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« On est tous l’homme lent de quelqu’un »

Laurent Vidal est historien, spécialiste du Brésil. Il travaille sur les échanges culturels en Atlantique. Dans Les hommes lents, il retrace la généalogie d’une « discrimination par le rythme ». Il raconte aussi les capacités de résistance et les ruses de ceux qui ne suivent pas la cadence. Entretien.

Pourquoi vous être lancé dans la rédaction de cet essai ?

« C’est la lecture d’un court texte du géographe Milton Santos, dans lequel il écrit que “le monde appartient aux lents”. Cette phrase m’a littéralement hameçonné. Santos fait notamment un constat : dans les métropoles du monde contemporain, où l’on associe l’efficacité à la rapidité, les “lents” n’ont pas leur place. Puis il ajoute à cet état de fait une dimension paradoxale : exploités par cet univers de la rapidité, ces “lents” arriveraient à en maîtriser les techniques et à tirer une force de leur position. Ce texte a tourné dans ma tête pendant des années. Je me demandais : “Qui sont ces lents ?” Et en tant qu’historien, j’ai pensé qu’on devait pouvoir construire une généalogie. » 

Comment vous y êtes-vous pris ?

« Ma généalogie devait être en lien avec la naissance de la modernité. Deux choses ont enclenché mes réflexions. J’ai d’abord pensé aux péchés capitaux, qui ont constitué une question très importante en Europe à partir du XIIIe siècle. Ceux-ci ont permis de discipliner les populations afin qu’elles n’échappent pas au contrôle de l’Église. Et parmi eux, il y a celui de la paresse. Je me suis ensuite rappelé des écrits des Européens découvrant le “Nouveau Monde” durant les XVIe et XVIIe siècles. Ils y décrivent une humanité qu’ils nomment “Indiens” et qualifient aussitôt de “paresseux”.

Pour les théologiens, se désintéresser du travail, c’est se désintéresser du temps, qui est une offrande divine. Les gens ne respectant pas ce cadre sont mis de côté, comme vont l’être les populations indiennes réduites en esclavage. Dans le “Nouveau Monde”, pour la première fois, on utilise un critère rythmique comme un critère de discrimination sociale, appliqué à grande échelle. C’est à partir de cette traversée de l’Atlantique que j’ai commencé à construire une généalogie. Avec aussi en tête qu’au même moment surgit un nouveau modèle économique : le capitalisme marchand. Mis en place fin XIIIe, début XIVe, il fait aussi de la rapidité un élément central pour le gain économique (promptitudo, en latin). » 

Votre livre rend compte de l’accélération qui a eu lieu au cours de la période moderne, notamment avec l’industrialisation.

« Harmut Rosa1 a beaucoup travaillé sur cette question et il relie l’accélération à l’ère industrielle. Je considère pour ma part qu’il y a eu une préparation de type anthropologique à ce changement de modèle. Une phase construite sur le long terme. Elle débute à la fin du Moyen Âge avec les débats sur les péchés capitaux et la découverte du “Nouveau Monde” et court jusqu’au XVIIIe siècle. On va voir ainsi se développer en Europe au XVIIe siècle la figure de l’homme lent et inadapté, comme Don Quichotte. Celui-ci lutte contre les moulins à vent, technologie nouvelle qui permet de moudre le grain sans avoir à le faire à la main. Il est transporté par un char à bœufs, bien moins rapide qu’un chevalier sur son destrier. La transition entre rapidité et lenteur semble très présente dans l’esprit de Cervantès quand il écrit cette œuvre.

C’est aussi dans cette période préindustrielle que les villes grandissent et que l’Europe met au pas les sociétés urbaines. En Angleterre, on pointe alors du doigt les slowmen of London, qui arrivent des campagnes et ne sont pas très vifs. Ils se font avoir, on se moque d’eux. Tout un lexique se forme progressivement autour de cette discrimination. On va animaliser le lent, le rapprocher de l’escargot, par exemple. On l’exclut ainsi de l’humanité moderne qui, elle, doit se jouer sur un rythme rapide. »

Avec la période industrielle, la violence monte d’un cran. Vous parlez de « guerre aux lents », évoquez la mise aux normes des corps sur la machine et terminez en rappelant que sous le régime nazi, le triangle noir était porté par les inadaptés, les asociaux, dont les chômeurs faisaient partie…

« Oui, il y a une bascule. Je cite Marx à plusieurs reprises parce qu’il a très bien décrit la disciplinarisation des corps. De symbolique, la violence devient physique. Si c’était déjà le cas avec l’esclavage, là ça s’importe en Europe. Les campagnes sont épargnées, mais cette violence se propage dans les grandes villes où apparaît un phénomène nouveau, décrit comme relevant d’une pathologie sociale : le chômage. Il devient le signe d’une inadaptation, pointée du doigt de plus en plus violemment.

La discrimination passe par les mots, mais aussi par les actes. Il y a un processus de fond : après l’esclavage de personnes dont on dénie l’humanité vient le temps de l’internement dans des camps. Est-ce forcer le trait ? Au cours de l’Histoire, divers groupes dominants, les colonisateurs européens, puis les grands patrons d’usine et les gouvernements ont décidé de mettre de côté des gens qui étaient, selon eux, inutiles, voire dangereux pour la société. Et ils se sont en partie appuyés sur leur prétendue lenteur et inadaptation au rythme du travail. » Au début de votre livre, vous dites que votre propos est condensé dans la scène de Charlot qui travaille à la chaîne dans

Les Temps modernes

« On a tous en tête le début de cette séquence où il a du mal à suivre le rythme, avant d’être avalé par la machine. Mais on connaît moins la suite : il est recraché et ce n’est plus le même homme. De l’intérieur, Charlot a compris comment fonctionnait cette mécanique et il va la déconstruire à sa manière. Par la danse par exemple, par ses cascades. Il s’émancipe à sa façon.

Milton Santos dit que “la force est du côté des lents” parce qu’ils pratiquent et connaissent les techniques du monde de la rapidité. Ils en sont à la fois les rouages et les victimes. C’est parce qu’ils ont pu, comme Charlot, faire l’expérience de cette mécanique, qu’ils vont la démonter pièce par pièce. Au niveau contemporain, les Gilets jaunes sont un cas intéressant. D’une manière totalement inattendue, ils inventent l’occupation des ronds-points. En les bloquant, ils créent des embouteillages, des ruptures de rythme. Ainsi, des gens considérés comme des “riens” inventent un mode d’action totalement nouveau. Et s’ils bloquent les flux, c’est parce qu’ils les connaissent. »

La deuxième partie de votre livre ouvre justement sur les capacités de résistance des hommes lents. « Ils arrivent à inventer d’une manière consciente ou inconsciente (tout n’est pas toujours conscient) des manières de résister. Il y a une résistance directe, dans le cadre du travail. Le sabotage ; la grève ; la fête du saint Lundi (on décale le jour chômé et on décrète que c’est le lundi qu’on ne travaille pas). Le syndicalisme s’est structuré autour de ces formes de résistance.

D’autres formes de contestation émergent en dehors des lieux de travail. Comme historien, j’ai toujours été fasciné par le fait que la plupart des styles qui vont révolutionner la musique contemporaine, le jazz, mais aussi la samba, le tango, la rumba… présentent des points communs. Ils apparaissent en même temps (fin XIXe, début XXe siècle) et dans des villes-ports, en Amérique, où il y a un contact entre des populations noires et des populations migrantes européennes. Ce sont les hommes lents des ports qui les inventent. Et ils ont pour point commun d’utiliser la syncope, une forme rythmique qui consiste à prolonger un temps faible vers un temps fort. Personnellement, j’y vois une sorte de métaphore anthropologique : les faibles viennent prendre possession de l’espace des forts. Ces formes de résistance ne sont pas frontales. On est plutôt dans des formes qui s’approchent de la ruse. Quand on ne peut pas affronter frontalement une difficulté, on la contourne… »

La question de l’attente est ici essentielle… C’est une posture très dure à tenir, ­emprisonnante même. La musique est une forme d’évasion.

« Dans nos sociétés contemporaines, les gouvernements mettent de plus en plus de gens dans cette position. Qu’ils soient en attente de travail parce qu’ils sont au chômage ou qu’ils attendent les bateaux comme les dockers. Il y a aussi toutes les personnes migrantes, bloquées dans des camps aux frontières ou ailleurs… Cette façon de mettre en attente des groupes humains entiers n’a rien d’anodin. Nos gouvernements ont une croyance aussi stupide que vaine : mettre une personne en attente forcée pendant une semaine, dix jours, ou un an n’aurait aucune incidence sur elle. Or cette personne en sortira transformée. Dans mon travail d’historien, je trouve des indices de ces transformations en observant les créations culturelles nées de ces situations. Les musiques dont je parle sont doublement nées de l’attente : si elles émergent dans des moments d’attente forcée, elles parlent aussi de l’attente d’un monde différent, d’un autre mode de vie. L’attente projette ces hommes vers un désir d’ailleurs. » Vous vous appuyez beaucoup sur la littérature, les poèmes, la peinture, la musique… « C’est parce que j’ai la conviction que l’art est l’un des témoins majeurs d’une époque que je n’ai pas souhaité m’arrêter seulement au corpus des sciences sociales. Je voulais montrer que des peintres, des poètes et des musiciens ont aussi pensé le monde de la vitesse. Si des artistes s’emparent d’une question, qu’elle n’est pas seulement débattue par des philosophes, c’est le signe qu’elle s’est diffusée largement, qu’elle a infusé toutes les sphères de la société. »

Vous déclarez vouloir « indéfinir » la catégorie « hommes lents »…

« En soi, cette catégorie n’existe pas. On est tous l’homme lent de quelqu’un. Dit autrement : les hommes lents n’existent que sous le regard d’un autre. On désigne des individus comme tels. Concernant les populations vivant de l’autre côté de l’Atlantique, ce sont les Européens qui viennent en conquérants et les désignent ainsi. Plus tard, lorsqu’ils vont coloniser l’Afrique, ils désigneront les colonisés sous le terme d’“indolents”. Les hommes lents forment un groupe très protéiforme, qui change en fonction des périodes. Tout cela reste très contemporain : on a quand même un président qui, dans une gare, lieu de vitesse absolu, stigmatise “des gens qui ne sont rien2” parce qu’ils n’ont pas de travail ou sont soi-disant inefficaces. C’est une catégorie qui passe son temps à évoluer. C’est pour ces raisons que je cherche à l’“indéfinir”. Entériner une telle partition de la population est une manière d’envisager le monde du point de vue des maîtres de ce monde, qu’ils soient théologiens, conquérants, entrepreneurs, ou gouvernants. »

Au milieu du livre, un chapitre désigné comme « impromptu », sépare la partie « guerre aux lents » de celle consacrée aux résistances. Vous y parlez de la part des anges et filez une métaphore autour de l’alcool. Pourquoi ?

« Mon travail pour ce livre n’est pas à foncièrement parler académique. Je me suis permis des libertés. Je ne voulais pas faire une transition qui passe par une synthèse traditionnelle. Je ne voulais pas non plus enfiler de gros sabots et lancer un “appel à la résistance”. Je suis proche de la méthode de la microhistoire, qui consiste à prendre un cas, tirer des ficelles et poser des questions. Au XVIIIe siècle, un curé de la région de Cognac, en ouvrant son tonneau, s’est rendu compte qu’une partie de son breuvage avait disparu. Il en a conclu que les anges étaient venus la prélever. La “part des anges3” c’est une métaphore de quelque chose qui a échappé à l’entendement, et qui pourtant s’est passé. Et c’est ça que je voulais raconter dans ce livre. Une discrimination des lents s’est mise en place, sans que nous nous en soyons rendu compte. »

C’est seulement à la fin du livre que vous abordez la question des femmes lentes. Pourquoi ?

« Dans mon travail, je parle des hommes au sens indéfini du terme : je raconte l’histoire d’une humanité lente. Par ailleurs, c’est dans le cadre du travail que cette désignation des hommes lents s’est mise en place. Je ne parle pas du travail domestique ou du travail de la terre. Et au tournant de la modernité, ce sont en grande majorité les hommes qui occupent cette place du travail dans les villes, les usines, etc. Aussi, je m’intéresse à des mouvements globaux. Et jusqu’au début du XXe siècle, les femmes sont très rarement évoquées dans des écrits. Les points de bascule seront les deux premières guerres mondiales. Le fait qu’on ait recours à la main-d’œuvre des femmes en 1917 pour contribuer à l’effort de guerre va avoir des effets dans le monde entier : il va y avoir une prise de conscience globale, avec l’apparition dans de nombreux pays de mouvements réclamant notamment le droit de vote. Le livre s’arrête à la période contemporaine, où surgit plus clairement cette question. Je me demande si aujourd’hui les hommes lents pourraient être des femmes ou inversement. Je laisse la place à d’autres spécialistes car c’est un terrain qui n’est plus tout à fait le mien, mais je suis convaincu qu’il faut aussi se poser la question sous le prisme du genre. »

Vous finissez votre livre par un chapitre où vous posez la question « Et aujourd’hui ?  »…

« Cette discrimination par le rythme s’impose plus que jamais. Même en étant critiques, nous sommes tous modelés anthropologiquement, intellectuellement ou culturellement, par le culte de la vitesse et de la rapidité. C’est typique des JO et de leur mantra : “Plus vite, plus haut, plus fort”. Avec pour obsession de battre un maximum de records du monde. Les Jeux olympiques tels qu’ils existaient en Grèce n’avaient aucun lien avec le chronomètre ! Et pourtant on va, dans l’immense majorité, se faire prendre au jeu, penser que c’est fascinant qu’un record soit battu. Ça nous a pénétrés par tous les pores. Personne n’y échappe. » 

Propos recueillis par Pauline Laplace
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