Dossier : Des livres et des luttes

La nuit des libraires : Témoignage d’un ancien libraire indépendant

Que faire quand les lecteurs se raréfient, les loyers augmentent, les grandes surfaces s’implantent et les distributeurs augmentent leurs marges ? Tenir, tenir... jusqu’à fermer un lieu de sociabilité.
Par Brecht Evens.

Septembre rejoue le traditionnel tsunami de la rentrée littéraire : près de 600 nouveaux romans en à peine deux mois vont s’ajouter aux 67 041 nouveaux titres produits dans l’année et aux 728 400 références disponibles1. Quand on sait que les gens considérés comme grands lecteurs (acheteurs d’au moins douze livres par an) représentent seulement 13% de la population adulte2, on imagine vite la quantité de ces livres prédestinés au pilon. Mais, pour les libraires, c’est chaque année le même casse-tête : Que faut-il commander ? Que faudra-t-il avoir en stock pour ne pas louper une vente ? Comment éviter la réflexion grinçante du client : « Bien sûr, vous ne pouvez pas tout avoir ! » qui ira chercher le livre dont « on » parle dans la grande surface voisine ou sur Amazon ?

Même s’il se flatte de choisir en toute indépendance les livres qu’il va essayer de conseiller, le libraire indépendant est sous cette pression. À moins que sa librairie ne soit pensée comme devant lui coûter de l’argent au lieu d’en rapporter, il ne peut se permettre de mépriser les livres dont « on » parle s’il veut garder une clientèle plus étoffée qu’une poignée de lecteurs « exigeants ». Son indépendance est donc toute relative, conditionnée par ce compromis. Car ce « on » a des moyens marketing énormes que n’ont pas les petits éditeurs : budgets de pub considérables, attaché.e.s de presse efficaces, copinages dans les médias (voire carrément certains journalistes dans leur « écurie »), représentants commerciaux mordants, etc. Le poids de cet appareil explique que sur les presque 1 500 éditeurs existant en France, les 5 grands groupes (Hachette-Lagardère, Planeta-Editis, Madrigall-Gallimard, etc.) possédant environ 200 éditeurs réalisent à eux seuls 85% des ventes. Face à ce rouleau compresseur, la marge de manœuvre des libraires reste au final aléatoire : malgré l’imagerie que défendent certaines petites échoppes pour se distinguer des chaînes et autres gros « empileurs de livres », ce n’est pas la passion qui commande, mais la trésorerie.

Pendant les dix-huit années où j’ai été libraire, de 1994 à 2012, ce fut mon perpétuel dilemme. Pour la librairie Voix au chapitre que j’avais créée à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), ce jeu d’équilibriste entre titres de choix et incontournables médiatiques était vital. Car, même si je n’avais pas ouvert cette librairie dans l’espoir de faire fortune, il fallait bien payer les charges et essayer de sortir un maigre salaire. Ce que ne manquaient pas de me rappeler mon banquier m’incitant à « faire du chiffre », et les comptabilités des éditeurs. Ces derniers, tout en sachant vanter le dynamisme des librairies indépendantes, s’en remettent sans trop rechigner à leurs diffuseurs-distributeurs pour réduire les remises des plus petits – qui ne vendent pas assez à leurs yeux – et favoriser les grosses boîtes qui, passant de grosses commandes, ont le pouvoir de négocier.

Un libraire indépendant bénéficie en général d’une « remise moyenne » de 30 à 35%. S’il marche bien, une fois tous ses frais payés, il récupère au mieux entre 2 et 5% du prix du livre. Mais bien souvent la dette s’accumule et finit par l’étrangler. Les fermetures de petites librairies indépendantes se multiplient depuis quelques années. Aux faibles marges s’ajoutent la concurrence des grandes surfaces « culturelles » qui se multiplient (et bénéficient, elles, de remises de 40% à 45% – auxquelles s’ajoutent diverses opérations de promotion), celle des ventes en ligne (favorisées par une ignorance tenace sur le prix unique du livre3) et une désaffection croissante des jeunes générations pour la lecture d’imprimés.

Il a donc fallu jongler en permanence pour faire ce métier de la manière dont j’estimais qu’il devait être fait : défendre des livres choisis par goût, hors de la liste des têtes de gondole ; avoir un fonds suffisamment solide dans un espace réduit ; contribuer à ce que Musso n’écrase pas totalement Scutenaire et que Max Gallo n’occulte pas entièrement Daniel Guérin ou Lissagaray. J’avais pour cela la marge de liberté que n’ont pas les « chaînes ». Cela me permettait, parfois, de vendre en quantité importante un titre « invisibilisé » par la presse, produit par un petit éditeur auquel cette vente permettait de souffler temporairement. Les rencontres avec des auteurs et des éditeurs que j’organisais dans ma librairie où en partenariat avec des associations renforçaient aussi ce processus. Le prix Loin du marketing4, que j’ai fondé et défends toujours y contribuait également.

Mais la passion ne peut pas tout. Je devais aussi faire face aux difficultés que connaissent tous les libraires indépendants : loyers de centre-ville en hausse constante, frais de transport et de fournitures rognant fortement la marge, difficulté à négocier des conditions commerciales correctes avec des représentants n’ayant plus assez de temps à consacrer aux « petits ». Sans compter la production éditoriale triplée en vingt ans, saturant le libraire et empêchant toute connaissance exhaustive des parutions et tout conseil de qualité. Car, contrairement à ce que pensent bien des lecteurs, le libraire ne passe pas sa journée à lire. Il se consacre aux clients, puis à faire ses comptes et s’occuper des urgences logistiques – commandes, livraisons, retours5 – et autre paperasse administrative. Bref, par passion, mais aussi parce que le métier l’exige, un bon libraire est un libraire insomniaque. Ce qui était heureusement mon cas.

Aussi, lorsque trois grandes surfaces « culturelles » se sont installées sur la ville en l’espace de quelques mois, mon chiffre d’affaires a chuté de 40%. J’ai dû mettre la clé sous la porte, après de longues années passées à tenir sur la corde raide. J’en garde la fierté d’avoir fait un « beau métier » et le regret de ne pas avoir su faire suffisamment comprendre à quel point les librairies sont vitales pour la liberté de création et d’opinion, pour le développement des connaissances, de l’imagination et de l’esprit critique.

Gérard Lambert-Ullmann


1 Chiffres de 2015, ministère de la Culture, Observatoire de l’économie du livre.

2 24% en ont acheté de 1 à 4, 14% en ont acheté de 5 à 11, 13% en ont acheté 12 et plus, soit 51% de la population adulte française, ce qui signifie que 49% de cette population, soit près de la moitié, n’a acheté aucun livre ! (Statistiques de l’Observatoire de l’économie du livre).

3 Depuis le 10 août 1981, la loi dite « Lang » protège les libraires d’un possible dumping par les grandes surfaces en imposant un prix unique du livre : chaque livre a un prix fixé par l’éditeur, qui doit figurer sur l’ouvrage et qui est le même quels que soient les points de vente. Les livres ne sont donc pas moins chers en grande surface. Mais la plupart des consommateurs continuent à en être persuadés, aidés en cela par des publicités roublardes.

5 Chez la plupart des gros éditeurs, le libraire a un délai pour retourner des nouveautés invendues. Ce qui peut paraître une sorte d’assurance mais est en réalité un piège pouvant plomber la trésorerie car le libraire doit avancer l’argent de ces « mises en place » avant d’être crédité de ses retours.

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1 commentaire
  • 6 septembre 2018, 10:09, par Un partageux

    Les « espaces culturels » annexés à des grandes surfaces alimentaires sont des concurrents contre lesquels le libraire ne peut pas lutter.

    Je suis l’heureux propriétaire-directeur d’une grande surface alimentaire qui me fait les coucougnettes en or massif serties de diamants. La banque ne me propose que bien peu de rétribution de mon énorme tas de pognon. Les déboires de mes prédécesseurs qui ont boursicoté m’incitent à la prudence. Que faire de mon pognon ?

    Eh bien je l’investis dans un agrandissement non rentable à court terme comme un « espace culturel ». Cet espace culturel va me coûter du déficit pendant des années mais je m’en fous : il est épongé par l’alimentaire. Et je fais crever, petit à petit, libraires, disquaires, vendeurs de micro-informatique et de matériel photo, etc. Au bout de dix ou quinze ans, le marché local est enfin dégagé : je suis tout seul ! Et mon « espace culturel » commence à gagner du blé. Suffisait de savoir attendre et suffisait d’avoir les moyens d’investir sans retour sur investissement immédiat.

    Un autre aspect. Je me souviens d’un libraire qui se lamentait voici plus de vingt ans. En substance il me disait : « J’ai vendu 22 exemplaires du Quid. C’est bien. Je suis content. C’est de l’alimentaire mais ça me fait du cash pour vendre des productions plus exigeantes. Mais le Leclerc d’à côté, il a vendu combien de Quid ? Trois palettes ? » La grande distribution, en prenant l’essentiel des grosses ventes — les livres dont tout le monde parle dans les média, des ventes qui sont faciles — assèche aussi les librairies. Ce libraire a mis la clé sous la porte depuis longtemps...

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