Après Bouteflika, le patriarcat
Féminisme algérien : « Il faut s’organiser tout de suite »
Le 8 mars dernier, au troisième acte du soulèvement algérien, Wissem et ses camarades avaient déployé une grande banderole : « Abrogation du code de la famille ». Un message applaudi par certain·es, mais pas forcément compris par tout le monde. « On a encore du travail », soupirait la fondatrice du Collectif libre et indépendant des femmes de Béjaïa, en petite Kabylie.
À 25 ans, Wissem Zizi milite au PST (Parti socialiste des travailleurs, organisation trotskyste) tout en participant au collectif des Femmes d’Aokas, le village de ses parents situé à 30 km. Trois mois après notre première rencontre1, elle nous a donné, par téléphone, des nouvelles du mouvement féministe algérien. Interview.
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Tu viens de prendre part à deux journées de rencontres nationales organisées par des collectifs de femmes. Qu’en ressort-il ?
« Le rassemblement s’est tenu à la frontière de la wilaya de Béjaïa. Il y avait dix-sept collectifs venus de tout le pays, dont une majorité a été créée après le 8 mars 2019. Il y avait bien sûr des femmes d’Alger, d’Oran et de Constantine. De nouveaux collectifs du Sud (Ouargla, Ghardaïa, Tamanrasset) devaient venir, mais ça n’a pas été possible pour des questions logistiques. C’est dommage car les femmes du Sud sont longtemps restées invisibles et ces collectifs incarnent un vrai changement.
L’idée était surtout de se rencontrer, tisser des liens. On a essayé d’identifier nos points d’accords. C’était compliqué car c’est un peu une grande ratatouille : il y a des femmes de droite, de gauche, différentes générations, des femmes qui militent en France, des collectifs LGBT qui travaillent dans la clandestinité... Quand on dit qu’on veut une société égalitaire, il faut se mettre d’accord. Certaines ne dissocient pas la religion de l’État par exemple, et toutes n’évoquent pas la précarité des femmes. »
À quoi avez-vous abouti ?
« Cette fois-ci, les militantes de gauche ont un peu gagné ! (Rires) Nous sommes parvenues à écrire une déclaration commune qui servira de base à un futur manifeste. Les dix-sept collectifs ont signé, et trois vont nous rejoindre. La lutte contre le travail précaire et l’abrogation du code de la famille sont inscrits dans cette déclaration. »
Comment perçois-tu l’évolution du mouvement de contestation algérien sur la question du droit des femmes ?
« Dès le 22 février, des femmes sont sorties dans la rue. Depuis le 8 mars, il y a des revendications plus spécifiquement féministes. Chaque vendredi à Alger, des femmes organisent leur propre carré au sein de la manifestation, avec leurs propres mots d’ordre. Elles ont d’ailleurs été agressées2. À la télévision, certains disent que le féminisme n’a jamais existé en Algérie, que ces femmes sont manipulées de l’extérieur, qu’elles veulent rompre avec les traditions. Comme si les féministes n’étaient pas vraiment des Algériennes ! Il y a même eu des appels au viol. Heureusement, ça s’est calmé. Notamment parce que tous les collectifs se sont unis contre ces violences. »
Les partis politiques s’emparent-ils de ces questions ?
« Certains se les approprient, mais pas forcément de la bonne manière. Par exemple, un nouveau collectif s’est créé : “La société civile”. S’y retrouvent notamment quelques personnes du FFS (Front des forces socialistes), l’association RAJ (Rassemblement actions jeunesse), mais aussi des islamistes. Des gens très différents, qui peuvent commencer une réunion par une prière, puis refuser de faire une minute de silence pour Kamel Eddine Fekhar, militant mort d’une grève de la faim3, alors même que le RAJ avait fait un rassemblement pour lui rendre hommage. Sur la question des femmes, ils disent oui à l’égalité mais avec toutes leurs contradictions internes, je ne vois pas bien de quoi il est question. Il n’y a rien de concret.
De manière plus générale, parmi les partis qui se disent démocrates, tous appellent à une révolution dans un premier temps, en considérant que c’est seulement après que se posera la question de l’égalité hommes-femmes. Nous on dit : “Il faut s’organiser tout de suite !” Maintenant que les élections sont annulées, s’il y a une Conférence nationale ou une Assemblée constituante4, on veut que les femmes affirment leurs problématiques, et surtout qu’elles soient représentées. Et pas par des hommes. »
Quel sens donnes-tu à ton combat féministe ?
« Quand on parle de société égalitaire, il faut savoir de quoi on parle. Dans la loi, on a l’égalité des salaires, mais les postes principaux sont occupés par des hommes. Ici, le droit à l’avortement n’existe pas, et le simple fait d’en parler nous expose à la prison. Après, bien sûr, il y a la question de la position de la femme dans un système capitaliste : elle subit la précarité, la discrimination dans le travail domestique, qui est non rémunéré. J’ai un point de vue marxiste, bien loin de positions plus bourgeoises qui existent ici aussi.
Par exemple, le débat sur l’héritage : je suis évidemment pour une plus grande égalité entre hommes et femmes, mais ce n’est pas une fin en soi – l’héritage concerne assez peu de personnes en Algérie. Pour la question du code de la famille ou des violences, il faut changer les lois, mais aussi les mentalités. Certains collectifs ne font aucun travail avec les femmes des milieux populaires. Ici, on fait des ateliers dans des villages, on parle du travail domestique, on évoque la question des crèches dans les usines ou dans les entreprises étatiques – pour l’instant, la seule qui a une crèche, c’est Sonatrach, les hydrocarbures. Et les crèches privées sont très chères : 70 % du salaire de la femme peut y passer. »
Au sein des collectifs dont tu fais partie, les différentes générations trouvent-elles un terrain d’entente ?
« Ce n’est pas un conflit entre générations mais il est vrai que la nouvelle accuse l’ancienne de ne pas vouloir passer le flambeau. Ce qui n’est pas complètement faux. Cela dit, il est important de regarder le chemin parcouru : le mouvement des années 1970, où des femmes ont créé un ciné-club clandestin à Alger, puis celui des années 1980, qui a remis en question le code de la famille, ont été très importants. Dans les années 1990, pendant la décennie noire, beaucoup de militantes ont été assassinées ou ont dû fuir. Puis, en 2001, il y a eu aussi le mouvement berbère. Sans oublier, bien sûr, l’engagement pendant la révolution pour l’indépendance. Il y a eu des acquis. Une militante plus âgée m’a un jour dit que le fait qu’on ose parler aujourd’hui des violences, du harcèlement, c’était déjà quelque chose d’énorme. »
Le code de la famille
1 Lire notre dossier « Printemps algérien », CQFD n° 175 (avril 2019).
2 Lire « Vague d’indignation après l’agression du “carré féministe” ce vendredi : “La démocratie se fera avec les femmes ou ne se fera pas !” », El Watan (31/03/2019).
3 Militant des droits humains et défenseur de la cause mozabite (minorité berbérophone), il avait déjà purgé, de 2015 à 2017, une peine de deux ans de prison, notamment pour » atteinte à la sûreté de l’État » et » trouble à l’ordre public ». Le 31 mars dernier, il était incarcéré pour « atteinte aux institutions ». Amnesty International avait jugé son emprisonnement « arbitraire et illégal ».
4 Début juin, faute de candidats, le Conseil constitutionnel a annulé les élections présidentielles, prévues le 4 juillet suite à la démission de Bouteflika. Le mandat du président par intérim a été prolongé pour une durée indéterminée. « Une conférence nationale pour une sortie de crise » a eu lieu en juin, organisée par associations et syndicats. Ils préconisent, entre autres, une période de transition, une commission indépendante pour diriger les élections et un « dialogue national » avec les acteurs politiques, qui devrait se finir par une « conférence nationale ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°178 (juillet-août 2019)
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Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Margaux Wartelle
Mis en ligne le 23.07.2019
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