Au marché de la débine

À Gèze, chacun cherche son pain

On y vend des fringues à un euro la pièce, des multiprises et des boules de pétanque sauvées des poubelles. Dans le nord de Marseille, un grand marché à la sauvette réunit chineurs et chiffonniers autour d’un objectif commun : s’en sortir au mieux.
Illustration de Gwen Tomahawk

Sur le parvis de la station de métro, un réparateur de vélos a installé son atelier informel. En plein vent, il opère les entrailles d’une trottinette électrique. Sur les trottoirs adjacents, des dizaines de vendeurs à la sauvette ont déplié leurs étals sur des bâches posées à même le sol. Une dame propose des sachets de cotons-tiges, une autre des boîtes de conserve. Par là des jeux pour enfants, par ici des outils rouillés. « Allez Madame, ne vous privez pas, c’est un euro ! » lance une fripière à une chalande. Quelques mètres plus loin, un vieil homme vend une machine à coudre rose, antédiluvienne. Dessus, une étiquette a survécu aux affres du temps. On y lit un numéro de téléphone à six chiffres et ce message : « Vous avez des soucis pour mettre en marche votre machine ? Nos spécialistes Les 3 Suisses à Roubaix sont là pour vous aider. »

De l’autre côté du rond-point, la cheminée de brique rouge, vestige d’une ère industrielle déchue, pourrait prêter à confusion. Mais non : ce mardi de septembre 2022, on est bien loin de l’ancienne capitale du textile et du nord de la France. Ici, c’est Marseille. Mais le verso de la carte postale. Le 15e arrondissement, la station Gèze, le terminus du métro. Au-delà, ce sont les quartiers Nord et il n’y a plus que des bus.

Sur le boulevard du Capitaine-Gèze, à 300 mètres vers l’est, trône la Plateforme du bâtiment. Devant ce grand magasin de matériaux de construction, quelques jeunes hommes attendent, sans doute depuis des heures. Ce sont des travailleurs journaliers qui guettent l’embauche. Tout à l’heure, un patron passera. Il les embarquera – ou pas – dans sa camionnette, pour quelques heures de travail non déclaré sur un chantier ici ou là.

À Gèze, chacun cherche son pain.

« Les chaussettes, c’est 50 centimes »

Pour gagner le sien, Soraya, 54 ans, cheveux blancs et petites lunettes, est arrivée dès 6 heures du matin. Deux ans déjà que cette ancienne aide-soignante vend des vêtements glanés dans les poubelles. Si elle a dû quitter son emploi originel, c’est à cause, dit-elle, de « complications de santé ». Alors, chaque matin sauf le lundi, elle est là. « On m’appelle “Madame un Euro”, rigole-t-elle. Parce que je vends tout à 1 euro. Sauf les doudounes, elles sont à 5 euros. »

« Je vends tout à 1 euro. Sauf les doudounes, elles sont à 5 euros »

À force de rester assise en plein vent, Soraya a « attrapé de l’arthrose ». Mais il faut bien « se faire quelques sous ». L’inflation ? « Bien sûr, tout le monde en parle ici. La vie est devenue difficile. L’électricité a augmenté, le gasoil a augmenté. Il n’y a que moi qui n’ai pas augmenté, je suis restée à 1 euro ! » Elle rit. Casquette rasta sur la tête, un jeune homme se décide pour un jogging, puis jauge la taille d’un short. « Il te va sur mesure ! » s’amuse Soraya. Puis c’est une dame qui s’approche. « C’est 1 euro, indique la vendeuse. Les chaussettes, c’est 50 centimes. Si vous en prenez beaucoup, je vous arrange. »

Un bref instant de silence, puis Soraya reprend : « Ce marché, c’est intéressant pour tout le monde. Moi, je viens pour boucler mes fins de mois. D’autres n’ont pas de papiers, ce qu’ils gagnent ici, ça leur permet de se payer un sandwich. Et puis il y a les gens qui achètent : ils ne peuvent pas aller dans les magasins. Un T-shirt qu’on trouve chez moi à 1 euro, c’est 10 euros au magasin. Ici, on voit la misère, on la ressent. Ça donne à réfléchir. » Sur le marché informel de Gèze, presque tout le monde est issu, plus ou moins récemment, de l’immigration – essentiellement maghrébine, subsaharienne et d’Europe de l’Est.

« Tout a augmenté »

Un peu plus loin, en direction du marché aux puces officiel, Abdelkrim, 54 ans également, a étalé ses marchandises. Pêle-mêle : une couscoussière, un sabot de décoration estampillé « Auvergne », une multiprise trois emplacements, un fer à friser, un pèse-personne, un presse-purée, trois boules de pétanque et quelques paires de chaussures. Ici aussi, presque tout part à un euro. Seule pièce de « luxe » : une disqueuse à la batterie manquante, dont le vendeur espère tirer 15 euros.

Abdelkrim a trois enfants. Sa femme perçoit l’AAH (allocation aux adultes handicapés), mais ça ne suffit pas. « Tout a augmenté, déplore-t-il, même au Lidl là-bas... » Alors le soir, Abdelkrim quitte sa cité HLM pour fouiller les poubelles de l’Estaque, ancien quartier de pêcheurs en voie d’embourgeoisement. Cinq ans qu’il vient ensuite vendre ses trouvailles ici, à Gèze. Les bonnes journées, il peut empocher jusqu’à « 100 euros ». En temps normal, cela varie « entre 15 et 30 euros ».

À quelques pas de là, Ahmed, 79 ans, est encore loin de ces sommes. « Depuis ce matin, dit-il, je n’ai pas fait 5 euros. J’ai vendu quelques paires de chaussettes, un rouleau de scotch et un sachet ­d’anticafards. Il y a beaucoup de cafards à Marseille, dans ma chambre j’ai eu des punaises de lit aussi, je n’en dormais plus de la nuit. » Ahmed est retraité. Il vient ici de temps en temps, afin de rester actif et de passer le temps, mais aussi pour compléter ses revenus. Il faut dire que « tout a augmenté. La bouteille d’huile, avant, on l’achetait à 92 centimes, maintenant elle est à trois euros soixante ! Alors tu es obligé de tourner à droite à gauche pour gagner ta vie. »

« Il y a des gens qui vivent de ça »

Ahmed part aux toilettes. C’est Mohand, un client, un habitué du marché, qui lui garde son stand. Il a 53 ans, quatre enfants et une jolie casquette blanche. Ce matin, il s’est acheté un K-way pour l’hiver, à 3 euros. « C’est une bonne occasion. Au magasin, ça m’aurait coûté 30 euros », précise Mohand, qui explique que « maintenant, quand on n’a que le RSA, c’est dur de payer les charges ». Il poursuit : « La tomate, les fruits, les légumes, les boissons, tout a augmenté. Même la semoule, le lait. Des trucs de base. Il faut serrer la vis. Avant, tu achetais de la viande trois fois par semaine, maintenant c’est une fois. Il faut se focaliser sur le nécessaire. »

« Avant, tu achetais de la viande trois fois par semaine, maintenant c’est une fois »

Il est presque 13 heures et « Madame un Euro » n’a toujours pas remballé ses fripes. D’habitude, elle s’en va vers midi, mais ce mardi, la recette est bien maigre – à peine 20 euros. Alors Soraya reste encore un peu. C’est d’autant plus nécessaire que ce matin, elle a embauché un jeune homme pour l’aider à tenir son étal : « Il va falloir que je lui donne quelque chose. Il faut que tout le monde mange le pain, que le soleil brille pour tout le monde. »

À Gèze, c’est le week-end que l’affluence est la plus forte. Mais dimanche dernier, la journée a été gâchée par la police, venue de bon matin avec la benne à ordures pour expulser tous les vendeurs. « C’est malheureux, parce qu’il y a des gens qui vivent de ça. Bien sûr, c’est de la vente à la sauvette, normalement c’est interdit, concède Soraya. Mais je ne vends que de la fripe, ça ne fait pas de mal. Et ça rend service à tout le monde. »

Clair Rivière
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Cet article a été publié dans

CQFD n°213 (octobre 2022)

Dans ce numéro, un dossier sur l’inflation : « Les poches vides & la rage au ventre ». Mais aussi un appel à soutien, l’audacieuse tentative de la Quadrature du Net qui cherche à faire interdire la vidéosurveillance partout en France, un reportage dans une bourgade portugaise en lutte pour préserver des terres collectives face à une mine de lithium, une analyse sur l’Italie postfasciste...

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