Troquets de Paris

« Le comptoir d’un café est le parlement du peuple »

Jacques Yonnet (1915-1974) était un grand amateur des bistrots « pas factices » et de gigondas. Son chef-d’œuvre Rue des maléfices, paru sous le titre Enchantements sur Paris en 1954, plongeait le lecteur dans les bas-fonds d’une capitale sous tension durant l’Occupation. Le peuple secret du vieux Paname – clochards, piliers de bars, gitans et truands – constituait le cœur d’un récit merveilleux. Avec la réédition du meilleur cru des chroniques écrites par Yonnet dans L’Auvergnat de Paris de 1961 à 1974, les éditions L’échappée nous invitent à un guide gouleyant des troquets de Paris, aujourd’hui disparus, qui n’oublie rien de son histoire enfouie, de ses luttes sociales et de sa magie. Nous avons posé quelques questions à Jacques Baujard qui a édité l’ouvrage.

CQFD : Raconte-nous un peu la rencontre entre L’échappée et Jacques Yonnet ?
Jacques Baujard : Lorsque j’ai commencé le boulot à la librairie Quilombo en 2009, l’une de mes toutes premières lectures sur la ville de Paris m’a été conseillée par mon collègue et camarade Bastien. Il s’agissait de Rue des maléfices. En juillet 2015, nous l’avions chaudement conseillé à Édouard Jacquemoud, éditeur à L’échappée. Le soir même, il m’écrivait pour me dire à quel point c’était génial… et pour me demander si je connaissais l’existence des chroniques de bistrots de Jacques Yonnet. Ni une, ni deux, nous sommes donc allés le lendemain matin aux Archives de la ville de Paris. Là-bas, en attendant les numéros de L’Auvergnat de Paris, Édouard poursuivait sa lecture de Rue des maléfices, quand tout à coup, il se tourne vers moi et, complètement abasourdi, me fait lire une page du livre : Yonnet raconte qu’il vient de rencontrer un Hongrois qui ne parle pas bien français mais qui le lit. Et pour lui témoigner son amitié, il lui offre… les œuvres complètes de Panaït Istrati ! Cet auteur roumain, que j’ai découvert il y a quatre ans, me sert dorénavant de boussole. Aussi y avons-nous vu un signe… ou plutôt une sorte de maléfice.
Après avoir découvert que Frédéric Yonnet, le petit-fils de Jacques Yonnet, était l’un des plus grands harmonicistes français qui a joué avec Erykah Badu, Stevie Wonder et Prince ; nous avons poursuivi notre enquête et celle-ci nous a menés jusqu’à Dourdan, au sud de la capitale. Dominique Yonnet, le fils de Jacques, nous a accueillis chez lui à bras ouverts. Cet homme au grand cœur nous a permis de consulter en toute liberté les archives de son père. Sans lui, nous n’aurions jamais réussi à éditer Troquets de Paris en si peu de temps…

Comment expliques-tu qu’aucun autre éditeur n’ait déterré ces textes auparavant ?
Alors ça… Quand on connaît l’importance de Rue des maléfices pour de nombreux grands écrivains – Prévert, Queneau, Modiano pour ne citer qu’eux – et l’incroyable ferveur des lecteurs pour cet ouvrage, je ne comprends pas comment les chroniques bistrotières de Jacques Yonnet ont pu rester ensevelies sous les amas de l’histoire.
Néanmoins, au fur et à mesure de l’élaboration du livre, nous avons appris que certaines personnes s’étaient penchées auparavant sur les textes de Yonnet. Éric Dussert, « archéologue littéraire », et auteur d’un livre incroyable – La Forêt cachée, 156 portraits d’écrivains oubliés, La Table ronde, 2013 – a passé beaucoup de temps sur les microfilms de L’Auvergnat de Paris de la BNF. Karin Uttendörfer, traductrice de Rue des maléfices en allemand, a également pensé à traduire certaines des chroniques. D’après ce qu’ils nous ont avoué, le travail titanesque les a plus ou moins découragés. Jean-Pierre Sicre, fondateur des éditions Phébus, y avait également pensé dans les années 1990, suite au succès de la réédition de Rue des maléfices. Il devait discuter de ce projet avec Robert Giraud, qui avait poursuivi la chronique de Jacques Yonnet dans L’Auvergnat de Paris, en 1974. Mais Giraud est tombé malade et la rencontre n’a finalement pas eu lieu.

Comment s’est opéré le travail de tri des articles publiés dans Troquets de Paris ?
Avec Édouard, nous avons d’abord lu dans leur intégralité les 700 chroniques parues dans L’Auvergnat de Paris. Ensuite, avec Cédric Biagini, nous avons relu une première sélection de 120 chroniques et nous avons fait le choix de n’en garder que le meilleur cru, soit soixante. Ce parti pris éditorial s’explique pour plusieurs raisons : d’une part, il nous a semblé que certains textes étaient quelque peu datés, alors que d’autres avaient tendance à se répéter année après année ; d’autre part, il nous est arrivé de constater que l’auteur perdait parfois le fil de son propos – et le lecteur avec lui – en s’égarant dans les méandres de ses considérations historiques. En outre, Paris étant une ville-monde à l’atmosphère changeante selon le coin où l’on se trouve, nous avons pensé qu’il était judicieux de regrouper ces différentes chroniques par quartier plutôt que par arrondissement, vocable qui révèle en effet toute sa saveur à l’évocation des Halles, du Marais, de la Courtille, de Montmartre…

Que sait-on de Yonnet ? Il y a le résistant, l’érudit du Paris populaire et aussi le passionné d’ésotérisme, ce qui apparaît très nettement dans Rue des maléfices.
En effet, son côté ésotérique – quasi mystique – est très présent dans Rue des maléfices. Et à la suite de sa parution en 1954, au lieu de poursuivre une « carrière », Yonnet a préféré cultiver les amitiés qui fleurissaient sur le zinc des bistrots et assouvir sa curiosité de l’histoire du Paris des marges. Ce qui est assez incroyable avec l’édition de Troquets de Paris, c’est que nous avons la chance de voir les facettes du personnage. Mais également bien d’autres. Les légendes sont bien présentes et s’inscrivent dans la lignée de Rue des maléfices : l’exquise légende de l’arbalétrier ou encore l’invraisemblable violon qui vole de Chagall, pour ne citer qu’elles, feraient frémir les plus rationnels des lecteurs de CQFD. Des portraits de ses amis écrivains, comme des sortes d’hommages rendus à leurs œuvres, étaient également présents dans ses chroniques de L’Auvergnat de Paris. La résistance également, avec certains faits d’armes sous l’Occupation. Et cerise sur le gâteau – ce que peu de gens savent – Yonnet illustrait chacun de ses textes par un dessin ou une gravure d’une finesse d’orfèvre.
Résistant, érudit, tribun, dessinateur, sculpteur, écrivain. Jacques Yonnet a choisi le destin de l’éternel franc-tireur et, toute sa vie, on peut dire qu’il a pratiqué le hors-piste.

On associe volontiers Yonnet à deux autres écrivains des rues et des bistrots, Robert Giraud, l’auteur du Vin des rues (Denoël, 1955) et le Jean-Paul Clébert qui a écrit Paris insolite (1953). On peut aussi penser à René Fallet ou à Jacques Prévert. Quels étaient les liens entre ces bons vivants ?
Les propos de Jacques Yonnet dans Troquets de Paris suivent un fil directeur qui n’est pas anodin : c’est au comptoir d’un bar que tout se passe. Ce n’est pas sans rappeler la citation de Balzac : « Le comptoir d’un café est le parlement du peuple. » Tout se vit, tout se noue, se dénoue sur le zinc. C’est donc tout naturellement là-bas que ce petit monde se croisait. Les uns et les autres fréquentaient les mêmes bistrots, effectuaient quasiment les mêmes tournées de bougnats et autres cafetiers. René Fallet a été l’un des grands amis de Yonnet. Dominique, son fils, nous a conté nombre d’anecdotes sur les deux compères. Mais c’est essentiellement avec Robert Giraud et Jean-Paul Clébert que Yonnet échangeait des histoires autour du Paris populaire. Olivier Bailly nous a pas mal éclairés sur leurs relations. Il est l’auteur d’une superbe biographie de Giraud, Monsieur Bob, Stock, 2009, et il vient également de signer la préface de La Petite Gamberge, que vient de rééditer Le Dilettante ; un petit bijou littéraire. D’après lui, c’est Chez Fraysse, rue de Seine, que les acolytes s’accoudaient pour la nuit. Les frères Prévert, Robert Doisneau étaient également de la partie et payaient, chacun leur tour, la tournée des copains. Ce dernier avoue même que, sans Giraud, il n’aurait jamais eu l’occasion d’obtenir des photographies aussi incroyables.

Ces écrivains ne sont-ils pas aussi les ultimes témoins de la disparition du Paris populaire ? Yonnet évoque d’ailleurs la fin des Halles, la percée des quais de Seine, transformations d’ailleurs décrites en 1977 par Louis Chevalier dans L’Assassinat de Paris.
Malheureusement oui… Ils étaient en première ligne. Et malgré leur résistance et leurs alertes, Paris n’a pas pu s’opposer aux bétonneurs de malheur. Yonnet utilisait aussi beaucoup sa chronique hebdomadaire comme une tribune pour alerter ses compatriotes des « grands projets inutiles » à Paris. Il prévoyait déjà la bêtise et l’abrutissement du tourisme de masse. Il mettait en garde contre l’uniformisation des consciences… Bref, il rejoignait un peu toutes les critiques des différentes aliénations contemporaines que nous développons à L’échappée !
Cependant, il existe encore quelques lieux magiques, mais beaucoup de gens ont déserté la place et se sont réfugiés en banlieue. Les bars lounge colonisent petit à petit nos rues et la plupart des gens préfèrent aujourd’hui passer une soirée à regarder des séries complètement débiles, plutôt que de trinquer au bistrot d’à côté, avec l’inconnu.
À la lecture de cette soixantaine de chroniques triées sur le volet, on espère que le lecteur d’aujourd’hui trouvera, comme nous, matière à de fécondes réflexions et à d’innombrables rêveries. Edward Jalat-Dehen, ancien loufiat et postfacier du livre l’a bien compris : « Paris n’est pas mort, il s’invente encore. » Et ses troquets, croyez-nous sur parole, n’ont pas encore dit leur dernier mot.

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2 commentaires
  • 14 novembre 2016, 08:55, par lediazec

    Merci pour ce papier sur un auteur majeur des choses écrites. Voici, si vous le permettez, ce que la lecture de « Rue des maléfices » m’avait inspiré comme chronique : http://rodolediazc.blogspot.fr/2015...

    • 4 décembre 2016, 23:26, par Dominique Yonnet

      Merci. Très sensible à tout ce qui a été écrit sur mon père

  • 15 novembre 2016, 08:44, par Mathieu Léonard

    Tout sur le festival « Troquets de Paris » organisé par l’échappée.

    http://www.troquetsdeparis.fr/

    • 17 novembre 2016, 11:26, par Rien de Perzonnel

      « Louise prend place à leur coté, s’obstine à défier la mort. elle déraisonne, elle crie que le victoire est proche. Une joie insensée embrasse son regard. elle a soif. Elle veut du café. A coups de crosse, à coups de pied, elle cogne à la porte fermée d’un bistrot à l’écart des bombes. Le tavernier accourt, affolé , suppliant. Le vacarme le terrorise. elle le bouscule, elle le menace, elle joue à l’effrayer encore. Elle rit enfin. Elle plaisantait ! Elle offre à boire à ses compagnes et revient au mur de pavés ébréché par la canonnade. » Le roman de Louise. Henri Gougaud.

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