Un toit pour tous

Des Bretons vent debout face à la crise du logement

Confrontés à la flambée des prix de l’immobilier, aux résidences secondaires qui pullulent et à un parc locatif gangrené par Airbnb, de nombreux Bretons galèrent à se loger. Une tendance qui, à moins d’être enrayée par une politique volontariste, n’est pas près de s’inverser. Mais collectifs et organisations politiques préparent la riposte.
Illustration de Bonjour Grisaille

Ce samedi matin de mai, nous arrivons pour le petit-déjeuner à la ferme de Boudiguen, sur la commune de Querrien, dans le Finistère sud. Devant l’entrée du hangar qu’occupe l’association culturelle Tomahawk, une troupe de poules inspecte méticuleusement le gravier pendant qu’on papote autour d’un café. Une soixantaine de personnes se sont donné rendez-vous afin d’échanger sur la grave crise du logement qui touche la Bretagne1. À l’initiative de ce « kollok », la coordination un ti da bep hini (Un toit pour tous·tes)2. La rencontre fait suite aux rassemblements organisés en novembre dernier dans une dizaine de villes bretonnes, appelant à réguler un marché immobilier en roue libre3. Il y a urgence à agir : à moins d’être rupin, trouver un toit dans la région s’avère de plus en plus difficile, voire carrément impossible dans certains coins.

Depuis quelque temps, la question du logement est sur toutes les lèvres, particulièrement chez les jeunes, en première ligne. La veille du kollok, à la terrasse d’un bar de Quimperlé (Finistère), un groupe de trentenaires évoque ses difficultés à se loger. Une situation inédite dans cette petite ville de 12 000 habitants, pas spécialement cotée. C’est qu’entre 2020 et 2021, dans la région, le prix à l’achat des maisons et appartements anciens a crû d’environ 10 %. Sans surprise, les chiffres atteignent des sommets sur le littoral et dans les trois métropoles régionales : Nantes, Rennes et Brest. Quant à Vannes (Morbihan), le mètre carré y a pris plus de 60 % en cinq ans. Une explosion qui se répercute sur le locatif. Résultat : un salaire correct et un CDI ne suffisent plus à obtenir un bail, y compris dans des communes réputées peu attractives.

Elle semble loin, la déclaration de Jean-Yves Le Drian, alors président (PS) de la région Bretagne, qui affirmait il y a une douzaine d’années qu’elle « ne [devait] pas devenir une “Breizh Riviera” », sur le modèle de la luxueuse Côte d’Azur4. Ironiquement, le label « Riviera bretonne » est aujourd’hui revendiqué par les communes cornouaillaises5 de Bénodet, Fouesnant et La Forêt-Fouesnant. Mais les couleurs irréelles de leurs brochures publicitaires ne disent rien de l’ennui hivernal, des embouteillages estivaux et des kilomètres carrés de bocage noyés sous le béton. La drague a beau être lourde, elle fonctionne : la Bretagne attire. Jadis terre d’exil, la région devrait accueillir 400 000 habitants supplémentaires d’ici 2040 6. Finies, les railleries sur son climat, qui semble aujourd’hui séduire, la Bretagne étant jusqu’ici moins touchée par les canicules estivales qui écrasent le reste de l’Hexagone.

La faute au Covid ?

Calés à l’ombre du hangar, les membres des collectifs réunis à la ferme de Boudiguen échangent autour des spécificités du marché immobilier breton. Présente dans l’assemblée, la géographe Solène Gaudin (université Rennes-2) rappelle que si, avant la pandémie de Covid-19, le foncier était dans la région plus accessible qu’ailleurs, les discours fréquents sur l’ » invasion de Parisiens » ou l’ » effet Covid » sont à relativiser. Avec la pandémie, de nouveaux habitants sont bien venus se mettre au vert en Bretagne – mais ils sont moins nombreux qu’on ne le croit. En revanche, comme le résume la chercheuse, de « petits flux » de nouveaux venus ont ici de « grands effets ». Avec un taux de propriétaires occupants plus important dans la région qu’ailleurs, l’offre était déjà limitée au départ. La nouvelle attractivité de la région a achevé de gripper le marché, notamment au détriment des jeunes, relativement nombreux dans la région.

Ce phénomène vient alors s’arrimer à un autre, plus ancien : dans la région, le nombre de résidences secondaires a triplé en 50 ans. L’Union démocratique bretonne (UDB, autonomiste de centre-gauche) décompte ainsi « 330 000  logements vides neuf mois sur douze7 ». Ils représentent 20 % des habitations de la région, avec des pics dans certaines communes comme Arzon, dans le golfe du Morbihan, où les volets de 8 maisons sur 10 restent fermés la majeure partie de l’année8. Le Kreiz Breizh (Centre-Bretagne) n’est pas épargné, par exemple dans la très rurale commune de Caurel, dont 60 % des logements sont en fait des maisons de vacances. Pour loger la population, construire de nouveaux lotissements apparaît dès lors comme une solution de facilité pour les élus locaux. Mais le procédé a ses limites : à Caurel, la moitié des maisons d’un lotissement fraîchement sorti de terre a été accaparée par des résidents non permanents. Le problème est aussi environnemental, et sous plusieurs aspects : tandis que les terres agricoles disparaissent à vitesse grand V9, les salariés de la côte n’ont plus les moyens d’y habiter, et dépendent donc toujours plus de leur bagnole.

Système D et FLB

Pour trouver un logement, beaucoup d’habitants sont obligés de bricoler – et pas toujours légalement. En janvier dernier, un travailleur saisonnier a ainsi comparu devant le tribunal correctionnel de Lorient, pour avoir squatté par nécessité une résidence secondaire inoccupée de Belle-Île-en-Mer (Morbihan). Le procureur a requis trois mois de prison avec sursis et 100 euros d’amende10. Le mois suivant, six mois de prison avec sursis et une amende de 2 000 euros sont requis contre un Morbihannais qui avait traficoté ses fiches de paie en vue de louer un appartement à Vannes. En avril, un couple de Lorientais a écopé de 2 000 euros d’amende pour un motif similaire.

Pour trouver un logement, beaucoup d’habitants sont obligés de bricoler – et pas toujours légalement.

Les histoires comme celles-ci se multiplient, et la tension monte. Dès 2018, le groupe de jeunes « indépendantistes, anticapitalistes, féministes, écologistes et internationalistes » Dispac’h (« Révolution ») lançait une campagne contre les résidences secondaires. Des affiches « Villages en ruine, jeunesse en exil » sont collées sur les volets fermés de plusieurs communes du littoral11. En 2019, une militante du collectif est inculpée pour avoir tagué, dans plusieurs stations balnéaires, le taux de résidences secondaires de la commune sur des vitrines d’agences immobilières. Elle est relaxée, mais d’autres s’emparent aujourd’hui du sujet, sur un mode un poil plus bourrin.

On assiste en effet depuis quelques mois à une obscure résurgence du Front de libération de la Bretagne (FLB)12. Parmi les actes de vandalisme revendiqués, on compte la destruction d’une vitrine d’agence à Pont-Aven (Finistère), l’incendie d’un manoir à Sarzeau (Morbihan), ou encore celui d’une maison de vacances à Caurel. Ces événements témoignent de l’exaspération croissante suscitée par la crise actuelle. Mais en attendant d’abolir la propriété privée, les pistes ne manquent pas.

Une solution : la régulation ?

Jouant pour leur part sur le terrain du droit, certaines municipalités ont mis en place des politiques locales de régulation des meublés de tourisme. À Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), par exemple, le collectif « Saint-Malo, j’y vis… j’y reste », inquiet de la transformation de la Cité corsaire en « nouveau Mont-Saint-Michel », a obtenu que la mairie impose des quotas d’Airbnb par quartier. D’après les estimations du collectif, la mesure, instaurée en juin 2021, aurait libéré quelque 400 appartements, revenus à la location à l’année. Depuis juin 2018, la commune est par ailleurs classée zone tendue. Ce statut, créé en 2012, permet d’imposer certaines contraintes aux bailleurs dans les agglomérations où le marché immobilier pâtit d’un important déséquilibre entre l’offre et la demande de logements. Comme le soulignent les membres du collectif, l’avancée est d’autant plus intéressante que ce classement dépend des préfets, d’ordinaire plutôt enclins à suivre les orientations libérales des gouvernements successifs. Le hic ? Elle provoque des dégâts collatéraux, en incitant les investisseurs à se tourner vers les communes voisines. Pour un ti da bep hini, c’est donc à l’échelle régionale que des mesures doivent être prises.

Sur le front de la lutte contre les résidences secondaires, une autre piste : de plus en plus de voix s’élèvent pour défendre l’instauration d’un statut de résident en Bretagne, qui conditionnerait l’achat d’un bien immobilier au fait d’avoir résidé un certain temps sur place. Les contours en sont encore à débattre. Selon son ardent défenseur Nil Caouissin, conseiller régional UDB, la mesure pourrait par exemple concerner les communes comptant plus de 20 % de résidences secondaires, où l’achat d’un bien immobilier pourrait être limité aux personnes y résidant depuis un an au moins. Le même imagine également une adaptation du statut à l’échelle des intercommunalités ou des neuf « pays » historiques de la Bretagne. La priorité, pour l’élu : « privilégier les besoins fondamentaux » des habitants.

Loin d’être révolutionnaire, sa proposition (en partie inspirée des revendications corses) n’en suscite pas moins des cris d’orfraie de la part de la quasi-totalité de la classe politique bretonne. Ce qui inquiète ? Que l’idée soit instrumentalisée à des fins ethnicistes. Nil Caouissin a beau insister sur le fait qu’il propose un statut de résident « en Bretagne », et non pas « breton », le maire (Horizons) de la cossue commune morbihannaise de Ploemeur continue de fustiger « un statut bidon qui rapproche [l’UDB] des idées du Rassemblement national13 ». Le président (ex-PS) du conseil régional dénonce quant à lui une rupture avec « la tradition d’accueil de [la] région14 ». Selon d’autres détracteurs, la mesure serait aussi inconstitutionnelle et porterait atteinte à la liberté d’installation. Dans les faits, cette liberté n’existe déjà plus que pour les riches. C’est la loi du marché qui organise le tri, sur des bases sociales. La critique d’une supposée xénophobie écarte surtout du débat la question sociale. Si, en Bretagne, les revendications culturelles ne sont jamais loin, la lutte pour le logement est avant tout une question de classe. Il s’agit, contre le pouvoir de l’argent, de garantir aux plus modestes la possibilité de vivre là où ils veulent.

S’organiser pour lutter

Virer les bourgeois à coups de boutou coat (sabots) n’est pas encore à l’ordre du jour, mais le kollok de mai aura montré qu’une coordination est possible et permis d’esquisser des pistes d’actions concrètes. Première étape : exiger le classement de toute la région en zone tendue, pour ouvrir la voie à la compensation, à la surtaxe des résidences secondaires, au plafonnement des loyers ou encore au statut de résident. Autant de mesures qui permettraient au moins aux habitants de continuer à vivre où ils l’entendent.

Aujourd’hui, la construction d’un solide rapport de forces, capable de peser face aux élites régionales, s’impose. Si les élus municipaux UDB n’ont pas jusqu’ici brillé par une ardente volonté de combattre les inégalités d’accès au logement, du côté d’un ti da bep hini, après cette première rencontre qui donne la pêche, on promet déjà une belle campagne estivale, suivie d’une manifestation de rentrée. Seule ombre au tableau de la journée : l’adorable chat noir de la ferme qui aura méthodiquement déchiqueté deux oisillons aux pieds des intervenants…

Damien Le Bruchec

Lutter pour habiter : l’exemple basque

Face à la crise du logement, la Bretagne n’est pas la seule à trinquer : la journée organisée à la ferme de Boudiguen a aussi été l’occasion de regarder ce qu’il se passe ailleurs, notamment au Pays basque. Les participants ont pu assister à une présentation de l’association basque Alda – manière de réactualiser le lien historique entre la gauche bretonne et celle d’Euskal Herria.

Montée en 2020 pour aider les locataires en galère, particulièrement active contre la progression fulgurante des meublés de tourisme qui accaparent les logements disponibles, Alda participe avec trente-et-une autres organisations du Pays basque français (Pyrénées-Atlantiques) à la coordination Se loger au Pays – Herrian Bizi. En novembre 2021, la coalition parvient à faire défiler 8 000 personnes dans les rues de Bayonne. Au printemps suivant, la Communauté d’agglomération du Pays basque (CAPB, comprenant tout le Pays basque français) vote une mesure historique : dans vingt-quatre communes classées en zone tendue, toute conversion d’un logement en location saisonnière devra désormais être compensée par la mise sur le marché d’un logement en location classique. À l’échelle nationale, cette règle était jusqu’alors réservée aux métropoles particulièrement tendues.

Location Airbnb investie par l’association, mise en location de l’hôtel de ville d’Anglet sur la même plateforme, camping sauvage devant la sous-préfecture de Bayonne, aide aux locataires victimes de baux frauduleux… Les militants d’Alda n’ont pas ménagé leurs efforts pour faire monter la pression au fil des mois. La règle de la compensation, arrachée de haute lutte, est pour l’association une victoire « sociale, écologique et idéologique » : avec ce premier coup de canif porté à la sacro-sainte propriété privée, la lutte basque montre qu’il est possible d’agir. Les organisations de propriétaires ne s’y sont pas trompées, et ont attaqué le nouveau règlement devant le tribunal administratif de Pau. Entré en application le 1er juin dernier, il a été suspendu deux jours plus tard sur décision de justice. Poussée par la mobilisation, la com’ d’agglo’ compte contester cette décision devant le Conseil d’État15.


1 Dans tout le texte, « Bretagne » désigne la région historique, composée de l’entité administrative actuelle à quatre départements et de la Loire-Atlantique.

2 Elle réunit notamment les collectifs TUT ! (Tous·tes un toit) Lorient (Morbihan), Hon Douar-Notre terre de Locmiquélic (Morbihan), Rendez-nous la mer /Ar mor Bro an Oriant de Lorient, Droit à la ville Douarnenez (Finistère), mais aussi des organisations politiques comme Dispac’h ou l’Union démocratique bretonne.

4 « Le Drian ne veut pas d’une “Breizh Riviera” », blog de la section PS de Clohars-Carnoët (10/09/2009).

5 La Cornouaille recouvre les deux tiers du Finistère sud et une partie des Côtes-d’Armor.

7 « Il faut réguler le marché de l’immobilier ! », tract de l’Union démocratique bretonne.

12 Organisation indépendantiste active du milieu des années 1960 au début des années 1980, notamment connue pour un attentat contre le château de Versailles, en juin 1978.

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