Putain de chronique #11

Le hentai, ou l’art de la démesure

Yzé Voluptée est travailleuse du sexe. Escort, réalisatrice et performeuse porno-féministe, elle chronique dans ces colonnes son quotidien, ses réflexions et ses coups de gueule. La réalité d’Yzé n’est pas celle des personnes exploitées par les réseaux de traite ou contraintes par d’autres à se prostituer. Son activité est pour elle autant un moyen de subsistance qu’un choix politique.
Illustration de Nijelle Botainne

Bon sang, que la sexualité des humains m’ennuie. Je ferme les fenêtres les unes après les autres : le porno maintream me désole. Ces derniers temps, la seule chose qui me ravit, c’est le hentai 1. Ces mangas à caractère pornographique, dessinés ou animés (on trouve même de plus en plus de jeux vidéo) ouvrent enfin un terrain de jeu à la mesure de ma démesure. Une terre foisonnante où les lapines-garous chevauchent des elfes aux phallus d’éléphant, où des hommes-tigres sodomi­sent des divinités guerrières, où d’étranges tentacules se faufilent jusqu’aux orifices les plus incongrus. Je peux être mâle et femelle, baiser et être baisé 2, planter ma mâchoire de félin dans des chairs délicates et devenir l’esclave d’une armée démoniaque. L’imagination pour seule limite.

Le hentai offre un éventail incomparable en matière de transgressions et, comme toute production pornographique, il est un objet culturel fort instructif. Il raconte le puissant besoin d’espaces sans éthique ni morale pour assujettir nos fantasmes, et où seul compte le plaisir. De toutes les catégories, j’ai une affection particulière pour le yaoi, ou porno gay. C’est drôle, parce que la plupart des dessinateurs de yaoi sont des dessinatrices, pour un public également largement féminin. Il faut croire que je ne suis pas la seule à me projeter dans un corps masculin.

Le hentai a peu de règles, mais celle-ci est d’airain : nul·le ne résiste aux plaisirs de la chair. Les garçons pas plus que les filles, et la psyché emprunte des chemins tortueux pour s’absoudre par avance de toute responsabilité. Pour accéder enfin à leur homo ou bisexualité refoulée, les bons et valeureux garçons sont trompés, pris au piège, capturés voire séquestrés, réduits à l’état d’objets, privés de leur puissance, écrasés dans leur virilité. À grand renfort de tortures et de sévices, des plus doux aux plus abjectes, c’est la masculinité tout entière qu’on remodèle pour qu’elle accepte enfin de renoncer au monopole de la domination. Faut-il donc qu’on la violente de la sorte pour que du sang et des larmes renaissent, tels des phénix, des hommes nouveaux libérés de leurs préjugés ?

Nombre de mes clients se définissent comme hétéros. Ma féminité et ma douceur les rassurent, ils ne sont pas pédés. Mais une fois attaché, les yeux bandés, le contrat est caduc : Monsieur devient une petite pute. Dans ce monde qui déteste les femmes tout autant que les gays, la plupart emprunteront le féminin pour s’autoriser enfin à être pénétrés. Le corps à l’ouvrage et la tête dans les nuages, je m’interroge sans fin : que serait le BDSM 3 dans un monde où il n’y aurait plus rien à transgresser ? Sans haine de soi, plus de perversité.

Mais le travail reste le travail. Ce genre de parenthèse ne nourrit guère mon âme, baiser des hétéros qui s’offrent le temps d’une ou deux heures un exotique pas de côté ne me fait pas vibrer. Ils sont trop peu nombreux, ceux qui viennent me trouver sans honte dans les yeux. Ne vous méprenez pas : je sais ce que peut représenter une rencontre comme celle-là. Mais on est loin, très loin, de mes fantasmes à moi.

Il existe un terme dans le hentai pour désigner ces visages déformés par le plaisir : ahegao. Ce pourrait être risible tant le trait est poussé : des larmes plein les yeux, une langue pendante, les joues roses d’émotion. Mais ça m’émeut plutôt. Enfin je me retrouve, enfin on parle de moi. Quand tous mes verrous sautent et que mon cœur s’emballe, quand je n’ai plus d’humain que le nom que je porte, quand mes cris semblent jaillir de la gorge d’une bête, je suis cette salope sans retenue ni pudeur, je suis ce monde de trous qui hurlent qu’on les comble, je suis ces êtres hybrides chimères aux queues de fauves, je suis vivant, vivante, et tellement plus que tout ce à quoi on m’avait destiné.

Voilà ce que je veux, voilà ce que j’attends. Non, Messieurs, vous fesser l’arrière-train en jouant, comme vous dites, « la domina phallique » ne m’allume pas grand-chose. Je sais dans mes entrailles de quoi nous sommes tissés. J’attends de rencontrer de vrais aventuriers. Que cesse une fois pour toutes ce sexe de conventions, où l’on connaît la fin, où l’on n’invente rien.

Travaillez vos désirs : ils vous emmèneront loin.

Yzé Voluptée

Précédentes « Putain de chroniques » :
#1 : « Je ne suis pas la pute que vous croyez »
#2 : « Sale pute ! »
#3 : « Hommage à nos clandestinités »
#4 : Thérapute
#5 : Pornoscopie
#6 : Si même les féministes
#7 : Aimer une putain
#8 : Not all men
#9 : Entre mes lignes
#10 : Retourner au charbon


1 Abréviation de « hentai seiyoku », ou « perversion sexuelle », en japonais.

2 J’ai un vagin et des seins. Ça ne fait pas de moi une « fille ».

3 Pour « bondage, discipline, domination, soumission, sado-masochisme ».

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CQFD n°213 (octobre 2022)

Dans ce numéro, un dossier sur l’inflation : « Les poches vides & la rage au ventre ». Mais aussi un appel à soutien, l’audacieuse tentative de la Quadrature du Net qui cherche à faire interdire la vidéosurveillance partout en France, un reportage dans une bourgade portugaise en lutte pour préserver des terres collectives face à une mine de lithium, une analyse sur l’Italie postfasciste...

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