La radioactivité interne d’Hiroshima à Fukushima…

…en passant par Tchernobyl

Apprentis sorciers, les nucléocrates ? C’est leur faire bonne grâce que de leur concéder une part d’ignorance sur les dangers mortifères de leur activité, ne serait-ce qu’à voir l’énergie qu’ils mettent à les dissimuler ! Alors que tous les poisons radiotoxiques qu’ils libèrent attaquent le vivant pour des durées inimaginables, c’est sur le court terme qu’ils en calculent la dangerosité. « On a affaire à des fous, à une secte dirigée par le dieu Atome. Chez eux, c’est viscéral ! », dit à CQFD Yves Lenoir, ingénieur en mathématiques appliquées de l’école des Mines aujourd’hui à la retraite. Selon lui, mesurer les taux d’irradiations externes lors d’un accident nucléaire ne suffit pas à définir les risques. Quid des réels effets internes sur les organes, lorsque les radioéléments pénètrent à l’intérieur du corps ? Yves, qui s’occupe avec ardeur et colère de l’association Enfants de Tchernobyl Bélarus, dont il est le président, nous explique. Rencontre.
par JMB

CQFD : Comment mesure-t-on la dangerosité d’un accident nucléaire tel que celui en cours actuellement à Fukushima ?

Yves Lenoir : Les mesures prises aujourd’hui suivent le modèle Hiroshima-Nagasaki. L’effet à long terme de la radioactivité interne sur l’organisme est totalement sous-évalué, voire carrément nié. Le problème est ancien. Et assez simple quand on comprend l’enchaînement historique et l’intérêt qu’il y a à utiliser un système à l’évidence inapproprié. L’observation des effets de la radioactivité a connu un tournant lors de l’étude statistique de la cohorte des survivants des bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Les données rassemblées ont permis de préciser les effets différés tout au long de la vie des irradiations externes élevées reçues au moment de l’explosion. Pendant les cinq ans qui ont suivi le bombardement, ces données ont été collectées par l’occupant américain qui… est parti sans les communiquer aux autorités japonaises ! Ces dernières sont parties de zéro en 1950. Les éléments dont nous disposons aujourd’hui sont donc fortement biaisés : les études publiées en 1979 par les services japonais1 donnent une vision par défaut de la relation dose-effet. Les épidémiologistes japonais continuent de noter encore aujourd’hui chez les survivants un excès de cancers par rapport au reste de la population. On voit que les organismes conservent une mémoire indélébile de l’agression radioactive. En effet, la contamination interne (il y en eut peu suite aux explosions atomiques), c’est-à-dire les effets des radioéléments rejetés dans l’environnement et absorbés par la chaîne alimentaire, la respiration ou par un contact avec la peau, est une question extrêmement complexe et pas assez examinée.

Qui définit les paramètres permettant de mesurer les conséquences de la radioactivité ?

Tout s’est noué au milieu des années 1950, à l’époque où l’objectif des États était de promouvoir l’énergie atomique. Les États-Unis lancèrent le programme « Atoms for Peace » qui visait à asseoir leur mainmise au niveau mondial sur l’exploitation du nucléaire civil. L’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) fut créée en 1956 pour superviser le mouvement. Pour faire vite, le modèle des relations dose-effet des irradiations externes issu de Hiroshima-Nagasaki a alors été adapté très grossièrement aux irradiations internes. On a ainsi conçu un modèle dose-effet pour l’irradiation interne supposant que la dose est distribuée de façon homogène. La grande révélation de Tchernobyl a été de montrer que ce n’est absolument pas le cas. Que, par exemple, le césium 137, le radioélément le plus abondant dans les dépôts, tend à se concentrer dans les organes les plus actifs. De plus, on continue à dire que l’effet est relatif à l’importance de la dose, ce qui est incorrect : plus la dose est faible et plus ses effets sont importants, surtout si elle est délivrée de façon chronique à faible débit.

Jusqu’en 1956, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) relayait les généticiens, comme l’Américain Herman Joseph Muller, prix Nobel, qui avait alerté la communauté internationale sur les dangers que l’énergie nucléaire faisait peser sur le patrimoine génétique de l’humanité. Quand il s’est agi pour l’OMS d’encourager le développement de l’énergie nucléaire, la question des séquelles génétiques a disparu, et seules les craintes que peut susciter l’atome ont été considérées. Pour verrouiller le dispositif, en 1959, l’ONU a entériné l’accord liant l’OMS et l’AIEA. Cet accord prévoit l’optimisation des moyens des deux institutions et un contrôle mutuel sur les publications concernant les effets sanitaires de la radioactivité.

En fait, l’AIEA dépend du Conseil de sécurité de l’ONU, la plus haute instance de décision mondiale. L’OMS dépend, elle, du Conseil économique et social des Nations unies, une institution consultative. De plus, les moyens de l’AIEA sont les plus importants, de très loin. Et c’est cette dernière qui a occupé le terrain à Tchernobyl, tant pour l’observation que pour la diffusion d’informations. Ainsi, c’est l’agence promouvant l’énergie atomique qui est chargée d’en contrôler la sûreté – conflit d’intérêts ! – et qui constate, seule, les conséquences sanitaires d’un grave accident – juge et partie ! Ce qui explique pourquoi on maintient les modèles sommaires définis dans les années 1950, qui nient quasiment tout dommage par les contaminations internes via la chaîne alimentaire. Ainsi, à l’opposé des épidémiologistes japonais qui observent une évolution des séquelles sanitaires des bombardements atomiques, les agences nucléaires et de radioprotection réitèrent année après année un bilan inchangé, établi une fois pour toutes à la fin des années 1980. Pour Tchernobyl, il est de quelques dizaines de décès et quelques milliers de cancers. La science des radiations s’est muée en discours doctrinaire.

Quels sont les résultats et conséquences des recherches scientifiques menées dans les zones touchées par les retombées radioactives ?

À la Conférence de Vienne d’août 1986, forts des calculs effectués à partir de toutes les cartes relevant les retombées des éléments radioactifs dans l’environnement, les Soviétiques ont chiffré à 40 000 cancers les séquelles à attendre de Tchernobyl. L’AIEA et tout ce que le monde compte d’agences nucléaires et de radioprotection ont contesté ce bilan. Lors de la conférence de septembre, un mois plus tard, les Soviétiques ont prouvé qu’ils cédaient à la pression générale en « reconnaissant » s’être trompés d’un facteur dix dans les doses ! En conséquence ils ont ramené le chiffre des futures victimes de cancer à 4 000, celui exigé par leurs partenaires, en plus des 31 morts initiaux du mal aigu des rayons…

Fin 1988, les travaux dans les régions touchées par les retombées de Tchernobyl, en épidémiologie, en génétique et sur les conséquences de l’absorption de la radioactivité par les populations, dressaient un tableau désastreux. Au point que beaucoup de gens ont demandé à être évacués des zones concernées. Pour calmer le jeu, l’OMS a dépêché trois experts à la rescousse des autorités soviétiques. Parmi eux, le fameux professeur Pierre Pellerin2. Les trois compères ont affirmé qu’il n’y avait pas de danger réel et que toute crainte était infondée. Pourtant les enfants n’arrêtaient pas de tomber malades, ne guérissaient pas d’infections bénignes, souffraient de cardiopathies graves, de cataractes, de troubles endocriniens, de diabète de type 1 à l’état de nourrisson, de troubles neurologiques inédits, etc.

Ces maladies, dont l’expansion augmente après Tchernobyl, n’étant pas cancéreuses, elles « ne pouvaient » être mise sur le compte de la radioactivité. Le modèle officiel ne les prévoyait pas. On a donc inventé une nouvelle maladie, cause de toutes les autres : la radiophobie, à l’instar du pseudo médecin du Malade imaginaire de Molière ramenant tous les « maux » de son client hypocondriaque à une affaire de poumon. Au milieu des années 1990, Youri Bandazhevsky, un anatomo-pathologiste biélorusse, a montré, suite à des autopsies puis à des études sur des rongeurs, que le césium radioactif ne se répartit pas uniformément dans l’organisme mais se concentre dans des organes très actifs comme le cœur, la rate, le pancréas ou le cerveau. Cette découverte inédite apportait la clé du problème et prouvait la nécessité d’évacuer des centaines de milliers de personnes. La doctrine officielle se trouvait donc battue en brèche.

Le gouvernement biélorusse avait décidé d’arrêter de consacrer plus de 15 % du budget national à sous-estimer les conséquences de l’accident, et voulait complaire au lobby OMS-AIEA en vue d’obtenir de l’aide au développement et de remettre « en valeur » les territoires touchés. Bandazhevsky devenait vraiment gênant. Suite à un procès pour corruption et une lourde condamnation, il fut jeté en prison en 1999, juste au moment où il s’apprêtait à publier l’ensemble des résultats des recherches qu’il dirigeait depuis une petite dizaine d’années. Ces travaux démontrent que les effets induits par de faibles doses radioactives ne suivent absolument pas le modèle dérivé de Hiroshima-Nagasaki. Ils corroborent, notamment, le fait que l’énergie d’une particule bêta émise par une désintégration atomique est absorbée par huit à dix millimètres de tissu vivant. La dose reçue varie d’une valeur énorme au point d’émission, à quelque chose proche de zéro en fin de trajectoire. Les dizaines de milliers d’ionisations qu’elles laissent dans son sillage peuvent atteindre le génome et la membrane mitochondriale3. Ces effets, à l’évidence très hétérogènes, appellent des études complexes. Mais qui trouvera intérêt à les financer ?

Une partie analogue se rejoue à Fukushima. Les décisions d’évacuation que prennent les autorités japonaises sont définies en fonction des dépôts de radioéléments, sans prendre en compte les effets à long terme d’éventuelles contaminations internes, tels que Tchernobyl les a révélés. Avoir nié l’origine radioactive de la morbidité et des excès de la mortalité4 dans les régions contaminées par Tchernobyl permet aujourd’hui de nier toute conséquence dommageable dans celles touchées par Fukushima, hors « radiophobie », mal invoqué comme allant se manifester dès le début du désastre en cours là-bas.

La démonstration de la très grande dangerosité à long terme des faibles doses de radioactivité remet en cause toute poursuite de l’exploitation de l’énergie nucléaire.


1 Committee on Damage by Atomic Bombs in Hiroshima and Nagasaki, Hiroshima and Nagasaki, The Physical, Medical, and Social Effects of the Atomic Bombings, Londres, 1981.

2 En 1986, ce directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) n’a pas vu arriver le nuage de Tchernobyl.

3 Considérée comme la « centrale énergétique » de la cellule. C’est là que se déroulent les dernières étapes du cycle respiratoire qui convertit l’énergie des molécules organiques issues de la digestion en énergie directement utilisable par la cellule.

4 Alexey Yablokov, Vassily Nesterenko et Alexey Nesterenko, « Chernobyl, consequences of the catastrophe for people and the environment », Annals of the New-York Academy of Sciences, Vol. 1181, Blackwell Publishing, 2009 (téléchargeable sur le site http://enfants-tchernobyl-belarus.org).

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Paru dans CQFD n°90 (juin 2011)
Dans la rubrique Le dossier

Par Gilles Lucas
Illustré par JMB

Mis en ligne le 25.07.2011