Contre le chantier du Lyon-Turin

En Maurienne, la bataille des rails

La répression et un dispositif policier démesuré ont douché les espoirs d’une rencontre entre les Soulèvements de la Terre et le mouvement italien No Tav, tenus à distance des chantiers du Lyon-Turin les 17 et 18 juin derniers. Et pourtant, au creux des montagnes, les graines de l’union des luttes ont été plantées.

Samedi 17 juin, 11 heures, dans un champ grouillant d’activité, en vallée de la Maurienne (Savoie). Le chapiteau déborde. Partout, des visages souriants et d’autres masqués, des bleus de travail et des tenues colorées, des habitants des montagnes et des militants venus de plus loin. Tout ce petit monde – 3 000 d’après la préfecture, 5 000 selon les organisateurs – est réuni pour un week-end de lutte. Le camp trépigne de s’attaquer à un monstre : le méga-chantier de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin et ses dizaines de kilomètres de tunnels.

Imaginé dans les années 1980 pour renforcer la connexion entre les métropoles européennes et leur compétitivité, ce « tube » est percé dans les Alpes à grand renfort d’argent public (le coût total du projet est aujourd’hui estimé à 26 milliards d’euros, loin des 8,6 milliards initialement prévus). Une aberration et un carnage environnemental1 pour ces opposants qui y voient le symbole de ce monde dépassé où une poignée de dirigeants décide de l’avenir de tous.

Illustration d’Estelle Cruz
Rassemblement en zone militarisée

Sur le camp, interdit partout et finalement monté en catastrophe à l’entrée de la petite commune de La Chapelle, au fond de la vallée de la Maurienne, flotte ce doux mélange de joie, d’adrénaline et d’espoir d’une grande journée pour la lutte. « C’est l’imaginaire et la force amenée par les Soulèvements de la Terre. On est prêt à traverser le pays car on sent qu’il peut se passer quelque chose d’extraordinaire », confie Louis, venu de Paris. De l’autre côté des montagnes, les militants italiens du mouvement No Tav sont en route vers les versants français, et l’on rêve déjà à ce moment de rencontre, aux chants et aux cris de ralliement, avant de, peut-être, s’élancer vers les grilles d’un des nombreux chantiers déjà engagés dans la vallée. Beaucoup l’ignorent encore, mais les infrastructures et les foreuses de Telt (Tunnel Euralpin Lyon Turin), le consortium d’entreprises qui chapeaute le projet, sont loin, très loin d’ici, à plus de 20 kilomètres pour le plus proche.

« On est prêt à traverser le pays car on sent qu’il peut se passer quelque chose d’extraordinaire »

Les collectifs engagés dans l’organisation de ce week-end se sont heurtés à un mur de pressions et d’interdictions, et peinent à lister l’ensemble des plans mis en échec ces dernières semaines. Les pare-brise et rétroviseurs défoncés dans la nuit par des voisins témoignent d’un climat tendu qui a eu raison de la solidarité de plusieurs paysans. Le dispositif considérable, 2 000 policiers et gendarmes déployés, plusieurs hélicoptères et de nombreux arrêtés préfectoraux, a réduit à néant les espoirs d’atteindre les sites des travaux. Ces infos, essentielles, ne seront malheureusement partagées collectivement qu’en fin de journée. « On est en zone militarisée depuis une semaine. Il faut voir comment ils font monter la pression et la peur… C’est eux qui font le choix de la violence en empêchant tout dialogue et en nous interdisant de manifester », soupire un habitant du coin.

« Mais on va où ? »

« Le briefing ! Le briefing ! » Les prises de parole (députés LFI, Confédération paysanne, Sud-Rail, habitants de la Maurienne en lutte, militants historiques du val de Suse, etc.) sont coupées par des petits groupes, agacés du manque d’informations sur le plan de la journée. Quelles actions ? Quelles cibles ? Quels risques ? En parallèle, une mauvaise nouvelle est confirmée : plusieurs bus affrétés par No Tav sont bloqués de l’autre côté de la frontière. Près de 250 personnes sont à bord, et une centaine ont reçu des interdictions administratives du territoire.

Sous un soleil assommant, le cortège, guidé par une grande outarde alpine, s’élance finalement à pied, l’hypothèse d’un convoi en voiture ayant plané jusqu’au bout. Des drapeaux, des masques de huppes, des trompettes, des vieux, des jeunes, des boucliers et des banderoles renforcées tournent « à droite », destination ? Mystère. Le décor est grandiose, « mais on va où ? On marche 30 bornes jusqu’au chantier ? » Après un petit kilomètre de marche enthousiaste sur la RD 1006, séparée de l’autoroute de la Maurienne par la rivière de l’Arc, la foule s’arrête au pied d’un pont, bloquée par les flics. Des élus remontent le cortège pour négocier le passage. Et une longue attente en plein cagnard commence. Les messages politiques fleurissent sur le bitume. On discute, joue, ronchonne du manque d’infos et d’horizontalité, jongle ou peaufine des tactiques, couverts par le vrombissement permanent des pales d’un hélico. Les messages d’une avancée prochaine circulent enfin. Malgré la chaleur et la sueur, on sent de l’impatience et de l’enthousiasme, l’envie d’avancer et d’agir. Des craintes aussi. Les forces de l’ordre, équipées, ne bougent pas du pont. Le choix de l’affrontement, encore2 ?

Amertume & joie

Engourdi et cramé par le soleil de juin, le cortège se remet sur pied. Un triste parcours revenant au camp par les petites routes a finalement été imposé par les autorités. Pâle option, à mille lieues des ambitions du week-end. Le bloc, qui n’est pas de cet avis, se regroupe et, face aux gaz et grenades, les pierres commencent à voler sur le pont, verrouillé par des cordons de robocops. Des militants sont évacués par les medics – dimanche, au lendemain de la manifestation, les SLT feront état d’une cinquantaine de blessés. Le mot passe enfin plus clairement : l’objectif, c’est l’autoroute. Des militants italiens, amers, ne comprennent pas. « Pourquoi on s’affronte ici ? Il n’y a rien ?! » Frustration. Impossible de passer. « On envisage la retraite », confie une des rares personnes équipées d’un mégaphone. Des petites grappes de manifestants remontent déjà la départementale vers le camp. « On passe par les rails ! » encouragent certains, tandis que quelques téméraires tentent d’affronter les courants de la rivière. « On peut faire une chaîne ! Allez, on y va, quoi ! » Inventifs, spontanés, solidaires, les militants débordent le dispositif et envahissent l’autoroute. Petite victoire, malgré tout.

« Pourquoi on s’affronte ici ? Il n’y a rien !  »

« Bien sûr, ce n’est pas du tout à la hauteur de ce qu’on imaginait. Mais on rentre avec ce sentiment puissant, avec de la joie. C’est beau quand on improvise ensemble, c’est ça aussi notre force », confie Damien, venu de Paris. Un jeune de Turin, dépité et frustré, exige « des explications. Avec No Tav, on a toujours visé le chantier, les grilles, les entreprises. Là, ça n’a aucun sens. On s’est battu pour quoi ? » Daniel Ibanez, opposant historique, préfère savourer « l’attention médiatique » et ce nouveau souffle donné au mouvement dans la vallée. La grande baignade dans le plan d’eau, les cantines, la danse, les feux d’artifice improvisés et la musique achèvent de remettre des sourires sur la plupart des visages, et c’est une joyeuse soirée qui clôture une étrange journée.

« On fonce à l’hôpital ! »

Dimanche matin, peu avant le début de la conférence de l’auteur de BD Alessandro Pignocchi et des balades naturalistes, une militante, tendue, interrompt les petits-déjeuners au mégaphone : « Andrea, vidéaste italien de No Tav, a été blessé hier. Il est à l’hôpital de Saint-Jean-de-Maurienne et apparemment la police va le cueillir à sa sortie. On s’est raté hier, on a pas réussi à faire le pont avec nos camarades italiens, je crois que c’est l’occasion de se rattraper et d’être solidaires. Désolé pour les conférences mais il faut y aller, là ! » Vite, des gens se lèvent et les voitures se remplissent.

À Saint-Jean, il y a des fourgons bleus à tous les coins de rue. Devant l’entrée du Centre hospitalier, gardée par des gendarmes, des militants arrivent par petits groupes, drapeaux No Tav sur le dos. Vraie ou supposée, l’interpellation n’aura pas lieu. À l’hôpital, d’inutiles CRS en tenue font monter la tension, mais personne ne réagit. D’autres groupes, coincés par les flics dans des rues plus loin, chantent leur soutien. Des débriefings s’improvisent. « La répression et les bâtons mis dans les roues aux organisateurs expliquent en partie la situation d’hier, mais il faut tirer des enseignements de nos ratés pour faire mieux la prochaine fois », insiste une militante de la Maurienne. Andrea, en fauteuil roulant et la jambe couverte de bandages, blessé par des éclats de grenade, sort sous les applaudissements deux heures plus tard. Les poings se dressent vers le ciel. La lotta continua.

Par Robin Bouctot

* Tous les prénoms ont été changés

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CQFD n°222 (juillet 2023)

Le dossier du mois n’est pas vraiment un dossier, plutôt une respiration estivale dans la grisaille sociale, à base de jeux de bon aloi, type « carte anti-touristique de Marseille » ou grand test « quel type de gentrificateur êtes-vous ». Du costaud pour frimer sur la plage. Pour le reste, on y cause étincelles & émeutes, Soulèvements de la terre en Maurienne, répression pseudo-anti-terroriste, mysticisme techno-sécuritaire ou chevauchées de Makhno. Du rire et des larmes de rage, quoi, au dosage millimétré.

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