Entretien avec Monté de Linguisticae

Lecture : « Quoi qu’ils fassent, les jeunes ont tort »

Les résultats de la dernière étude du Centre national du livre sur les jeunes et la lecture ont été l’occasion d’un énième emballement médiatique sur la « décadence » de notre époque. Interprétation malhonnête d’un rapport qui va à l’encontre de l’agenda politique du gouvernement et des médias dominants.
Elena Vieillard

« Je ne veux pas d’un pays où TikTok remplace les romans, où les influenceurs remplacent les grands auteurs, et où les écrans prennent peu à peu toute la place dans la vie de nos jeunes », disait le Premier ministre Gabriel Attal à l’Assemblée nationale le 10 avril dernier. De son côté, la presse réactionnaire s’excitait aussi, habituée des articles alarmistes sur la décadence sans fin des jeunes. «  Étude alarmante », «  décrochage  », pour Le Figaro « le diagnostic se résume à un seul mot : écran 1, citant Régine Hatchondo, présidente du Centre national du livre (CNL) à propos du numérique : « On peut parler de drogue, et en cela, de nouvelle guerre de l’opium. » Rien que ça… À la source de cette énième panique morale ? Une étude du CNL sur les jeunes et la lecture2, dont ils tirent bien ce qui les arrange. On fait le point avec Monté de Linguisticae, membre du collectif des Linguistes atterré·es 3, et producteur de vidéos de vulgarisation linguistique4. Entretien.

Quel est le problème dans l’analyse de l’étude du CNL par les médias dominants et par le gouvernement ?

« À travers des discours catastrophistes, ils cachent les vraies questions à aborder par rapport à la lecture, en particulier le rapport à la langue et les conditions d’enseignement à l’école. C’est d’un côté une panique morale5 des médias qui cherchent à flatter leur lectorat réactionnaire. De l’autre, un positionnement politique du gouvernement en pleine période électorale pour les Européennes. Ils parlent à leur audience ou électorat potentiel, et visent en particulier les vieux, qui votent plus et plus à droite. Le reste du temps, la question de la lecture et la situation des auteurs, ça ne les intéresse pas6. »

L’info principale, c’est le temps passé chaque jour devant les écrans par les 16-19 ans en comparaison à celui consacré à la lecture…

« Cette comparaison n’a aucun sens. On compare une pratique culturelle (lire) et un support (les écrans), alors qu’on peut avoir différentes pratiques culturelles sur différents supports. On pourrait se lamenter qu’on lise moins de livres papiers au profit des écrans, mais ça ne permet pas d’affirmer qu’on lise moins en général. Les jeunes n’ont jamais autant lu, notamment parce qu’ils lisent sur leur téléphone, où ils ont un accès facilité et gratuit à certains contenus comme les mangas. Cette focalisation est malhonnête, car l’étude du CNL dit beaucoup de choses intéressantes, mais qui iraient à l’encontre d’un éternel discours sur la baisse constante du niveau de lecture chez les jeunes – qui est en réalité plus proche de la stabilité. »

L’étude met en avant le rôle central que jouent les inégalités sociales dans le rapport à la lecture…

« Une des infos criantes de cette étude : si on a des parents qui ne lisent pas, on ne lit pas. Les pratiques culturelles sont liées à l’héritage familial et au capital culturel des parents. [Selon l’Observatoire des inégalités, “la part de ceux qui ne lisent jamais de livres a augmenté de 29 à 47 % chez les ouvriers et employés, entre 1988 et 2018”, ajoutant que le livre “reste l’une des formes de la transmission des inégalités”, ndlr]. La lecture reste très connotée socialement, même s’il y a des livres qui ont ponctuellement changé la donne pour certaines générations, comme Harry Potter à la fin des années 1990. Les jeunes auraient sans doute des pratiques de consommation culturelle plus nombreuses s’ils avaient plus de temps libre, au lieu de leurs très longues journées de cours. »

Malgré leurs annonces, tu dis que le gouvernement n’en a rien à faire ni de la lecture ni des jeunes ?

« Macron prétend vouloir favoriser la lecture chez les jeunes (et aider les auteurs, éditeurs et traducteurs), mais il fait tout le contraire. Après avoir enterré le rapport Racine en 2021 [voir encadré], il veut taxer les livres d’occasion – une “mauvaise pratique” – alors que ça concerne aussi les jeunes qui ont un budget réduit. Et après il se plaint qu’ils ne lisent pas assez. Macron est déconnecté : pour sauver les librairies, il faudrait détruire les vide-greniers. »

Dans son discours à l’Assemblée, Attal tacle les influenceurs, alors que tu expliques qu’un jeune sur dix a lu un livre sur les conseils de ceux qu’ils suivent sur les réseaux.

« Sans les influenceurs, Attal n’aurait pas existé au sein de LREM. C’est grâce à sa proximité avec certains d’entre eux qu’il a pu se faire passer pour le jeune à l’écoute des jeunes. Lorsqu’il était porte-parole du gouvernement, il a fait d’innombrables interventions sur différents supports avec TiboInShape, EnjoyPhoenix… Il a participé à des lives Insta le dimanche soir pour répondre spécifiquement aux influenceurs en vogue. Puis il les a abandonnés pour se recentrer sur sa réelle cible électorale. Il attaque les influenceurs pour dire aux vieux réacs ce qu’ils veulent entendre. »

Tu expliques que la lecture de roman se maintient grâce au roman d’amour et à la dark romance. Pourtant, les politiques et les médias n’en parlent pas ou mal7, ça ne serait pas de la vraie littérature ?

« Le problème ce n’est pas que les jeunes ne lisent pas ou moins, c’est qu’ils ne lisent pas ce qu’il faudrait lire : les “classiques”. Ce qui est fascinant, c’est qu’une partie de la bourgeoise conservatrice et des tenants de la culture légitime se plaignent qu’on ne les lise plus, alors qu’à leur sortie ils étaient souvent décriés et condamnés par les bourgeois de l’époque. Madame Bovary de Flaubert n’était pas mainstream à sa sortie, il a fait scandale. Et si on retire les ventes scolaires, ce genre de “classique” ne se vend pas massivement. Cette “vraie littérature” est un outil de distinction. »

Il y a même une hausse des ventes dans le manga et la dark fantasy. Des genres qui semblent méprisés alors qu’ils sont les plus populaires chez les jeunes…

« Si ces deux genres littéraires étaient lus par 1 500 personnes habitant le 16e arrondissement de Paris, ce seraient sûrement des classiques… Ces discours, selon lesquels il ne s’agirait pas de formes de cultures légitimes, ne sont pas nouveaux et concernent aussi la gauche : on se souvient de la croisade de Ségolène Royal contre le Club Dorothée quand les animés japonais sont arrivés en France dans les années 19908. Toujours cette posture méprisante : si c’est populaire, c’est forcément mauvais. Autrement dit, quoi qu’ils fassent, les jeunes ont tort, quoi qu’ils lisent, le support utilisé n’est jamais le bon et le style de lecture n’est pas adapté. »

À droite comme à gauche, on dirait qu’il y a une bonne et une mauvaise culture…

« Le problème de la gauche, c’est la fétichisation de ce qu’elle pense être la culture populaire. Une bonne partie des décisionnaires et élus de gauche sont des bourgeois qui t’expliquent ce que c’est que faire partie du peuple. Ils savent qu’ils sont censés avoir un regard bienveillant, mais tapent parfois un peu à côté parce qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent : ils ne le vivent pas. La culture comme la langue sont des enjeux politiques importants dont il faut se saisir, surtout parce qu’en France, la langue est érigée en monument intouchable basé sur des fantasmes. Avec les Linguistes atterré·es, on essaie d’apporter un éclairage sur ces questions, avec des spécialistes qu’on entend rarement car leurs propos vont à l’encontre des idées reçues ou d’intérêts politiques. »

La macronie contre les auteur·ices Intitulé « L’auteur et l’acte de création », le rapport rendu par Bruno Racine en janvier 2020 posait un diagnostic alarmant de la situation des acteurs et actrices de la création en France et avançait des propositions concrètes pour améliorer la situation. Salué par la profession, il a pourtant été balayé par la ministre de la Culture de l’époque, Roselyne Bachelot.
Propos recueillis par Jonas Schnyder

Titre original : Art de lire et vieux délires - "Quoi qu’ils fassent, les jeunes ont tort"


1 « La pratique de la lecture s’effondre chez les jeunes Français », 08/04/2024.

2 Les jeunes Français et la lecture en 2024, publié le 09/04/2024 sur le site du CNL : centrenationaldulivre.fr.

3 Le Français va très bien, merci, Gallimard, 2023.

4 Il a publié Les mots sont apatrides (Slatkine, 2023) et animela chaîne YouTube Linguisticae.

5 Réaction collective disproportionnée face à des pratiques considérées comme déviantes.

6 Voir la vidéo d’analyse sur sa chaîne :« La lecture s’effondre chez les jeunes ?

7 Le Figaro le résume à un genre qui inverse les codes du roman sentimental et « mêle sexualité, violence, humiliation, emprise, viol, torture, rapt, relation toxique... 

8 En 1989, Ségolène Royal, alors députée PS, écrit un livre pour fustiger des animés japonais qui ne sont que « coups, meurtres, têtes arrachées, corps électrocutés, masques répugnants, bêtes horribles, démons rugissants. La peur, la violence, le bruit. »

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CQFD n° 231 (en kiosque)

Dans ce numéro de juin, on écoute le vieux monde paniquer. On suit les luttes des personnes trans pour leurs droits, on célèbre la mort de Jean-Claude Gaudin, et on s’intéresse à la mémoire historique, avec l’autre 8 mai en Algérie. Mais aussi un petit tour sur la côte bretonne, des godes affichés au mur, de la danse de forêt et un aperçu de l’internationalisme anarchiste. Bonne lecture !

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