Résister et rebondir

Zad : l’usage de la farce

Ce devait être la fin de la Zad, son chant du cygne. 2 500 robocops contre quelques centaines de pelés divisés — le combat semblait perdu d’avance. Sauf que non. Au fil des jours, la résistance s’est organisée et les forces vives ont afflué sur la zone. Récit subjectif de quelques jours passés sur place, entre barricades et popote.
Photo de Lise Lacombe.

Dimanche 15 avril. La nuit tombe sur la Zad après une journée de mobilisation très chargée, parfois violente, souvent joyeuse. Passant devant l’imposante barricade dite des Lascars, détruite au matin et reconstruite dans la foulée, trois camarades de lutte constatent qu’elle n’est pas dotée de tranchée anti-blindés. La seule défense véritablement efficace quand les forces de l’ordre mettent le paquet. Une pioche fatiguée traîne aux environs ? C’est un signe. Ils se mettent donc au turbin, se refilant l’outil à tour de rôle, ahanant dans la nuit. Projet a priori absurde, tant la tâche semble colossale.

Quelques heures plus tard, alertés par le bouche-à-oreille nocturne, une bonne quinzaine d’opposants les ont rejoints à travers champs, munis de pelles, pioches et bâtons.Tous s’échinent à la lueur des frontales, s’encourageant de chants ou de blagues, fouaillant joyeusement dans la boue. Malgré les ampoules et la fatigue, pas une plainte. Union sacrée.

Au petit matin, quand des affrontements éclatent à proximité, au carrefour de la Saulce, la tranchée est prête : plusieurs mètres de largeur, un bon mètre de profondeur. Deux acharnés s’échinent toujours pioche à la main, maculés de boue. À côté, quelques quidams tout de noir vêtus se brossent les dents avant d’enfiler leur masque à gaz. Another day in the bocage.

Retour de grenades

La répression qui s’est abattue sur la Zad depuis le 9 avril a parfois pris des allures d’impitoyable rouleau compresseur. Voire de guerre en bonne et due forme. Recours immodéré aux grenades assourdissantes Gli F4, utilisation de blindés, d’hélicoptères et de drones de surveillance, gazage tous azimuts, tirs tendus de Flash-Ball, ciblage des journalistes, etc. Un étalage de force impressionnant, sinon flippant. Près des zones de tension, un cri retentit à intervalles réguliers : « Médiiiic ! »

Les chiffres sont connus : plus de 2 500 gendarmes déployés, des milliers de grenades balancées1, près de trois cents blessés plus ou moins graves dans les rangs zadistes, quatre gendarmes auto-mutilés par leur propre connerie armement, etc. Sinistre énumération, tant bien que mal camouflée par les responsables. Au milieu des cratères d’explosion, environnés de blessés livides, face aux blindés et aux sommations balancées d’une voix métallique au mégaphone – « Dernier avertissement, nous allons faire usage de la force » –, les déclarations faites la veille par Nicolas Hulot, ministre de la Transition énergétique, prennent une dimension irréelle. « Rien ne justifie la moindre blessure. [...] Les gendarmes ont procédé à l’expulsion avec, j’ose le croire, le plus de précautions possibles. » t’as qu’à croire...

Car les gendarmes sont bien là pour faire mal, sans précautions. Pour briser les crânes, lacérer les jambes, perforer les tympans, cribler les corps. Bref : traumatiser. « Je n’ai jamais vu ça, les keufs sont en roue libre... », témoigne un membre de l’équipe médicale, occupé à panser les blessures aux bras d’un quadragénaire bedonnant. Ne sont pas visés uniquement les « combattants de première ligne », mais également toutes les personnes présentes aux alentours, qu’elles semblent pacifiques ou non. Jusqu’à choquer deux journalistes de TF1, repartant blancs comme des linges après avoir assisté à de très violents affrontements : « Putain, mais c’est la guerre, en fait ! » Que même les envoyés du groupe Bouygues s’indignent de la répression souligne combien celle-ci ne prend pas de pincettes. « Es la guerra, de verdad »2, confirme un groupe d’Espagnols choqués, l’un exhibant sa jambe criblée d’éclats de grenade.

Prévoyants, les opposants se sont organisés en conséquence. Masques à gaz, raquettes de tennis pour renvoyer les projectiles, clubs de golf, cagettes de pierres, fusées diverses, cocktails Molotov, boucliers improvisés (voire piqués aux gendarmes), etc. Certains rigolent en évoquant le recours aux diaboliques « Popo Molotov », bombes à la merde à l’effet psychologique redoutable. Mais pas autant que la plus puissante des armes zadistes, capable de retourner des bocages : la détermination enthousiaste.

Aux abords des barricades, l’humour règne ainsi en force, comme pour conjurer les coups. « Dernière sommation, nous allons faire usage de la farce », s’époumonent les mutins en réponse aux avertissements gendarmesques. Et quand un projectile se révèle défectueux, les lazzis pleuvent illico : « Elle a pas fait boum ! » Pour peu qu’une grenade explose à proximité d’un coin thermos, les protestations prennent un ton bravache : « Ça nique le petit-déj’ des gens et ça s’étonne qu’ils soient vénères ! » Rayon boissons chaudes encore, il y a ce petit homme étrange coiffé d’un élégant chapeau, qui passe de groupe en groupe avec sa théière improvisée et son Butagaz. Entre deux explosions, il demande poliment : « Tu veux combien de sucres ? » Du thé pour arme ? L’idée se tient. « Je ne sais pas me battre, alors je me suis rabattu sur ça », confie-t- il, comme une évidence. Lors de la manif nantaise du 14 avril, un petit groupe opère dans le même esprit, distribuant des crêpes à la confiture (maison) au milieu des nuages de lacrymo. Son mantra : « Des crêpes pour le front ! »

Pour cri de ralliement bocagier, le hurlement du loup : « Ahoooouuuu ! » Il jaillit en chœur quand une phase offensive est enclenchée, repris par les joyeux drilles éparpillés dans les bois environnants. La meute hurle à la lutte – de quoi redonner courage dans la tourmente. Et même à ceux qui n’en manquent pas. À l’image de cette dizaine de préposés aux boucliers du premier rang de la barricade de Lama Fâché, qui endurent une pluie continue de lacrymos et de grenades assourdissantes sans reculer d’un pouce.

Quand on s’éloigne des échauffourées, ce sont les inscriptions apposées à chaque détour de chemin qui sautent aux yeux rougis. Ici, un mignon « Ci-gît Valls », apposé sur une sorte de tombe ornée d’une croix funéraire. Là, un conseil médical en forme d’ordonnance politique : « Colomb irritable ? Changez de régime ». Un peu plus loin, la lutte affiche sa santé : « Tirez-moi dessus, j’ai la CMU ». Et aux abords d’une barricade, enfin, cette inscription à l’intention des responsables du désastre : « Vous vous attendiez à quoi ? » Bonne question.

« Les Cabanes repoussent déter’ »

Par la force des choses, l’insurrection du bocage dégage parfois une tonalité très martiale, nécessaire mais usante (d’autant qu’elle est l’unique aspect traité par les médias, versant préfecture). Reste que le combat mené flancherait vite sans une organisation mitonnée aux petits oignons. Et nul besoin d’être va-t-en-guerre pour y trouver sa place. À la Wardine, l’un des lieux de vie emblématiques de la Zad, les volontaires turbinent sans relâche. Dans un hangar orné du slogan « Vivre libre et nourrir », ils préparent les repas collectifs, entre pyramides d’oignon à dépecer et montagnes de semoule. Un bâtiment voisin accueille l’équipe médicale le jour et des dizaines de ronfleurs le soir. Et juste à côté, un free shop permet à l’apprenti barricadiste de s’équiper pour une journée sportive.

Même topo aux Fosses Noires ou à la ferme de Bellevue, dont les habitants ne se laissent pas déborder par l’afflux d’opposants. Repas, vêtements, médicaments, sacs de couchage, tout s’échange simplement. En lieu et place des rapports marchands, un esprit collectif fait de fraternité et de détermination. Qui se trouve joliment résumé par une inscription apposée sur un mur nantais : « Les cabanes repoussent déter’ ». Les mots ont un sens. L’impressionnante charpente transportée à travers prés dimanche 15 avril, puis saccagée par les bleus, en valait parfait symbole. Vous détruisez ? On reconstruit.

À l’arrière aussi, l’organisation est millimétrée. Dans le grand local nantais B17, lieu militant fondé dans les années 1980 autour d’un garage participatif, on donne à l’arrivant toutes les informations indispensables à son départ pour la zone. Des piles de médicaments, de chaussettes ou de tablettes de chocolat sont entassées dans un coin, en attente d’un convoi. La petite salle qui sert de QG est occupée par quelques personnes vissées à leur téléphone, collectant les emplacements des contrôles de gendarmes et les mouvements de gardes mobiles. Au mur, une carte actualisée en temps réel, striée de punaises colorées indiquant les barricades, les barrages, les lieux où ça castagne, etc.

Photo de Lise Lacombe.

Avec Radio Klaxon, qui assure en direct le relais des dernières nouvelles, l’information circule rapidement, permettant de déjouer les contrôles et les tentatives de blocage. « The revolution will not be televised », chantait Gil Scott-Heron. Il n’avait pas tort : tout se joue sur les ondes et les réseaux.

Vigie & Pirates

À l’aube, le café règne en maître. Des équipes se préparent pour aller relever ceux qui ont passé la nuit de garde sur les barricades. Ça ronchonne un chouïa en s’étirant : cernes partout, courbatures aussi. Peu importe, l’humeur reste globalement joyeuse. Quelques précieuses clopes partagées, puis la petite troupe empaquette des provisions, prépare des Thermos et communique par talkie-walkie. Avant de se mettre en route pour une barricade située à quelques encablures de Lama Fâché. Au long du chemin s’affichent les restes de combat de la veille, grenades et capsules lacrymo.

Arrivée sur place avant le lever du soleil, la relève est saluée. Échange d’infos, puis les nouveaux s’installent pour leur mission vigie. La manifestation nantaise de l’après-midi est le sujet de discussion principal. Beaucoup ne se sentent pas d’abandonner leur poste pour un cortège urbain en ville et sur-fliqué. « Franchement, je n’ai plus du tout envie d’aller faire le kéké avec les flics dans les manifs urbaines, résume Camille. Ça se passe à chaque fois de la même façon : ils nous nassent et nous manipulent. Ici, ils ne peuvent pas faire de même. C’est notre terrain – pas moyen de nous balader. Et puis, on défend quelque chose de concret, un territoire magique. Ça donne du cœur à l’ouvrage. » La suite lui donnera raison : quelques heures plus tard, la gent policière transforme le joyeux cortège offensif en course éperdue sous les nuages de lacrymos (heureusement suivie de quelques manif’ sauvages).

Vu sous cet angle, il y a loin des rues de Nantes à Notre-Dame-des-Landes. En ce mois d’avril, la Zad se trouve comme traversée par un souffle. Une impression de renouveau, qui se donne à lire dans les combats acharnés comme dans les petits détails du quotidien. Alors que l’ambiance était plutôt morose au début de l’intervention gendarmesque, l’enchaînement d’épisodes répressifs, dont l’expulsion de la ferme des 100-Noms3 le 9 avril et l’attaque du pique-nique de soutien deux jours plus tard, a renversé la donne. Soudé les présents. Et suscité l’arrivée massive de belligérants en renfort. Une stratégie si contre-productive qu’elle interroge. Ceux qui nous gouvernent sont-ils idiots à ce point ? À moins que l’efficacité du maintien de l’ordre à la française ne soit surestimée ?

Historique de la lutte, pas vraiment émeutière, Marylis explique que sa présence sur place tient grandement à la violence des interventions : « Je ne serais pas venue s’ils n’avaient pas attaqué les 100-Noms. Ils auraient pu jouer la carte de la division, une tactique qui aurait pu être efficace. Alors que là, ils ont réussi à ressouder tout le monde. » Elle n’a pas tort : les hommes de pouvoir ont agi en busards d’élite. Et même Ouest France, quotidien le plus lu de France, partage son point de vue. Le journal, qui n’a pourtant rien d’un nid de gauchos, parle carrément de « fiasco ». Et constate : « La situation ne s’est non seulement pas arrangée d’un iota. Mais, au contraire, s’est aggravée... » On dit merci qui ?


1 Lire notamment « ZAD, 4 000 grenades tirées », très bon article publié sur le site Lundi Matin le 16 avril.

2 « C’est la guerre, en vérité. »

3 Dont les occupants appartenaient à la frange la plus « citoyenniste » de la ZAD.

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