Ravages de la mine industrielle

La folie des mangeurs de terre

Avec La Ruée minière au XXIe siècle – Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Celia Izoard nous propose une enquête passionnante sur l’industrie minière contemporaine. De l’Andalousie au Maroc, elle nous raconte les incommensurables ravages de la folie extractiviste en cours.
Alice Durot

Penser aux mines revient souvent à évoquer les luttes politiques en cours, mais rarement à se plonger dans leurs réalités matérielles et géopolitiques. Pétris d’un imaginaire d’un autre temps autant qu’impactés par une ère de la « transition », on ne réalise pas forcément que la mine contemporaine est une menace systémique qui « ne cohabite pas avec le vivant ». Tout au long des 300 pages de son passionnant ouvrage La Ruée minière au XXIe siècle – Enquête sur les métaux à l’ère de la transition (Seuil, janvier 2024), la journaliste Celia Izoard s’attelle à rendre palpable la mine moderne dans toutes ses dimensions1. Entretien.

Dans ton livre, tu décris plusieurs visites de sites miniers et on remarque rapidement qu’on peine à réaliser leur emprise physique sur notre monde

« L’échelle de la mine d’aujourd’hui dépasse notre condition physique. Avant de comprendre qu’on est sur un site minier, on va parfois faire des kilomètres de route au milieu de fausses collines constituées de stériles miniers2ou d’immenses lacs de rétention. Et quand on regarde en surplomb une fosse minière, on voit un gigantesque trou que l’on ne peut embrasser du regard : on ne réalise pas l’espace qu’il occupe vraiment. Une mine, c’est trop grand pour être vu. Le philosophe Günther Anders dit que nous avons besoin de faire des exercices d’imagination pour comprendre la démesure de la technique contemporaine. Dans le même esprit, j’ai travaillé à ce qu’on puisse se représenter l’extractivisme actuel en mêlant les descriptions, la reconstitution des phénomènes par les chiffres et la recherche académique, mais aussi les fables antiques et les récits de non-Occidentaux. C’est déterminant. Une grande partie des enjeux de ce monde nous échappe tant que le capitalisme minier reste invisible et imperceptible. La plupart des objets qui nous entourent renferment des histoires de dévastation minière, et de plus en plus à mesure qu’augmente la “minéralisation” de notre quotidien. »

Tu expliques que la mine industrielle est sortie de nos imaginaires collectifs

« Il arrive que les personnes auxquelles je parle de mes recherches soient même surprises que les mines existent encore. L’imaginaire intellectuel dans lequel on baigne est profondément empreint de l’idéologie de la Silicon Valley des années 1980-1990, c’est-à-dire la mise en scène d’une victoire sur la matière par la société de services, la prétention à avoir dépassé les impasses du capitalisme par l’innovation.

« On oublie la dimension impérialiste de nos modes de vie et les violences coloniales de la chaîne de production des objets qu’on consomme »

L’idéologie est une force de prestidigitation, elle permet de faire disparaître des phénomènes massifs et évidents. Notre monde n’a jamais reposé plus qu’aujourd’hui sur l’extraction minière, laquelle n’a jamais cessé d’augmenter à mesure de la sophistication technologique. Résultat : on oublie la dimension impérialiste de nos modes de vie et les violences coloniales de la chaîne de production des objets qu’on consomme. »

On nous vend une mine « zéro carbone » ou « high-tech », nécessaire à la « transition ». Tu parles au contraire d’une radicalisation du modèle existant.

« Cette “transition” est une contradiction dans les termes qui ne résiste pas à une simple addition : on ne peut pas répondre à la demande actuelle, que ce soit en véhicules électriques ou en énergies renouvelables, sans réchauffer le climat et créer de graves pénuries d’eau. Car l’extraction minière est évidemment très émettrice de CO2 ; il suffit de se pencher sur le fonctionnement d’une mine pour le comprendre. Ensuite, cette idée que le boom minier serait justifié par la transition est hypocrite : les métaux recherchés sont destinés à l’électronique, l’aéronautique ou l’aérospatiale, car tous ces secteurs explosent et suscitent une demande minérale colossale. La première chose à faire dans le cadre d’une véritable transition serait évidemment de limiter ces productions et la demande énergétique dans son ensemble. Nous sommes face à un paravent idéologique qui prend les populations occidentales en otage dans un faux débat. Cela permet de créer un état d’exception favorable à l’industrie minière dans son ensemble. Par exemple la nouvelle loi européenne sur les matières premières critiques permet aux projets miniers “d’intérêt public supérieur” d’échapper à la directive cadre sur l’eau, de la directive “Habitats” et “Oiseaux”. »

Derrière des machines toujours plus nombreuses, plus grandes et plus efficaces, on retrouve toujours une main-d’œuvre invisible. Leur condition a-t-elle changé depuis Germinal ?

« Le travail dans les mines est très contrasté. Alors que dans le monde, on estime que plus de 40 millions de personnes travaillent dans les mines artisanales ou à petite échelle, le secteur industriel, qui réalise 88 % de la production mondiale de métaux, n’en emploie que 4 millions. Dans les mines artisanales dites “à petite échelle”, les conditions de travail peuvent être de toutes sortes, selon qu’elles sont autogérées par une communauté villageoise3 ou aux mains de trafiquants et de groupes armés, comme en Amazonie ou en République démocratique du Congo (RDC). Dans les mines industrielles, appelées aussi “mines à grande échelle”, les mineurs sont essentiellement devenus des conducteurs d’engins, avec des salaires plutôt supérieurs à la moyenne locale. De ce fait, les entreprises minières ont une réelle emprise sur le territoire par la distribution des emplois, en général mieux rémunérés que la moyenne locale. Pour se faire accepter, elles peuvent recruter certains locaux aux positions intermédiaires ou promouvoir des employés venant de familles d’opposants. L’automatisation des mines industrielles a permis de régler un conflit récurrent entre le capital et le travail. Dans ce livre, je raconte comment les entreprises minières se sont appuyées sur la technologie et la finance pour se débarrasser de ces masses de travailleurs. »

Tu décris un rapport de l’Occident à l’extractivisme qui, au-delà des potentielles justifications matérielles ou politiques, est quasi pathologique, voire religieux...

« Une fois qu’on a compris que la “transition” est irrationnelle, la question est de savoir pourquoi on persiste à ravager – de manière accélérée – notre seul habitat terrestre en toute connaissance de cause. En Occident, la transformation de la matière est une religion, une mystique en partie héritée de l’alchimie qui n’a cessé d’imprégner l’idéologie qui s’est appelée tour à tour “Civilisation”, “Développement”, “Progrès” et aujourd’hui “Transition”. La mine est une porte d’entrée fascinante pour analyser le projet technoscientifique occidental car elle y joue un rôle central. »

Comment lutter contre les mines si elles relèvent de la foi ?

Pour lutter contre l’extractivisme depuis les pays riches, il faut dénoncer le rôle des industries dominantes dans cette ruée minière : les productions de l’aéronautique, du numérique, du spatial, de l’automobile, des grands projets d’infrastructure et de BTP. Et cette lutte se mène aussi sur le terrain des imaginaires, en combattant ce que j’appelle la “cosmologie extractiviste”, c’est-à-dire l’extraction mise au service d’une vie extra-terrestre. En d’autres termes, on ne dit pas assez à quel point la conquête spatiale, l’intelligence artificielle ou la poursuite du bétonnage sont des projets totalement aberrants. En pratique, la lutte contre l’extractivisme doit s’articuler à la fois au mouvement climat, mais surtout à un mouvement plus large de contestation de la prédation économique au nom de la justice sociale et décoloniale. Du 22 juin au 16 juillet, l’association franco-congolaise Génération Lumière4 organise une marche jusqu’au Parlement européen pour protester contre la loi sur les métaux critiques et dénoncer les ravages de l’extractivisme en RDC, en France et dans le monde. De belles possibilités d’alliances. »

Propos recueillis par Jonas Schnyder

1 Lire ses premières recherches sur le sujet dans le n°12 de la revue Z :« Guyane : Trésors et conquêtes » (Éditions de la dernière lettre, 2018).

2 Matériaux géologiques extraits et trop pauvres en minerais pour être exploités. Ils sont stockés sous forme de colline artificielle pouvant aller à plusieurs centaines de mètres de hauteurs.

3 Lire le reportage de l’autrice au Suriname : « Les braconniers de Rosebel. Au Suriname, vivre au milieu d’une concession minière  », Z n°12, 2018.

4 Plus d’infos sur leur site : generationlumiere.fr.

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CQFD n° 231 (en kiosque)

Dans ce numéro de juin, on écoute le vieux monde paniquer. On suit les luttes des personnes trans pour leurs droits, on célèbre la mort de Jean-Claude Gaudin, et on s’intéresse à la mémoire historique, avec l’autre 8 mai en Algérie. Mais aussi un petit tour sur la côte bretonne, des godes affichés au mur, de la danse de forêt et un aperçu de l’internationalisme anarchiste. Bonne lecture !

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