Contre le mythe du « miracle grec »

Décoloniser l’enseignement des sciences

L’enseignement scientifique met en valeur de grandes figures de savants et inventeurs occidentaux... occultant ainsi l’apport des autres peuples à la connaissance. Et si on réhabilitait les savoirs venus d’ailleurs pour dépasser la vision eurocentrée qui domine dans le champ de la transmission des connaissances ?
Par Clément Buée

À l’école, systématiquement, on l’appelle le théorème de Pythagore. Comme si le savant grec avait été le premier à le découvrir. Pourtant, ce principe mathématique était connu et utilisé par les bâtisseurs chinois et les Babyloniens au moins un millénaire avant Pythagore – comme l’atteste une célèbre tablette d’argile conservée à l’université Columbia (New York) et datée du XVIIIe siècle avant notre ère.

En 2005, dans son Histoire populaire des sciences1, l’universitaire étatsunien Clifford D. Conner défendait ainsi l’idée que les découvertes mathématiques ou physiques sont avant tout le fruit du labeur anonyme d’ouvriers et ouvrières, marchand·es, marins, paysan·nes et non celui de quelque cerveau scientifique isolé dans son génie créateur. Par ailleurs, l’historien dénonce le mythe du « miracle grec », qui prétend que c’est presque uniquement de la Grèce antique (et donc de l’Occident) qu’auraient émergé une foule de connaissances scientifiques encore utilisées aujourd’hui.

Ce mythe a été largement utilisé pour blanchir les sciences, en occultant les contributions des peuples non blancs.

L’épistémicide et le pillage des connaissances

Sciences et colonisation : les deux termes sont largement liés. D’abord par le phénomène que le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos appelle l’épistémicide : de nombreuses connaissances des peuples colonisés sont détruites, car jugées illégitimes ou menaçantes par le système capitaliste et colonial.

Ensuite parce qu’au XIXe siècle, les sciences ont aidé à justifier l’asservissement de peuples entiers, en établissant des critères censés démontrer l’infériorité du colonisé et le devoir du colon de civiliser ce dernier2. C’est ce qu’explique Patrick Petitjean3 : « La science devient alors la mesure du degré d’évolution d’une civilisation, étant entendu que les plus arriérées devront passer par une succession d’étapes pour atteindre le stade le plus évolué : celui de la civilisation occidentale et de sa science. »

Les scientifiques des puissances coloniales ont aussi pillé les savoirs des colonisés, tout en leur déniant toute légitimité. Cartographie (à l’image de Lapérouse qui recopie la carte que les insulaires de l’île de Sakhaline4 lui dessinent sur le sable), savoir de la culture du riz en Afrique réapproprié par les colons esclavagistes américains, connaissance des plantes médicinales5... Aux yeux des Occidentaux, le simple passage à l’écrit des connaissances dans un journal d’explorateur suffit parfois à leur donner une légitimité qui est refusée au savoir, souvent oral, des autochtones.

Pour Patrick Petitjean, l’ » européocentrisme [actuel des sciences occidentales] n’est qu’une reconstitution héritée de l’histoire coloniale et de sa longue négation des savoirs des peuples colonisés ».

Où sont les scientifiques noir·es dans les manuels scolaires ?

Aujourd’hui encore, en effet, la croyance en l’universalité des sciences occidentales persiste largement, en particulier dans celles dites « dures » comme les mathématiques – les sciences sociales se remettant davantage en question. Du primaire à l’université, c’est l’enseignement d’un savoir scientifique occidentalo-centré qui domine, au service d’un système politique et économique capitaliste.

En France, le développement d’une approche ethnographique de l’enseignement des sciences, comme l’ethnomathématique, est encore quasi inexistant. L’ethnomathématique, késako ? Pour un de ses précurseurs, le mathématicien brésilien Ubiratan d’Ambrosio, « il s’agit d’étudier les mathématiques pratiquées dans l’ensemble des groupes humains (sociétés autochtones, communautés rurales ou urbaines, groupes de travailleurs, classes professionnelles, ou groupes de pairs…) et à toutes les époques »6.

L’ethnomathématique permet, d’une part, de réhabiliter les connaissances des différents peuples et civilisations à travers le monde, pour montrer la diversité de la production scientifique. D’autre part, elle amène à penser l’enseignement des sciences en rapport avec le contexte quotidien, social et historique des élèves.

Ce qui n’a rien d’anodin : l’épistémicide, entre autres conséquences, a introduit des stéréotypes racistes au sein des sciences, avec des conséquences sur la scolarité des personnes racisées qui ne sont encore que très peu abordées. Où sont les scientifiques noir•es dans les manuels scolaires ?

Il n’y a pas une forme unique de connaissance valide

Dans nombre de pays du Sud, des chercheurs et chercheuses travaillent à retrouver et réhabiliter un savoir scientifique en voie de disparition à cause de l’épistémicide. Par exemple, dans ses travaux sur le peuple siamou, le chercheur burkinabé Kalifa Traoré7 met en évidence l’existence de systèmes numériques adaptés au commerce et de connais sances géométriques permettant la construction d’habitations – où l’on retrouve par exemple des concepts géométriques traditionnellement attribuées à Euclide dans l’enseignement français... Kalifa Traoré met en parallèle ces connaissances autochtones avec le contenu des programmes scolaires officiels, et montre que l’écart entre les pratiques d’usage courant et des programmes hors sol peut expliquer les difficultés de certain.es élèves en mathématiques.

Pour Marcia Ascher, mathématicienne américaine et défricheuse de l’ethnomathématique à la suite d’Ubiratan d’Ambrosio, « il n’y a pas une forme unique de connaissance valide. Il y a beaucoup de formes de connaissances, autant que les pratiques sociales qui les génèrent et les soutiennent. […] Les pratiques sociales alternatives génèrent des formes alternatives de connaissance. Ne pas reconnaître ces formes de connaissance implique de délégitimer les pratiques sociales qui les appuient et, dans ce sens, de promouvoir l’exclusion sociale de ceux qui les promeuvent. »

Des propos à méditer, surtout que la question des rapports de domination charriés par les savoirs scientifiques ne se pose pas que dans le champ décolonial. Elle se décline également en termes de classes sociales (avec l’appropriation des savoirs par la noblesse puis la bourgeoisie) ou en termes de genre (avec l’invisibilisation des femmes)... Un vaste champ de critique reste à explorer.

Loez & Cachorro Vermelho

1 Traduite en 2011 à L’Échappée par Alexandre Freiszmuth.

2 Ce qu’avait très clairement exprimé Jules Ferry le 28 juillet 1885 à la Chambre : « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. »

3 « La science doit achever sa décolonisation », La Recherche n° 402 (novembre 2006).

4 Isabelle Surun, « Du texte au terrain : reconstituer les pratiques des voyageurs (Afrique occidentale, 1790-1880) », Sociétés & représentations n° 21 (2006).

5 Lire à ce sujet l’ouvrage de Samir Boumediene La colonisation du savoir : une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), éd. des Mondes à faire, 2016.

6 Éric Vandendriessche, « Anthropologie des nombres et ethnomathématique », L’Homme n° 225 (2018).

7 Il est notamment l’auteur d’une thèse intitulée « Étude des pratiques mathématiques développées en contexte par les Siamous au Burkina Faso » et présentée à l’Université du Québec à Montréal en 2006.

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