Je vous écris de l’Ehpad - épisode 3

« Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »

Troisième épisode de la chronique de Denis L., qui nous livre chaque mois un récit sensible de son quotidien d’auxiliaire de vie dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) public.

Mme Mérieux est décédée1. C’était attendu, mais c’est un rude coup pour Mme Lopez qui perd à la fois sa chère amie et la possibilité de papoter en espagnol, ce qui adoucissait son exil. Elle erre à présent seule dans le couloir, avec son éternel gilet bleu et son plaid en polaire mauve sous le bras. Une semaine après le décès, elle surprend Carine, une auxiliaire de vie, mettre dans un carton les produits de toilette que la famille a laissés après avoir vidé la chambre et le déposer à l’office, pour que les filles qui le veulent se servent. C’est plus que Mme Lopez ne peut supporter : à partir de ce moment-là, elle lui voue une haine farouche et ne manque pas une occasion de me rapporter, dans son « frespagnol » difficile à saisir, tous les méfaits réels ou supposés de « Carina-la-mierda ». Les larmes ne sont jamais bien loin. « Comparto tu pena2 », lui dis-je en lui prenant les mains. Elle soupire et, pour une fois, ne m’envoie pas balader.

Carine est une des plus anciennes auxiliaires : douze ans de maison. C’est une véritable machine ; elle est capable d’enchaîner vingt chambres dans la matinée, en plus des services du petit-déjeuner et du midi. « Comment tu fais ? » je lui demande, admiratif, moi qui suis plutôt fier d’arriver à en faire douze à présent. « Je carbure au Lévothyrox3  ! » m’explique-t-elle.

Mis à part Carine, toutes les filles ou presque sont épuisées, qu’elles soient AS ou ASH4. « Oh my God !, lâche Aurélie en s’affalant sur une chaise, à l’office. Hier quand je suis rentrée chez moi, j’ai même pas pu m’allonger tellement j’avais mal au dos ! » Elle n’a pas 20 ans. Rémi, le seul mec aide-soignant de la maison en dehors des stagiaires de passage, en a 27 et ne souhaite à personne de faire son boulot. Qu’il fait consciencieusement néanmoins. Sarah fulmine, sa fiche de paie à la main : 1 400 et quelques, après retenue à la source. Pourtant, elle a vingt-cinq ans de soins derrière elle et de sacrées responsabilités : de quoi avoir les nerfs. Une autre dit qu’elle ne veut plus de doublure : « J’en ai formé cinq cet été, elles se sont toutes barrées ! » Le cycle « usure – absentéisme - sous-effectif - usure » est difficile à enrayer.

Pendant la pause sur la terrasse, on se félicite d’un jour de repos à venir, on maudit le planning et celle qui l’a conçu, on médit de l’équipe de la veille qui a laissé des merdes derrière elle. On cause permis de conduire, démarches pour la nationalité, modèles de perruques, études de marketing ou de médecine, bonnes adresses pour les ongles ou les cils, prix des billets pour rentrer au bled. Et des résident·es bien sûr.

Un matin à 8 h, c’est la fiesta chez Mme Bordes : « Nique ta mère sur la Canebière / Nique tes morts sur le Vieux-Port ! », braille la télé. « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? », je crie. « Non, ça me met une tête comme ça ! Regarde voir si tu trouves la télécommande sous le lit. »

Mme Bordes a 63 ans, elle est obèse et a la jambe droite complètement rongée par un staphylocoque doré. Elle semble irrémédiablement échouée sur son lit, dont on ne peut la sortir qu’à l’aide du treuil et de deux voire trois personnes. Elle ne quitte sa chambre que pour le repas du midi, quand les forces en présence sont suffisantes pour la lever. Pour cette occasion, elle ne manque pas de se maquiller, ce qui occupe une bonne partie de sa matinée. Elle garde le moral, adore plaisanter mais sait également pousser la voix quand on tarde trop à répondre à ses appels.

Sur l’étagère de Mme Simonetti, de trente ans son aînée, je découvre en passant la lavette une belle collection de romans d’amour. Elle peine à les lire : les yeux, la tremblote ; mais heureusement l’amour se chante aussi. Une fois installée dans son fauteuil devant la porte de sa chambre, si on ne l’a pas contrariée pendant la toilette, elle aime à chanter Dalida, Tino Rossi ou Petula Clark, d’une voix forte et encore bien assurée. « Il m’a dit “c’était pas si mal” avec la candeur infernale de sa jeuneeeesse !5 », clame-t-elle dans le couloir. Un bravo et des applaudissements retentissent ; Mme Simonetti remercie modestement, ravie de son petit succès.

Pour M. Nadal, les occasions de se distraire sont rares. Il n’a plus l’usage de la parole mais il comprend certaines choses, on le devine à son regard. Il bat la cadence des deux jambes ou de la main pour passer le temps en attendant qu’on le nourrisse, qu’on le change ou qu’on le déplace. Il a de grosses paluches d’ouvrier, il aime serrer fort la main, le poignet, le bras, tout en fixant son « interlocuteur » bien dans les yeux. C’est assez impressionnant au début, on se demande si la grosse main ne va pas finir par vous saisir à la gorge. Mais M. Nadal est un homme affectueux : alors que je lui fais manger sa Blédine à la petite cuillère, un matin, il me caresse le bras du bout des doigts, du coude jusqu’à la main. Il fait partie des chouchous : Carine caresse son crâne chauve et lui fait un gros câlin ; une autre collègue lui tend sa main, qu’il porte avec lenteur à sa bouche pour y poser un bisou humide. Ça la fait rire.

Denis L.

1 Voir le deuxième épisode de cette chronique, « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles ! », CQFD n° 193 (novembre 2020).

2 « Je partage ta peine. »

3 Hormone de synthèse utilisée pour traiter l’hypothyroïdie.

4 « Aide-soignante » et « agente des services hospitaliers » (auxiliaire de vie).

5 Dalida, « Il venait d’avoir 18 ans ».

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