Putain de chronique #2

« Sale pute »

Yzé Voluptée est travailleuse du sexe. Elle est à la fois escort, camgirl, réalisatrice et performeuse porno-féministe. Elle chronique dans CQFD son quotidien, ses réflexions et ses coups de gueule. La réalité d’Yzé n’est pas celle des personnes exploitées par les réseaux de traite ou contraintes par d’autres à se prostituer. Son activité est pour elle autant un moyen de subsistance qu’un choix politique. Deuxième opus de sa chronique mensuelle.
Illustration de Nijelle Botainne

Lundi, 14h45. Mon psychiatre m’indique que ma carte vitale ne passe plus. J’ai oublié de renouveler ma CMU1. Le cœur au bord des lèvres, je rentre chez moi en faisant mentalement l’addition de mes frais de santé. Psychiatre, régulateurs d’humeur, anxiolytiques, PreP2, tout ça, plus remboursé. Je sais même pas combien ça fait. Dans un accès de panique, je me vois repasser par l’HP, en ayant peut-être même chopé le VIH au passage.

Le lendemain, je passe à la CPAM3 déposer mon dossier pour éviter un retard supplémentaire. J’ai oublié mon masque dans la voiture, je tente malgré tout de faire venir quelqu’un jusqu’au sas pour avoir une idée des délais de traitement de ma demande. Les vigiles me bloquent, mais mes larmes de rage désespérée finissent par avoir raison de leur indifférence. La réponse tombe comme un couperet : trois semaines, minimum.

J’appelle le CHU. J’explique à la secrétaire du centre de dépistage que j’arrive au bout de ma plaquette de PreP, espérant qu’ils acceptent de me fournir en attendant le renouvellement de ma CMU.

Elle n’a peut-être jamais eu de galère de thunes. Elle ne sait probablement pas ce que c’est que de ne pas avoir droit à l’erreur en matière de santé sexuelle. De savoir que, même en mettant systématiquement des capotes, même en me faisant dépister tous les trois mois, même en mettant des gants, le risque 0 n’existe pas et que, si par malheur je chope une merde, on me considérera toujours comme responsable. Tomber malade quand on est pute, c’est la double peine : je l’aurai bien cherché. Elle ne sait pas que c’est moi que les gros cons traitent de sale pute, quand je leur refuse une fellation sans préservatif ou leur explique qu’avaler mon urine augmente les risques d’être contaminé par un truc qui n’aurait pas encore été détecté. Elle ne sait pas toutes les heures passées à accumuler du savoir en matière de réduction des risques (RDR), tout ça pour éviter que Jean-Mi refile une crasse à son épouse parce que lui-même n’est pas foutu d’aller consulter. Elle ne sait pas que je suis bipolaire, que je suis mère, que je me démène chaque putain de jour pour assurer le mieux possible ; que c’est un miracle que je sois debout et qu’il en faut de la ténacité pour avoir un suivi médical permettant de limiter au maximum les risques liés à mon activité.

Non, la secrétaire ne sait pas tout ça. Alors, même quand elle me balance d’un ton blasé qu’en plus, « la PreP, c’est pas donné », 160 euros par mois quand on la paie plein pot, je ravale toute ma colère accumulée par des années de violence médicale, et me contente de dire : » Je suis travailleuse du sexe (TDS). Il est indispensable que je n’ai pas à interrompre mon traitement. »

Au centre de dépistage de l’hosto, le mot « pute » est un sésame qui peut accélérer bien des choses. Je suis considérée comme « population à haut risque » et donc prioritaire. Normal, quand on sait que « l’activité prostitutionnelle » se combine pour beaucoup avec pauvreté, difficultés d’accès aux soins (même quand on parle français), à des titres de séjour, à un domicile fixe. Normal, quand on a compris qu’exercer une activité autant stigmatisée signifie pour beaucoup devoir se démerder seul·e pour trouver les infos plutôt que de se résoudre à affronter le jugement de son généraliste. Il faut bien qu’il y ait au moins un endroit où c’est possible de dire : « Bonjour, j’ai eu un accident de capote hier, le client sortait de prison. Filez-moi le traitement post-exposition4 et une ordonnance pour un test de grossesse, please. » Où on me rappelle les symptômes de l’hépatite B et me donne rendez-vous pour des analyses anticipées. Et où, accessoirement, on me dépanne en cachetons pour m’éviter de prendre des traitements bien plus lourds, et chers, tout le reste de ma vie.

En matière de RDR, ils sont pas trop mauvais, à l’hosto. Ils ont bien compris, avec moi en tout cas, que c’était pas la peine de me faire la morale. Que leur taf, c’est de me donner les moyens de faire le mien, et qu’à trop me faire chier, ils vont juste me perdre. Alors j’en profite pour leur faire un peu de pédagogie. Comment être plus « TDS-friendly » ? Commencez par traduire votre questionnaire anonyme en plusieurs langues. Et, par pitié, enlevez cette question : « Avez-vous déjà eu recours aux services d’une prostituée  ? » Arrêtez d’entretenir ce mythe selon lequel les putes seraient forcément plus « sales » que les « 3, 6 ou 10 partenaires au cours des 6 mois précédents », quand vous êtes les premiers à reconnaître qu’une majorité de la population sexuellement active n’est pas foutue de choisir correctement une capote.

Nous ne sommes pas plus irresponsables que les autres. Et que le rapport soit tarifé n’y change rien.

Yzé Voluptée

Précédentes "Putain de chroniques" :
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1 Aujourd’hui appelée Protection universelle maladie, elle est censée garantir l’accès aux soins aux plus précaires.

2 Traitement préventif du VIH. Un cachet toutes les 24 h, efficace à partir de 7 jours de prise consécutive.

3 Caisse primaire d’assurance maladie.

4 Antirétroviraux à prendre pendant 30 jours dans les 48 h max après une potentielle exposition au VIH pour limiter les risques de contamination.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°204 (décembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Santé connectée : le soin sans l’humain ». Mais aussi : des articles sur la traque des exilés à Briançon et des deux côtés de la Manche, une enquête sur le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, des dockers en lutte contre l’industrie de l’armement, une envolée médiatique vers les Balkans, des mouettes conchiant les fascistes...

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