Universités en lutte

Du fric pour la recherche publique

Le 5 mars, les universités vivaient une journée de mobilisation nationale. L’idée ? Intensifier la lutte contre la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Mais une semaine plus tard, coronavirus : la fermeture des facs met forcément un coup d’arrêt au mouvement. Pour autant, le monde universitaire ne baisse pas la garde, car les bouffées néolibérales du gouvernement risquent bien de survivre à la crise sanitaire. Point de situation, avec le Covid-19 comme agent révélateur.
Par Etienne Savoye

« La majorité des projets qu’on avait sur ce virus étaient en stand-by, en partie à cause de problèmes de financement. » Ce 5 mars, jour de mobilisation générale pour la recherche publique, l’homme qui s’exprime sur France Info est directeur de recherche au CNRS. Membre d’un laboratoire qui étudie notamment les coronavirus, Étienne Decroly précise : « Nous avions été obligés de shifter une partie des projets de recherches vers des projets qui étaient financés. »

Cette déclaration glaçante met en lumière une réalité subie depuis de nombreuses années par les personnels universitaires. La recherche scientifique est de plus en plus dépendante de financeurs (privés ou publics) qui imposent les sujets et les modalités de recherche, tout en réclamant des résultats rapides et quantifiables. Et le tâtonnement scientifique alors ? L’expérimentation ? Les échecs et les impasses nécessaires aux découvertes qui leur succèdent ? Plus le temps, ni l’argent !

Autant de dysfonctionnements majeurs que la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) ne fera qu’accentuer.

Soigner le mal par le mal

Personnels mobilisés et gouvernants sont d’accord sur un point : l’Université va mal. Mais l’identification des causes et les remèdes préconisés sont aux antipodes... Côté gouvernemental, la thérapie choisie est donc un projet de loi, dont la mise en application est prévue pour l’an prochain.

L’histoire de cette LPPR débute le 1er février 2019, quand le Premier ministre, Édouard Philippe, annonce la constitution de trois commissions censées se pencher sur l’état de la recherche française. Formés de parlementaires, de scientifiques, de cadres des institutions de recherche et d’ » acteurs industriels », ces groupes de travail rendent leurs rapports fin 2019.

Conclusion ? L’heure est grave : la France connaît un « décrochage rapide depuis quinze ans [...] en tant que puissance industrielle et économique de premier plan », écrit ainsi la commission chargée de plancher sur les questions de financement. De manière générale, les différents rapports soulignent bien la précarité d’une grande partie du personnel des universités : rémunération faible1, instabilité des postes et statuts. Mais ils s’inquiètent surtout de la place de la France dans la grande compétition économique et scientifique mondiale : chute au classement des publications, des innovations, peu de prix Nobel et pas assez de leaders privés dans les secteurs dits innovants (le champ des nouvelles technologies, peuplé de « licornes »2 disruptives).

Voilà pour les constats. Quid des solutions ? Édouard Philippe a beau afficher le noble objectif de « redonner à la recherche de la visibilité, de la liberté et des moyens », on se dirige en vérité vers une dérégulation massive de ce service public.

L’idée générale est de soumettre encore davantage la recherche à des exigences économiques et d’innovation de court terme. D’où l’évaluation drastique du travail des scientifiques ; d’où les financements de projets par appels d’offres ponctuels : ce sont les financeurs (État, laboratoires, Régions, entreprises...) qui décident de l’orientation des recherches en proposant des financements sur les sujets qu’ils définissent comme prioritaires. Ce qui éclipse le caractère profondément aléatoire et créatif de la recherche, qui ne peut se planifier ou se prévoir en termes de productivité et d’efficacité.

Ce sont ces logiques budgétaires qui expliquent les difficultés rencontrées par l’équipe d’Étienne Decroly, incapable de trouver des financements pour étudier les coronavirus, considérés comme secondaires avant la crise.

Précarité un jour…

Le personnel enseignant, lui, ne se voit proposer qu’une généralisation de la précarité et de l’incertitude. Pour compenser les salaires bas ? Explosion des primes ! Mais primes à la performance et à la publication, donc non régulières et inégales. Face à la multiplication des contrats précaires et la difficulté d’accéder au statut de professeur titulaire ? Introduction des CDI de projet ! D’une durée d’une à six années, ils sont censés faire la liaison entre le doctorat et un statut d’enseignant-chercheur. En réalité, avec la multiplication des contrats de ce type, les jeunes chercheurs seront trimballés de contrats courts en missions ponctuelles, avec la pression constante de devoir produire des résultats dans une temporalité brève.

Pour nombre de chercheurs, la course aux fonds est, et restera, le seul horizon. Or, le temps passé à monter des dossiers de financement empiète sur des activités de recherche déjà rognées par les tâches administratives et les activités pédagogiques.

Élise3, attachée temporaire d’enseignement et de recherche4 mobilisée à Aix-Marseille Université, nous résume le problème : « On donnera les moyens aux “bons” chercheurs de faire de la recherche et les autres devront faire de l’enseignement. C’est une hiérarchisation scandaleuse, comme si l’enseignement était une punition. Alors que c’est extrêmement important de lier les deux car c’est comme ça qu’on a créé l’université, en en faisant un endroit de diffusion de la recherche. »

En novembre 2019, le président du CNRS, Antoine Petit, a eu le mérite d’annoncer clairement la couleur : dans une tribune publiée par Les Échos, il appelait de ses vœux « une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale ».

Ambiance sélection naturelle et jungle impitoyable pour le monde universitaire, avec des établissements d’excellence qui bénéficieront du gros des moyens et pourront proposer des contrats alléchants aux chercheurs les plus en vue, tandis que ceux de seconde zone devront supprimer des formations faute de moyens ou d’enseignants.

Comment résister ?

Face à tout cela, comment se mobiliser dans un monde universitaire plus habitué aux séminaires feutrés qu’à la grève générale ? Et surtout, comment faire pression sur des institutions qui embauchent pour quelques mois seulement, payent au lance-pierre et entretiennent une grande concurrence au sein de leur personnel ?

Dès décembre 2019, des tribunes de mécontentement ont été publiées. Des revues scientifiques ont stoppé leurs publications. Puis certains personnels (souvent les plus précaires) se sont mis en grève. Le début de l’année 2020 a été rythmé par diverses actions : assemblées générales, travail d’information, rétention des notes, cours et conférences libres, démission des fonctions administratives. Le 5 mars, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté contre la LPPR, tandis que des dizaines d’établissements étaient occupés par des actions diverses.

Nous ne pouvons qu’imaginer ce qu’aurait donné la suite de ce mouvement sans la fermeture des facs. Mais pour Élise, la situation actuelle pose d’autres questions inquiétantes : « Avec cette fermeture, ce qui est pernicieux ce sont les cours à distance. L’enjeu derrière, c’est le e-learning et le développement de tout ce bullshit d’université nouvelle génération où on dévalorise la relation entre l’enseignant et l’étudiant en disant que demain on pourra obtenir un diplôme en regardant une chaîne YouTube. Il faut faire attention à ne pas donner l’illusion qu’il y a une réelle continuité pédagogique. L’enseignement à distance fige les inégalités sociales, entre ceux qui ont un ordinateur ou pas, qui ont une bonne connexion ou non... »

Plus efficace qu’une pandémie, cette nouvelle étape dans la minutieuse entreprise de démantèlement du service public menée par les gouvernements successifs aura-t-elle la peau de l’Université publique ?

Antoine Souquet

1 Selon les calculs de la Confédération des jeunes chercheurs, les vacataires sont payés en dessous du Smic horaire, en équivalence de travail effectif.

2 Les plus grosses start-up du monde, valorisées chacune à plus d’un milliard de dollars.

3 Prénom modifié.

4 Le statut d’ATER est une forme de contrat court à destination des doctorants en fin de thèse et des docteurs fraîchement diplômés.

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1 commentaire
  • 19 avril 2020, 18:04, par Flip

    Antoine Petit devrait relire Darwin.

    Si ce descendant célèbre du singe était empreint des idées nauséabondes de son temps sur la hiérarchisation des races et des classes, son petit opus, relatant sa fameuse théorie de l’évolution, ne parle pas de sélection naturelle comme d’une loi de la jungle où survit le plus fort mais d’une coévolution amenant des espèces à s’adapter les unes aux autres et écartant les espèces inadaptées. Du reste, le modèle coopératif est aussi bien mentionné que le modèle compétitif.

    Et aujourd’hui, on sait que ce sont les écosystèmes où il y a le plus de coopérations entre le plus d’espèces qui sont les plus riches en biodiversité.

    Quant à la fameuse loi de la jungle, le tigre a beau être le roi de la jungle asiatique, il apprend son rôle de dominant de la jungle seulement en jouant... Les énarques, hauts fonctionnaires, dirigeants de tout poil et les intellectuels (universitaires ou pas) feraient sans doute bien de s’inspirer de la nature pour sortir des ornières de leur pensée (et revoir leur méthode pédagogique s’ils enseignent).

    Hélas, je doute que Antoine Petit lise un jour ce commentaire (et du reste, je m’en fous). Dommage pour lui, car les cons sont moins adaptables au monde d’après (celui où les repaires auront disparus) que les inadaptés d’aujourd’hui qui refusent déjà les ornières.

    Allez, encore un bon con finement épinglé par votre chien rouge... Continuez et merci d’avoir trancher dans vos scrupules pour nous livrer un journal ce mois-ci (au moins une occupation saine pour les jours à venir)

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