’a ordonné de descendre et nettoyer. Je lui ai répondu  : “Tu vas nettoyer toi, moi je me casse.” Au revoir et merci. Deux jours après, j’étais viré. Un mois plus tard, l’usine a brûlé. » C’était il y a plus de vingt ans. Et c’est juste après que le Vidéo Express a vu le jour, le 1er avril 1999. Juan avait alors 27 ans.

Ouvrir un vidéoclub, un rêve d’ado ? « Non, un rêve d’ouvrier d’usine. » Au démarrage, un stock de 862 films rachetés à un loueur en liquidation : « J’ai eu la chance que ma femme accepte. D’ailleurs heureusement qu’elle travaille parce que moi je gagne pas grand-chose. Faut aimer son métier. »

« Je suis vraiment le dernier »

La devanture bleue ? Délavée par le temps. Et quand on rentre dans le club, c’est d’abord tout un pan de mur consacré au cinéma italien qui saute aux yeux. À côté se profilent longs-métrages et films indépendants introuvables : iraniens, espagnols, brésiliens, japonais... Une explosion de jaquettes aux univers désuets et précieux. Ici, c’est classé par pays et réalisateurs. En face, sur le comptoir, trône une sélection d’une quinzaine de films. En ce moment, c’est celle du Nova, salle emblématique du cinéma indépendant bruxellois. Au sous-sol, un stock impressionnant de comédies et de dessins animés habite l’espace.

« Je suis vraiment le dernier à Bruxelles, les autres établissements qui pourraient ressembler à un vidéoclub font night-shop, avec journaux et boissons, mais la sélection de films est très réduite », expose Juan, avant d’expliquer qu’en France non plus, ce n’est pas la panacée : « Il y a un vidéoclub avec lequel on est lié, le Yoyo Vidéo. Lui ça fait trente-cinq ans qu’il existe, à Bordeaux ; c’est le seul qui reste. Celui qui tient ça, c’est un personnage. J’ai des clients qui sont allés là-bas. Il y a aussi des clients à lui qui sont venus ici. »

Une association de soutien

Sa notoriété, la boutique de Juan ne l’a pas volée : « Maintenant on est à 27 600 DVD. Des nouveautés arrivent toutes les semaines. Un mois sur l’autre, on passe commande à un distributeur qui recense tous les nouveaux films. » Pour étoffer ses choix, Juan s’appuie sur une association, Les Amis du Vidéo Express, qui lui propose régulièrement des sélections de films. À l’origine, ce sont trois clients réguliers qui se sont réunis pour aider Juan à l’avènement de Netflix, alors qu’il voyait sa fréquentation baisser de moitié. Les Amis du Vidéo Express ont ensuite rassemblé des habitués du quartier, mettant en place un financement participatif et s’attelant à la commande de films. C’est ainsi que de nouveaux clients ont découvert le magasin. Chaque mois, un invité est également convié à proposer sa sélection. Et « si des personnes sont désireuses de films qui nous manquent, l’association s’en occupe. Ils font ça pour aider. Ça permet d’actualiser régulièrement la vitrine. »

L’association a aussi soutenu Juan pendant le (premier) confinement : « On a réussi à obtenir des aides grâce aux amis : 4 000 € sur les trois mois qui ont permis de payer le loyer – 1 280 €. » Pendant cette période, Juan a mis en place un système de livraisons à domicile : « Les gens envoyaient des commandes et on allait livrer avec mes enfants. On faisait ça en vélo pour ceux qui étaient proches et sinon on louait une voiture. » Un succès ? Non : « Ça n’a pas fonctionné du tonnerre. On faisait quinze à vingt livraisons par jour. »

« Mon chien a le sida »

Alors que beaucoup de commerçants ont profité du confinement pour offrir un ravalement de façade à leur boutique, Juan, comme à son habitude, n’a touché à rien. Gris-gris, souvenirs de passage, affiches collectors, drapeau de l’armée républicaine espagnole : les objets traversent les années sans bouger, comme en témoignent ces sphères ressemblant à des boules de Noël fixées au-dessus du comptoir : « Ce ne sont pas des boules, ce sont des planètes posées par des filles qui bossaient là à un moment. Elles s’étaient amusées à décorer. J’ai tout laissé comme c’était. C’est une marque de leur passage. » Chaque objet est une sorte de trophée, comme si les vingt ans d’histoire du lieu pouvaient s’y lire, comme si tout avait sa place, qu’il n’y avait pas de style et que les fautes de goût n’existaient pas ici. Au milieu de ce joyeux bordel, des dizaines de photos de ses enfants. « Il y avait aussi une photo de ma femme, s’amuse Juan. Un jour elle est arrivée, elle l’a arrachée. »

Épinglés aux murs, les courriers de clients et les lettres d’excuses concernant les films rendus en retard laissent imaginer la relation privilégiée que Juan peut entretenir avec ses clients. Parmi ces écrits plus ou moins délirants ou appliqués, on peut lire sur un post-it : « Mon père est alcoolique, Trump est au pouvoir, mon chien a le sida, mon boss est raciste, le PS [belge] est de gauche… Ça suffit comme raison pour avoir un mois de retard  ? » Ou encore : « La honte me submerge, je suis déshonoré, je vous ai rendu un boîtier vide, désespérément vide. Voilà le CD qui va avec, désolé. Euh... voilà. À bientôt. »

Margo Chou

1 Il y a deux décennies, quand le franc belge a officiellement disparu, cette somme équivalait à 124 €.

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