Le surgissement du « Ahou ahou ahou »

Gilets jaunes : bilan avant reprise ?

Avec La Révolte des Gilets jaunes, le collectif Ahou ahou ahou livre une analyse claire et résolument engagée d’une révolte surgie il y a moins de deux ans, si explosive et inattendue qu’elle a fait vaciller le pouvoir et remis en cause beaucoup de certitudes en matière de luttes sociales. De quoi s’armer pour la prochaine ?
Photo Serge D’Ignazio
« Est-ce que les Gilets jaunes vont réussir à changer la vie ? Une infirmière, songeuse : “En tout cas ils ont changé ma vie.” »

(Le Monde, décembre 2018)

À la lecture des premiers chapitres, cette étrange sensation : la distance. Comme si les faits exposés remontaient à une bonne décennie. Comme s’ils étaient inimaginables dans la France masquée de cette fin septembre 2020, résolument rembarquée dans les débats de fond de poubelle sur le voile et « l’ensauvagement » de la société.

Plus que la distance, même, l’in crédulité. Cela s’est-il vraiment passé  ? Y a-t-il bien eu quelques mois, après le 17 novembre 2018, où la France entière s’est embrasée, des villes aux ronds-points, des rues de Toulouse et de Paris aux bleds comme Pouzin, 2 800 habitants et des brouettes, secoués d’une fièvre émeutière ? Et « l’humiliation de la police » le 1er décembre, les Champs en flammes, la neutralisation de 75 % du parc de radars, la mise à sac de la gendarmerie du péage de Narbonne par des fiers-à-bras gueulant « C’est qui le patron  ? », les blocages monstres, les ronds-points partout insurgés, Macron revenant d’Argentine blafard pour apprendre que c’était moins une ? Tout ça semble relever du beau rêve, de la divine surprise fantasmée.

Et c’est là le premier mérite du bouquin récemment sorti par les éditions Niet, œuvre du bien nommé collectif Ahou ahou ahou1, La révolte des Gilets jaunes – histoire d’une lutte des classes : il remet en tête des épisodes à la portée politique essentielle, occultés depuis par une crise sanitaire qui semble avoir éteint les dernières braises de l’incendie en mode Canadair-Covid. Vivant, bien écrit, basé à la fois sur du vécu et de la documentation, entre chroniques de lutte et analyses en surplomb, l’ouvrage rappelle simplement ce qui a été, ce qui s’est construit et ce qui a durablement imprégné l’esprit de tant de gilets révoltés.

Vertiges de la meute

Les quatre loups du collectif, tous militants de longue date, tous impliqués dans le mouvement jaune, n’ont pas attendu qu’il s’évapore pour envisager d’en conter l’histoire. Dispersés géographiquement – l’un en région parisienne, l’autre dans une grande ville du Sud-Est, etc. –, ils ont vite compris qu’un boulever sement était en cours et qu’il fallait l’analyser. Pas simple :

« Bientôt, une sorte de vertige nous saisissait : quelle idée étrange en effet que de vouloir décrire un mouvement qui défiait la description, de vouloir analyser des pratiques, des actes, des formes politiques qui bien souvent s’y refusaient formellement, de vouloir même faire l’histoire d’événements qui se dérobaient à toute chronologie, qui sans cesse semblaient s’achever et sans cesse renaissaient de leurs cendres, quoique toujours avec une dynamique autre, une direction nouvelle, un sens différent. »

Il y a eu en effet bien des strates, des étapes, des retournements : du surgissement du 17 novembre, que beaucoup regardaient en se pinçant le nez, aux massifs débordements des 1er et 8 décembre, en passant par la « gueule de bois » de la répression et des cortèges toujours plus maigres. Mais le lent effilochement décrit ne doit pas faire oublier qu’il fut un temps où la masse des Gilets jaunes a secoué les certitudes militantes de ce côté de la barricade : « Bien vite il nous fallut admettre que ce mouvement semblait abattre (et, souvent, avait déjà abattu) bien des murs que nous aspirions à démolir en vain depuis longtemps. »

Des lignes brisées

Des villes aux ronds-points en passant par les piquets de blocage, il y a d’abord ce refus acharné de la verticalité, le rejet des récupérations et des porte-drapeaux : « Il apparaît très vite que le mouvement porte en lui une aspiration fondamentale à l’horizontalité. Le peuple qui est sorti sur les ronds-points s’oppose avec virulence au fait que quiconque l’encadre. » Exit les vautours, donc, et place à l’autogestion.

Il y a également la bienveillance globale envers les dégradations, les bris de vitre, le saccage des bagnoles de luxe et les velléités de confrontation avec les porteurs de matraque, ceci malgré les tentatives médiatiques d’opposer gentils pacifistes et méchants black blocks : « Ces pratiques sont bel et bien rejetées dès lors qu’elles sont isolées dans des discours généralisants, mais comprises et soutenues dans des contextes précis, où la violence du pouvoir se manifeste de manière trop criante. »

Autre leçon des séismes de décembre, notamment liée à l’entrée des collèges et lycées dans la danse, la possibilité d’une alliance entre des populations ayant rarement réussi à unir leurs intérêts d’exploités : « Il s’opère comme une jonction momentanée, inédite, terrifiante menace pour l’ordre des choses, entre les Gilets jaunes, typiquement (mais pas exclusivement) des prolétaires périurbains, et de jeunes sous-prolétaires des cités HLM. »

Et, toujours présente en ligne de fond, il y a cette évidence qui ne l’était pas tant que ça avant le mouvement jaune : la lutte des classes n’est pas morte, rôde encore, peut-être plus que jamais, ciment indépassable des explosions collectives populaires.

Traces et horizons

De page en page, les angles d’attaque se multiplient, entre exploration des impasses et volonté de s’en s’extraire. La violence inouïe de la répression et la massive diffusion de l’hostilité envers la gente policière qu’elle a provoquée (« tout un chacun intériorise désormais que l’acte même de manifester induit de s’opposer aux forces de l’ordre »). Le recours à des blocages durs et efficaces, suivi ensuite d’une forme de pacification de la pratique, notamment via les barrages filtrants. Ou bien le déplacement progressif de la conflictualité « des ronds-points aux centres-villes gentrifiés ».

Si la mèche semble avoir fait pschitt, les membres de la meute Ahou ahou ahou ne sombrent pas dans le pessi misme moribond. Ni ne proclament de vaines prophéties (rarement autoréalisatrices). Ils rappellent simplement cette évidence : un mouvement d’une telle ampleur ne disparaît pas sans laisser de traces dans les esprits et pratiques politiques des innombrables insurgés du quotidien qui y ont participé. Et si le présent navigue de toute évidence dans une moro sité politique des plus flippantes, les retours de flamme surgissent souvent quand on ne les attend pas, avec ou sans gilets : « En France, à l’automne 2018, un gauchiste plus ou moins farfelu qui aurait annoncé le “retour de la lutte des classes” et le surgissement prochain d’un mouvement social fort secouant l’état de bas en haut et généralisant pour des mois le désordre en ville comme à la campagne, aurait été l’objet des railleries générales. »

Émilien Bernard

1 Cri de guerre très répandu dans les cortèges Gilets jaunes, forme de question- réponse énergisante basée sur le cri du loup : « Gilets jaunes, quel est votre métier  ? – Ahou, ahou, ahou  ! »

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