Alarm Phone au bout du fil

En mer Égée : « Le bateau a un trou mais les gardes-côtes ne nous aident pas »

Les gardes-côtes grecs ont pour mission de porter secours aux embarcations en détresse, quels qu’en soient les passagers. Début mars, ils firent l’inverse : tentatives de chavirage, vols de moteurs, remorquages jusqu’aux eaux turques, tirs à balle réelle... Alors qu’elles prêtaient assistance téléphonique à des exilé·es en pleine traversée, des militantes d’Alarm Phone ont été témoins, à distance, d’exactions d’une ampleur inédite. Voici leur récit.

Depuis 2014, le réseau Alarm Phone propose une assistance téléphonique aux personnes en détresse en Méditerranée, grâce à un numéro joignable 24 h/24. Dans une douzaine de pays, des bénévoles se relaient pour répondre aux appels et tenter de mobiliser les services de secours en mer. Dans les récits qui suivent, deux équipes de militantes racontent leurs permanences des 1er, 2 et 3 mars.

Juste avant, le 28 février, la Turquie avait annoncé l’ouverture de ses frontières aux réfugiés cantonnés sur son territoire, cherchant ainsi à faire pression sur l’Europe pour qu’elle intervienne à ses côtés en Syrie. À terre, la situation a très vite explosé : des milliers de personnes massées à la frontière gréco-turque se sont retrouvées prises en tenaille dans un no man’s land, empêchées d’avancer par les Grecs, interdites de rebrousser chemin par les Turcs. Et en mer ?

Quelque part en Europe, 1er mars, 15 h-23 h

Comme souvent, on s’est retrouvées plus tôt pour se préparer, regarder la météo, prendre le pouls du moment. Aujourd’hui, vu la situation à la frontière turque, on s’attend à des traversées nombreuses en mer Égée.

14 h 20. On allume les ordinateurs, on branche les téléphones. On lit la synthèse de l’équipe précédente, tentant de déblayer les infos pour comprendre ce qui se joue pour chaque cas ouvert, c’est-à-dire chaque embarcation en détresse qui a contacté Alarm Phone (AP). Elles sont cinq en tout depuis ce matin, parties des côtes turques à destination des îles grecques de Chios et Lesbos.

15 h 00. On prend le relais de L., de permanence depuis la veille. Épuisé, il trouve encore la force de nous faire un point détaillé pour chaque bateau, de nous transmettre conseils et recommandations. De notre côté, on se répartit les tâches, souvent à la volée. L’ambiance est tendue, concentrée. Aujourd’hui, la météo est bonne, la mer calme. A priori, de bonnes conditions de navigation. Sauf que les traversées se font sur des bateaux gonflables surchargés, avec de mauvais moteurs, sans gilet de sauvetage pour tout le monde. À bord, les passagers ont peu d’eau, de nourriture, de vêtements chauds. Les distances ont beau être réduites en mer Égée (quelques kilomètres seulement parfois), les traversées sont loin d’être sans risques : en 2019, 71 personnes y ont perdu la vie.

Et puis aujourd’hui, il se passe autre chose. Sur les cinq embarcations avec lesquelles AP est en contact, trois ont été attaquées par des hommes masqués. Leurs moteurs ont été détruits ou volés, l’essence confisquée. À Lesbos, des fascistes ont empêché un bateau de débarquer ; les passagers ont fini par être exfiltrés par les autorités grecques. Impossible de les joindre depuis.

15 h 36. Le téléphone sonne. Premier contact avec le bateau n° 5, sur lequel on décide de concentrer nos forces. 35 personnes, dont 11 enfants, qui sont en mer depuis des heures. Elles n’ont plus de moteur, il a été volé par un bateau non identifié. Elles disent avoir été ensuite approchées par des gardes-côtes grecs, dont la mission n’était visiblement pas de les secourir mais de les affoler un peu plus : « Ils ne font que des vagues, ils ne nous aident pas. Nous avons très peur. Maintenant, ils s’éloignent. S’il vous plaît, nous avons besoin d’aide. » Nous n’aurons jamais de conversation directe avec les personnes à bord, les échanges se font par messages vocaux, toujours la même voix de femme.

16 h 24. « Nous allons bien mais nous sommes très fatigués. Nous dirigeons le bateau avec nos mains. Nous sommes près de l’île. Le bateau des gardes-côtes est derrière nous mais ils ne nous aident pas. Il y a de l’eau dans notre bateau. Le bateau a un trou. S’il vous plaît, aidez-nous. »

Les personnes à bord voient la terre, de gros bateaux près d’elles, et ne comprennent pas pourquoi personne ne vient les secourir. Nous non plus on ne comprend pas. Où plutôt, on commence à saisir qu’aujourd’hui les règles sont différentes.

Depuis le matin, les gardes-côtes grecs refusent de nous donner la moindre information. Là où d’habitude une coopération minimum et polie se met en place, se dresse désormais un mur. Ils sont agressifs, sur les dents. Ils nient les situations de détresse et s’énervent quand on exige qu’ils remplissent leur mission : secourir.

17 h 00. Par une autre source, on a la confirmation que Frontex (l’agence européenne chargée de contrôler les frontières) et les gardes-côtes grecs sont sur place. Ils sont donc bien en train de regarder ce bateau surchargé prendre l’eau sans intervenir. Sont-ils assez près pour entendre les passagers crier ? Parce que nous, oui, et ça nous glace le sang. Toutes les 30 minutes, ils nous envoient des vidéos et des messages vocaux.

« Nous avons une nouvelle position [GPS]. Les gardes-côtes ne nous ont pas pris. Nous dirigeons le bateau avec nos mains. On met les mains dans l’eau et on avance. » Ils sont à moins de 6 km de Lesbos. Des heures que leur bateau est dans les eaux grecques. Des heures que les gardes-côtes sont informés. Mais il ne se passe rien.

18 h 58. « Nous avons besoin d’aide. Notre bateau a un trou. Nous sommes si fatigués. » À 3 km de Lesbos, frigorifiées, épuisées, les personnes à bord n’en peuvent plus. Elles ont usé leurs dernières forces pour faire avancer le bateau troué. Derrière, les enfants pleurent.

19 h 18. « Aidez-nous, s’il vous plaît. Les enfants ont faim et soif. Nous n’avons rien. L’eau entre de plus en plus dans le bateau. Les enfants sont gelés. Nos vêtements sont très mouillés. Il fait tellement froid. Nous sommes en train de mourir. »

On voudrait que le monde entier entende leurs voix, alors on fait des tweets. Des tweets pour médiatiser, pour faire pression, mais aussi parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre. On envoie des mails officiels avec l’UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) en copie, on s’engueule avec les gardes-côtes et on tweete. Surtout, on ne sait plus quoi dire aux personnes à bord, à part de tenir bon, qu’on ne peut pas faire plus, mais qu’on est avec elles et qu’on ne les lâchera pas. Aujourd’hui, les règles ont changé et on se demande comment trouver une issue.

19 h 51. « Maintenant, nous ne pouvons plus continuer. Nous sommes fatigués. Il fait trop froid. Il fait très sombre. On ne voit rien. Nous ne pouvons pas continuer. » Ils crient « Help  ! Help  ! Help  ! » tous ensemble. La nuit est tombée. Ils ne savent même plus dans quelle direction avancer. Ils se découragent, perdent espoir, on le sent. De notre côté, il faut combattre le sentiment d’impuissance, contenir la rage, et continuer.

20 h 38. Énième appel aux gardes-côtes grecs et soudain changement de ton. Une opération de secours a été lancée, disent-ils. Méfiantes, on n’ose pas tout à fait y croire. Une heure plus tard, le sauvetage est confirmé par ces mêmes gardes-côtes, et on pousse un gros soupir de soulagement. Même si les personnes à bord ne sont plus joignables, et qu’on aimerait entendre de leur bouche qu’elles vont bien.

23 h 00. On passe le relais à l’équipe de nuit, quatre cas toujours ouverts et trois nouveaux appels dans les quinze dernières minutes. Force et courage  !

Les jours suivants, les témoignages glaçants affluent : agressions et tentatives d’intimidation semblent devenir systématiques. Les gardes-côtes grecs agissent à visage découvert : vols et destructions de moteurs, tirs à balles réelles ; les refoulements violents et illégaux s’enchaînent1. Bien sûr de telles pratiques existaient avant ce basculement2, mais pas de manière aussi décomplexée. Le maintien de l’Europe-forteresse repose sur les épaules de la Grèce, qui reçoit le soutien de tous les dirigeants européens. La frontière ne doit pas céder, quoi qu’il en coûte.

Ailleurs en Europe, 2 & 3 mars, 23 h-11 h

Ce soir-là, nous sommes deux à faire la permanence de nuit. Souvent, on les fait à distance, mais cette fois-ci, on a décidé de se retrouver physiquement. Pas toujours facile d’être seule devant son ordinateur.

02 h 11. Le téléphone sonne : une position GPS à la limite de la frontière gréco-turque. 50 à 55 personnes à bord dont une vingtaine d’enfants. Leur moteur est cassé. « Il y a de l’eau dans le bateau, on va couler d’ici une demi-heure », nous annonce une voix fataliste, assez calme vu les circonstances. Le monsieur nous explique que des Grecs (gardes-côtes ? fachos ?) les ont interceptées, frappées, ont détruit leur moteur et volé leur essence. « Nous sommes sur l’eau depuis 4... non 7 heures, le bateau est plein d’eau, on va mourir. » On propose d’appeler les gardes-côtes turcs. « Ils ne viendront pas, ça fait une heure qu’on les appelle, mais ils ne viennent pas. »

02 h 18. On appelle quand même les gardes-côtes turcs. L’opérateur nous remercie poliment, mais n’a aucune information à nous donner.

02 h 53. « Il y a des soldats grecs, ils vont nous tuer. Ils ont attaché une corde à notre bateau et ils nous tirent avec leur bateau. Ils vont nous frapper et nous tuer. Ils crient. On a des enfants à bord. Aidez-nous. » En fond, bruit de vagues et hurlements, l’horreur. On espère que les Grecs les tirent juste vers les eaux turques et que ça n’ira pas plus loin.

02 h 59. Les personnes à bord nous disent que les Grecs sont partis. Les gardes-côtes turcs arrivent pour les secourir. Tout le monde est sain et sauf. On respire. On prend le temps de se regarder, de se sourire, soulagées. Un comble de se réjouir que des personnes n’aient pas pu atteindre leur but, l’Europe. Mais elles sont sauves et c’est le plus important.

07 h 10. Un bateau nous contacte, 38 personnes dont 20 enfants en route pour Samos. Leur position GPS est clairement dans les eaux grecques. On appelle les gardes-côtes grecs, le ventre noué au vu des exactions des jours précédents. On nous répond que ce bateau est en Turquie. S’ensuit une nouvelle histoire kafkaïenne de frontières maritimes, Grecs et Turcs se renvoyant la balle. Les 38 passagers seront finalement secourus par les Turcs.

09 h 39. Le téléphone sonne à nouveau. Deux bateaux en route pour Kastellórizo : les gardes-côtes grecs ont tiré sur le premier. Une personne à bord, peut-être deux, ont été blessées et saignent. Les informations ne sont pas claires, elles viennent du second bateau, qui a assisté à la scène avant de faire demi-tour. On appelle la centrale des gardes-côtes à Athènes, au courant de rien. Ils nient tout acte de violence de leurs collègues, disent qu’ils ne sont informés d’aucun bateau dans la zone. Nous avons du mal à garder notre calme.

11 h 00. La permanence se termine. Malgré une confiance absolue dans les camarades qui prennent la relève, il est difficile de lâcher. Plus tard, nous apprendrons que les gardes-côtes grecs ont refusé l’accès au port aux personnes blessées, et que le contact a été perdu avec l’embarcation. Vers 23 h, après des heures d’angoisse, l’équipe de nuit arrivera finalement à la joindre de nouveau. Les passagers sont revenus sur la rive turque. Deux hommes sont blessés aux jambes et à l’épaule.

Des militantes d’Alarm Phone

1 « Escalating Violence in the Aegean Sea - Attacks and human rights abuses by European Coastguards », communiqué d’Alarm Phone (04/03/2020).

2 Aegean Regional Analysis, rapport d’Alarm Phone (03/02/2020).

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